Chez l'auteur (p. 54-55).

POMMES FRITES


La voiture d’un marchand ambulant de hot dogs et de pommes de terre frites est arrêtée près du trottoir, rue Craig. Un flot hétéroclite de passants ; hommes d’affaires, campagnards en visite à la ville, soldats, vagabonds, réfugiés des pays envahis, commissionnaires, défile sans cesse à côté du véhicule d’où s’échappe une odeur d’huile rance. Des hommes s’arrêtent et réclament le saucisson recouvert de moutarde enserré dans un petit pain ou un sac de frites. Ils ont faim et ils mordent voracement dans cette nourriture à bon marché. Tant qu’ils n’ont pas avalé leur dernière bouchée, ils ne voient rien, n’entendent rien. Simplement, ils assouvissent leur appétit, leur estomac se satisfait.

Sortant en titubant d’une taverne, un homme s’approche de la voiture. De la main, il désigne quelque chose. Le marchand lui tend un hot dog. De la tête, le client fait signe que non. « Des patates », fait-il d’une voix pâteuse. Mitré d’un bonnet, jadis blanc mais fort sale aujourd’hui, le commerçant plonge une écumoire dans la casserole où les pommes de terre rissolent dans l’huile bouillante, il en remplit un sac qu’il tend à l’acheteur. Celui-ci fouille dans sa poche et a une peine infinie à trouver sa monnaie. Habitué à traiter avec toutes sortes de clients, le marchand attend patiemment. L’homme paye enfin. Tenant son sac d’une main, il avance le pouce et l’index pour saisir l’une des frites, mais il est tellement ivre qu’il manque l’ouverture. Il recommence, mais sans plus de succès. Quelques badauds sont déjà attroupés autour de lui et l’observent d’un air goguenard. L’ivrogne lance une fois de plus son pouce et son index pour attraper une tranche de pomme frite, mais ils passent à côté du sac. Les curieux rient aux éclats. Sans se décourager, avec une obstination d’homme ivre, le type tente de nouveau de mettre la main dans son sac de frites. Il est comme le pochard qui voulant entrer chez lui ne peut introduire sa clef dans le trou de la serrure. Pour la sixième ou septième fois, il manque son but. Les rires moqueurs éclatent. D’un air stupide, le poivrot regarde ce sac rempli de frites qu’il a payé de son argent et duquel il ne peut rien tirer. Alors, dépité par son insuccès et par la joie insultante des badauds : « Maudites patates ! » s’exclame-t-il, et, d’un geste lourd et maladroit, il lance le sac dans la rue où il se vide et où les frites s’étalent dans la poussière. Puis, au milieu de la gaieté formidable des spectateurs, l’ivrogne, d’un pas incertain, s’éloigne dans la direction de la taverne.