Chez l'auteur (p. 69-70).

LE VIEUX PIN


Bonjour, vieux pin ! Ce fut en débarquant du bateau et en gagnant à pieds, ma valise à la main le grand hôtel construit sur le sable, au pied de la montagne, la première salutation que j’adressai à mon arrivée à Norway Point.

Mais le vieux pin qui se tenait droit et farouche à l’écart, au bord de la grève, ne daigna pas me répondre. Il n’agita pas le plus petit de ses rameaux en signe d’accueil. De toute évidence, les hommes devaient lui faire horreur : il devait les haïr d’une haine féroce. Ils l’avaient écorché, martyrisé. En effet, il portait de larges et multiples entailles, de profondes blessures qu’on lui avait faites pour lui ravir sa résine. Son tronc montrait les affreuses et ineffaçables cicatrices qui attestaient de la cruauté de l’homme.

Pendant longtemps, il avait vécu en paix avec ses frères, les autres arbres, baignant le jour ses branches dans le ciel bleu et conversant la nuit avec les mystérieuses et lointaines étoiles. Puis, les hommes étaient venus et, comme partout sur la surface du globe, ils s’étaient montrés les barbares qu’ils sont tous.

Pendant quatre jours, je renouvelai mes amabilités, mais le vieux pin ne fit pas mine de me voir ou de me reconnaître. Toutefois, je sentais que son hostilité première était disparue. J’aurais bien aimé gagner sa confiance, sinon sa sympathie, mais dame ! le vieux pin n’était pas comme une petite femme qui s’abandonne sur la plage une heure après que vous avez fait sa connaissance. Pendant longtemps, il n’avait entendu d’autre musique que la plainte des flots sur la grève, le murmure du vent dans les bois et le chant des oiseaux. Alors, le sauvage jazz des hommes devait l’horripiler.

Les jours passaient et le vieux pin restait froid, distant. Sur le sable, près du lac, poussaient drus et vigoureux, de jeunes pins beaucoup moins rébarbatifs que l’ancêtre. Ceux-là n’avaient pas connu sa triste expérience et ils agitaient amicalement leurs branches pour me souhaiter le bonjour. Certes, je goûtais leur cordial accueil mais je les sentais trop légers, trop frivoles. Malgré toutes leurs aménités, je ne pouvais rien éprouver pour eux. Faire la conquête du vieux pin était une tâche autrement difficile, mais je m’efforçais d’y parvenir.

Mes dix jours de repos à Norway Point étaient expirés. Il fallait retourner à ma besogne quotidienne. Un matin, ma valise à la main, je quittai l’hôtel pour me rendre au quai du bateau. À mon passage, les petits pins agitaient gentiment leurs branches comme pour me dire : Au revoir, bon voyage, revenez !

— Adieu, vieux pin ! dis-je d’un ton ému lorsque je passai devant l’arbre mutilé et couvert de blessures.

Mais le vieux pin martyrisé par les hommes ne répondit pas, ne fit pas un geste. En m’éloignant, je me disais qu’il était trop fier, trop orgueilleux pour laisser paraître quelque sympathie pour quelqu’un de la race de ses bourreaux, mais tout de même, lorsque le vapeur quitta le rivage et que le vieux pin disparaissait dans l’éloignement, j’avais l’obscur sentiment, à chaque tour d’hélice, qu’il se disait que c’était un ami qui s’en allait…

Bien des années ont passé. Je suis âgé. L’aspect, le paysage de Norway Point, l’image de cet endroit où j’ai passé dix jours au temps de ma jeunesse se sont effacés de ma mémoire. Seul persiste, vivace, le souvenir du vieux pin.