Chez l'auteur (p. 16-23).

LIBATION AU CIMETIÈRE


Si son père n’avait pas contrarié ses goûts, n’avait pas violemment heurté son inclination, Martial Desmoines serait sûrement devenu un citoyen comme tous les autres, ni meilleur ni pire que la majorité des jeunes gens de la localité. On l’a fait dévier de sa voie, il s’est égaré et sa vie s’est terminée par une tragédie. Le garçon avait vingt-trois ans. C’était un grand gaillard, solide et fort, qui semblait bon pour se rendre à quatre-vingt-quinze ans. Il était le fils du fermier Vital Desmoines. Ce dernier, un brave homme voulait le bien de son fils. Issu d’une famille dont tous les membres avaient toujours suivi le droit chemin, il était comme eux et avait des idées arrêtées sur la morale. Sur ce sujet, il ne badinait pas. Son existence avait toujours été calme et il n’avait jamais commis d’erreurs graves. Alors, il était respecté et estimé de tous ceux qui le connaissaient. Naturellement, il aurait voulu que son fils suivît son exemple. Dans ces derniers temps cependant, il avait été mis au courant de rumeurs qui circulaient au sujet de Martial et elles le troublaient. On disait que son garçon rencontrait souvent une fille de mauvaise vie, Emma Giroux, belle grosse blonde qui avait deux enfants. Tout d’abord, le père Vital crut qu’il s’agissait là de racontars inventés par des mauvaises langues. Tout de même, il se promettait d’avoir à la première occasion un entretien avec son fils à ce sujet. Elle se présenta plus tôt qu’il ne s’y attendait. Un jour qu’il était monté au champ, il aperçut Martial arrêté dans le carré de pommes de terre et causant avec la fille en question. Celle-ci qui avait vu venir le vieux s’éloigna immédiatement en emportant un panier de patates. Évidemment, elle voulait éviter une scène ou une discussion. Le fils qui voyait approcher son père n’avait pas bougé.

— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici celle-là ? fit le vieux d’un ton plutôt sévère.

— Elle m’a vu travailler et elle est venue me parler.

— Et elle est partie avec un panier de patates ?

— Elle ne les a pas volées.

— Oui, je comprends. Tu les lui as données. Je ne te reproche pas ça. C’est toi qui cultives la terre et tu peux bien donner un panier ou un sac de patates sans que personne y trouve à redire. Mais c’est la personne à qui tu en fais cadeau que je réprouve. On m’avait déjà parlé de vos rencontres mais je refusais de croire à ces histoires. Maintenant, je vais te dire ce que je pense de cette fille. Tu sais que c’est une bâtarde. Elle est née dans une vieille écurie et sa mère est morte dans une vieille écurie. La fille vit dans la même vieille écurie et elle a eu là deux enfants, deux bâtards. Moi, je ne veux pas de bâtards dans la famille. Pas de scandale, pas de déshonneur. Je ne sais si elle cherche à se faire marier, mais je te dis une chose. Si tu épousais cette fille-là, tu irais vivre avec elle où tu voudrais, mais elle n’entrera jamais dans ma maison. Ayant ainsi parlé, le père Vital Desmoines tourna sur ses talons et, sans jeter un regard en arrière, rentra chez lui.

Ce fut là le point tournant dans la vie de Martial. Désappointé, malheureux, il fut des mois sans parler à son père. Il accomplissait la besogne routinière, mais sans intérêt. Jusque là, il avait vécu une existence normale, il avait été un garçon comme les quatre cents autres de la paroisse, mais à partir du jour où il reçut de son paternel un dur avertissement, il devint ce qu’on peut appeler un mauvais sujet. Son caractère changea complètement. Jamais il ne restait à la maison le soir. À peine la dernière bouchée de son souper avalée, il sortait pour aller rencontrer un groupe de camarades à l’auberge. L’on buvait et l’on jouait aux cartes pour de l’argent. Parfois, l’on restait à table toute la nuit et toute la journée du lendemain. Martial était toujours le dernier à abandonner la partie. Lorsqu’il se sentait les idées trop brumeuses, trop embrouillées, il arrêtait de jouer mais il ne cessait pas de boire. Souvent, alors que ses copains partaient, s’en allaient chez eux, lui prenait une chambre dans la maison, dormait, puis éveillé, se remettait à ingurgiter des verres de bière. Il lui arrivait comme ça de passer une semaine entière à fêtailler, sans retourner à la maison paternelle.

Son père était au désespoir et ne savait quelle mesure prendre pour le ramener dans la bonne voie. Il avait éloigné son fils d’un danger mais seulement pour le faire tomber dans un autre au moins aussi grand. Que les problèmes de la famille sont donc difficiles à régler ! Parfois, sa pensée retournait en arrière, à l’enfance de Martial. À cette époque, il songeait à ce qu’il ferait plus tard ; en attendant, il travaillait pour lui, il espérait que sa tâche serait plus facile que celle qui avait été la sienne. Ah oui, les pères s’efforcent de rendre la vie de leurs enfants plus belle et moins dure que la leur. Mais souvent, ils ont de cruels désappointements. Pour sûr, il en savait quelque chose. Parfois, il était heureux que sa femme fût partie jeune. Certes, elle aurait pleuré toutes les larmes de son corps si elle avait été témoin de l’inconduite de leur fils. Il pensait aussi à ses deux filles, Thérèse et Clara, qui se tracassaient fort au sujet de Martial. Elles s’affligeaient non seulement pour lui mais aussi pour elles-mêmes car elles s’imaginaient que les égarements de leur frère éloigneraient les jeunes gens, les empêcheraient de se marier.

Le vieux dormait très mal. Il passait des heures à se tourner et à se retourner dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil. Par moments, le cœur lui battait très fort. Un soir, on le trouva mort dans sa chambre.

Le décès de son père ne changea en rien les habitudes du garçon. Comme auparavant, il passait ses soirées et parfois des journées à l’auberge. On aurait dit qu’il voulait s’évader de lui-même, se fuir. Il négligeait ses travaux et c’était bien attristant de voir ses récoltes se perdre sur le champ au lieu d’être engrangées. Et de le voir boire et gaspiller son argent à jouer aux cartes, cela aussi c’était bien regrettable.

Certains jours, au cours d’absences prolongées ses deux sœurs envoyaient Ephrem Rouillard, son ami intime, à sa recherche. Le copain le ramenait souvent très malade. Fidèles à leur devoir, Thérèse et Clara le couchaient dans son lit, lui prodiguaient tous les soins possibles mais avaient toutefois la précaution de l’enfermer à clé dans sa chambre. Mais alors qu’elles le croyaient endormi ou reposant paisiblement et se remettant des effets de sa saoulerie, il se levait sans bruit, ouvrait la fenêtre et se sauvait à l’auberge. Bien affligées, les pauvres femmes envoyaient de nouveau Ephrem Rouillard chercher le pitoyable garçon. Et ce qu’il y avait de triste, c’est qu’il dépensait son argent, ruinait sa santé et jetait le déshonneur sur sa famille.

Parfois, Martial pensait à la belle grosse blonde qui menait une vie bien dévergondée. Certains soirs, il allait la rencontrer dans la vieille écurie où elle était née et où sa mère avait vécu toute sa vie. En échange de quelques complaisances, elle lui arrachait dix ou vingt piastres, tout ce qu’elle pouvait obtenir. Par moments, la fille s’éclipsait, allait faire des séjours à la ville, restait même des mois sans revenir. Ses deux enfants lui étaient venus d’aventures à droite et à gauche. Nombreuses sont les filles qui, lorsqu’elles sont dans un état gênant, prennent les moyens pour sortir d’embarras. Pas Emma Giroux. Elle ne courait pas les pharmacies pour obtenir des drogues infanticides. Simplement, elle laissait faire la nature tout comme si elle avait été mariée. Certes, elle plaisait fort à Martial et il l’aurait peut-être épousée autrefois en dépit de son inconduite notoire, mais la menace de son père l’avait quelque peu refroidi et maintenant, il était pris par la passion de l’alcool. Il continuait de boire et de jouer aux cartes. Ses deux soeurs étaient bien découragées de son inconduite. Elles prévoyaient que son état irait toujours en empirant, qu’il ne tarderait pas à se faire enlever sa terre, la terre qui venait de son grand-père et elles déclaraient que pour sûr, cela finirait mal. Après avoir longuement discuté de la chose, elles commençèrent une neuvaine, demandant au ciel que Martial renonçât à la boisson ou qu’il mourût. Chaque soir, elles s’agenouillaient dans leur triste demeure et suppliaient Dieu et ses saints d’exaucer leur demande. La chose s’ébruita et vint aux oreilles du garçon. Il se rendit compte qu’il était un embarras pour les siens et cela le rendit amer, d’autant plus que la grosse blonde était une fois de plus partie pour la ville et ne revenait pas. De nouveau, il s’installa à l’auberge. Ça faisait plus d’une semaine qu’il était là, ne se souciant plus de rien. Son linge était sale et il avait une tête hirsute et une barbe de huit jours. Il buvait…

Un soir donc qu’il vidait des bouteilles de bière avec ses copains, l’un de ceux-ci, Firmin Lafrance, faisant allusion aux racontars au sujet de la neuvaine, demanda en badinant :

— Vas-tu lâcher la boisson ou vas-tu déménager au cimetière ?

Un moment, Martial resta silencieux, puis prenant son verre il avala la liqueur mousseuse. Tournant ensuite ses regards à la ronde et envisageant tour à tour chacun de ses camarades, il parla ainsi :

— Écoutez, mes vieux, je ne sais pas ce qui va arriver, mais si je meurs, il faudra que vous veniez vider quelques bouteilles de bière près de ma tombe. Ça me ferait plaisir si vous pensiez à moi et si vous vous réunissiez joyeusement comme on fait ce soir.

— Bien certain, Martial, si tu meurs, on ira au cimetière boire une caisse de bière à ta mémoire.

— C’est promis, hein ? Ben, vous êtes de vrais amis.

— Moi, je te le promets et tu sais que je tiens ma parole, déclara Firmin Lafrance.

— Moi aussi.

— Moi aussi.

— Moi aussi.

Tous les copains promettaient.

Quelques heures plus tard, ils retournèrent chez eux, mais Martial resta là où il se trouvait. Le lendemain matin, il était très malade. Quelques moments avant de perdre connaissance, s’adressant à son fidèle ami Ephrem Rouillard, qui était revenu et se tenait à côté de son lit : Écoute, dit-il, lorsque je serai mort, je veux que ce soit toi qui me fasse la barbe. Je ne veux personne d’autre.

Il mourut vers le soir. Et le médecin déclara qu’il s’était empoisonné. On transporta le cadavre à sa demeure où les deux sœurs éplorées, en larmes, étaient maintenant inconsolables de voir que leurs prières avaient été exaucées. Tel qu’il l’avait promis, Ephrem Rouillard rasa son ami cette nuit-là avant qu’on le mît dans son cercueil. Et c’était Hector Lafrance, frère de Firmin, jeune garçon de seize ans qui tenait la lampe pendant que l’autre accomplissait sa funèbre besogne. Il savait que Martial s’était empoisonné et de voir ce mort au masque tourmenté, cette figure avec une barbe de huit jours, il était tout secoué de frayeur et la main qui tenait la lanterne tremblait constamment.

— Échappe-la pas ! Échappe-la pas ! recommandait à tout moment le barbier d’occasion.

La besogne fut enfin terminée.

Et le jour des funérailles, la grosse blonde revint à sa campagne avec un troisième petit.

Martial était enterré depuis un mois, lorsque ses copains se réunirent un soir à leur auberge.

— Ben, faut pas oublier Martial, fit le fidèle Rouillard. Si le coeur vous en dit, on va aller vider quelques bouteilles de bière près de sa tombe.

— Je seconde la motion, annonça Firmin Lafrance.

Alors, les garçons mirent deux caisses de bière dans une auto et prirent la route du cimetière. La nuit était sombre et les passants plutôt rares. Portant leurs boîtes remplies de bouteilles, les camarades du défunt se glissèrent furtivement à travers les monuments funéraires et arrivèrent à la tombe dans laquelle dormait leur ami.

— Bonsoir, Martial ! Ce sont tes copains qui viennent te rendre visite, firent-ils à mi voix.

Et déposant les caisses sur la terre fraîchement remuée, ils s’assirent en cercle.

— Ben, mon vieux Martial, nous sommes de vrais amis ; nous sommes fidèles à la promesse que nous t’avons faite, déclara Ephrem Rouillard, en s’adressant au mort, sous terre.

Alors, Firmin Lafrance qui agissait comme échanson, remplit de bière les verres de ses camarades. Cela se passait comme à l’auberge où tant de soirées ils avaient fêté ensemble. Aucune impression de tristesse. Simplement, le verre en main, l’on fraternisait en pensant à un compagnon disparu. Le pacte de l’amitié. Avec un peu de bonne volonté, les cinq compères auraient pu s’imaginer que, dans les ténèbres qui enveloppaient le groupe, Martial était avec eux.

— Ben, moi je dis que si Martial est ici dans la terre, c’est la faute de son père, c’est lui qui est à blâmer, déclara d’un ton sévère Ephrem Rouillard au bout d’un moment de silence.

— Certainement, c’est lui qui est responsable de sa mort, affirma Firmin Lafrance. Le vieux était buté comme une mule. On aurait pu croire qu’il traversait la vie avec une bride sur la tête, ayant un garde-vue de chaque côté des yeux. Il ne voyait rien, suivait les autres, faisait comme les autres. Sa raison, s’il en avait, ne lui a jamais servi. Et il aurait voulu que Martial fasse comme lui, mais celui-ci était différent de son père. Il était lui-même et n’était pas emprisonné par le qu’en-dira-t-on du voisin. Un jour, il avait rencontré une belle fille, pas une enfant-de-Marie, évidemment, mais qui lui plaisait. Le vieux est venu se jeter en travers des amours de son fils.

— Je crois qu’Emma Giroux aurait fait une bonne femme à Martial, fit à son tour Hector Lafrance. Elle avait commis des erreurs, mais il y en a bien d’autres qui ont fait comme elle, qui se sont ensuite mariées et qui sont maintenant des femmes fort respectables.

— J’admets qu’elle avait deux enfants, mais il y a bien des veuves qui ont deux ou trois marmots et cela ne les empêche pas de trouver un mari. Celui-ci prend la femme et les enfants avec. Martial aurait pris la fille avec ses deux petits et je m’imagine qu’ils auraient fait bon ménage, déclara Paul Gendron, l’un des membres du groupe.

— Parfaitement, reconnut Ephrem Rouillard, et le vieux a gâté toute l’affaire, il a empoisonné la vie de son garçon. Sans son stupide entêtement, Martial serait aujourd’hui un homme heureux...

Tout en causant, l’on avait pris quelques verres.

Déjà, il ne restait plus qu’une bouteille.

— Ben, celle-là, c’est pour Martial, déclara Ephrem Rouillard. Ce disant, il la prit par le goulot et la vida lentement sur la tombe.

Là-dessus, les camarades du défunt se levèrent, se faufilant à travers les croix et les stèles et disparurent dans la nuit.

Et dans la terre, le mort repose en paix.