Chez l'auteur (p. 30-31).

DÉCLARATION D’AMOUR


Ce matin-là, la veuve Dumont coiffeuse dans le petit village de Lagrange était à essuyer son assiette et sa tasse après son déjeuner lorsqu’on sonna à la porte. Par habitude, elle se regarda dans la glace, tapota ses cheveux grisonnants et d’un pas lent et lourd, car elle était grosse et courte, alla ouvrir se demandant quelle cliente arrivait si à bonne heure. À sa surprise, elle se trouva en présence d’un vieil homme endimanché qu’elle connaissait de vue pour l’avoir aperçu à l’église et rencontré parfois dans la rue.

— Bonjour, Mme  Dumont, fit-il en enlevant son chapeau, découvrant ainsi un crâne chauve au sommet duquel était une croissance de la grosseur d’un jaune d’œuf.

— Bonjour, monsieur, répondit la coiffeuse.

— Vous ne me connaissez pas, je le sais, fit le visiteur. Mon nom est Tancrède Laurin. J’aurais voulu vous parler avant aujourd’hui, mais je ne le pouvais pas. Ce matin, j’arrête en passant pour vous dire bonjour parce que je m’en vais d’ici et que je ne reviendrai pas.

— Vous partez ? Vous laissez la place ? interrogea la veuve.

— Oui, je prends le train dans une demi-heure. Je m’en vais chez ma fille qui demeure dans l’Ontario. Ça fait plusieurs fois qu’elle m’écrit, m’offrant de me prendre chez elle. J’hésitais toujours, mais je me suis enfin décidé.

— Ça fait longtemps que vous habitez ici ? questionna la veuve.

— Moi, j’ai toujours vécu ici. Je suis né à Lagrange et je ne me suis jamais éloigné.

— Et ça ne vous coûte pas de partir ?

— Ben, j’vas vous dire, je regrette de m’en aller parce que, je vous le déclare aujourd’hui, il y a deux ans que je vous aime et si j’avais eu de l’argent, je vous aurais mariée. Mais je n’ai que ma pension de vieillesse, ajouta-t-il tristement, et deux personnes ne peuvent pas vivre avec ce montant. C’est ce qui m’a toujours retenu de m’en aller avant aujourd’hui, mais il faut que je sois raisonnable. À quoi bon rester ? Je suis seul ici, tandis que là-bas, je serai avec ma fille, mais je suis bien certain que je ne vous oublierai pas. Il y avait de l’émotion dans sa voix.

— Puis, vous, continua-t-il en changeant son chapeau de main, vous ne vous ennuyez jamais seule ?

— Oh, ça m’arrive, mais je m’y habitue, parce que ça fait seize ans que mon mari est mort, seize ans que je suis veuve. On se fait à tout. Du moment que je réussis à gagner ma petite vie, je suis satisfaite.

— J’aurais été un bon mari et vous auriez été heureuse… mais c’est pas ça, maintenant que je vous ai dit ce que je tenais à vous dire, je m’en vais. Adieu.

Et tournant sur ses jambes raides et rhumatisantes, il sortit de cette maison où il était entré pour la première fois.

— Le vieux fou ! s’exclama la veuve en refermant sa porte et l’on ne pouvait savoir si c’était moquerie ou regret.