Chez l'auteur (p. 56-58).

DÎNER DU JOUR DE L’AN


Le matin du jour de l’an, comme la jeune Ernestine et sa cousine Odile rentraient à la maison après être allées à la messe, Mme Demance dit à sa fille : « N’enlève pas ton manteau. Tu vas aller souhaiter la bonne année à ta grand-mère. Puis, si elle t’invite à dîner, tu resteras.

— Oui, maman, répondit Ernestine.

— Je t’accompagne, fit Odile.

Et les deux fillettes partirent.

C’était dans une petite maison basse de la rue Barré qu’elle habitait la grand-mère. En arrivant, elles l’aperçurent, énorme, assise devant sa fenêtre, regardant ce qui se passait au dehors. Hésitantes, elles s’approchèrent de la porte, se poussant l’une l’autre, pour ne pas entrer la première.

— Qu’est-ce que vous voulez, petites effrontées ? leur cria la vieille qui ne reconnaissait pas les jeunes visiteuses.

— C’est nous autres, mémère, répondit Ernestine.

Alors, elles entrèrent et souhaitèrent la bonne année à la vieille qui les embrassa sur la joue.

Assis sur une étroite chaise de paille, le grand-père qui avait ingurgité plusieurs verres de bière depuis le matin, regarda la jeune Ernestine et d’une voix attendrie, un peu pâteuse, pleurniche : Ma pauvre p’tite fille ! Mon pauvre Hector ! ajoute-t-il, en songeant à son fils, le père de la petite, mort alors qu’elle n’avait que six mois. Et le voilà qui se met à pleurer. Après la bière qu’il avait bue, il avait la larme facile. De lourds pleurs lui coulaient sur les joues et jusque sur le côté du menton. Il était tout remué. Puis sa figure s’abaisse doucement, se penche sur sa poitrine. Il dort… Peu bavardes, les fillettes regardent le vieux qui sommeille sur son siège et la mémère énorme, hydropique, pouvant à peine se remuer, calée sur sa berceuse en bois dont le dossier est recouvert d’une espèce de tapis rouge, fabriqué à la maison.

— Quel âge avez-vous ? interroge la vieille.

— On a dix ans toutes les deux, mémère, répond Ernestine.

Le silence se fait. Le grand-père dort. La vieille pense à sa maladie et les deux cousines se tiennent bien sages, l’une à côté de l’autre. Comme s’il était muet, Émile, un cousin de vingt-cinq ans, place lentement les assiettes et les tasses sur la table, puis il apporte dans un grand plat la dinde qu’il vient de sortir du fourneau. D’un rapide coup d’œil, les petites ont vu le volatile. Elles ont aperçu du duvet, des tiges noires. Evidemment le garçon qui a plumé la dinde a mal fait sa besogne.

— Maintenant, on va manger. Vous allez rester à dîner et l’on va prendre ensemble le repas du jour de l’an fait la grand-mère hydropique en s’adressant aux petites.

Celles-ci se poussent du coude.

— Oh ! non mémère, merci. Maman a dit de venir vous souhaiter la bonne année, mais elle nous a recommandé de ne pas nous attarder. Bonjour !

— Ma pauvre p’tite fille ! Mon pauvre p’tit Hector ! larmoie le grand-père en s’éveillant, et il se remet à pleurer.

Les fillettes sortent.

— Non, mais as-tu vu le duvet et les plumes ! s’exclame Ernestine d’un ton de profond dégoût.

— Je n’aurais pas mangé de ça même s’ils m’avaient donné une piastre, renchérit Odile.

Dans l’intérieur de la maison :

— As-tu vu ces becs fins qui ne trouvaient pas le dîner à leur goût, fait la vieille en s’adressant à son fils. Bien certain qu’elles n’auront pas chez elles un repas comme ça.

— Oui, elles se sauvent ; on dirait qu’elles ont mal au cœur de notre manger, répond le fils, mais laisse faire, remarque-t-il philosophiquement ça nous en fera plus pour nous.

— Comment, vous n’êtes pas allées voir grand-maman, interroge d’un ton de surprise Mme  Demance en voyant si tôt reparaître les deux petites.

— Oh ! oui, nous y sommes allées.

— Est-ce qu’elle ne vous a pas invitées à dîner ?

— Oui, mais la dinde était toute couverte de poils, de duvet et de plumes, répond Ernestine. Ça coupait l’appétit rien qu’à la voir.

— Puis, c’est pas tout, ma tante, ajoute Odile. Ils ne l’avaient pas vidée, pas nettoyée. Ils l’avaient fait rôtir toute ronde.

Devant l’énormité de ce mensonge, la maman regarde la fillette avec une expression incrédule et amusée en même temps.

— Ah ! oui, mes petites dédaigneuses, je vous reconnais bien là. Puis, d’un ton indulgent : Vous n’aurez pas de dinde ici, et pour votre pénitence, vous devrez vous contenter de porc frais.

Les deux petites battirent des mains.

— Comme ça, nous ne mangerons pas de plumes au moins, conclut Ernestine.