Chez l'auteur (p. 13-15).

MASQUE TRAGIQUE


Louise Lefebvre travaillait depuis deux mois à l’usine de munitions lorsqu’elle fit la connaissance de Charles Lebeau, chauffeur de camion au même établissement. Bien qu’il n’eût rien d’un artiste de cinéma, tout de suite il lui plut. Et dès qu’ils eurent causé quelques minutes, lui-même se trouva charmé. L’histoire de tous les jours, celle de tous les jeunes gens. Il y avait cependant cela que Louise qui avait maintenant vingt-deux ans était depuis quatre ans la maîtresse d’un homme marié, de douze ans plus vieux qu’elle et qui l’aimait d’un amour profond, d’un amour du cœur et des sens. Après quelques entrevues avec le chauffeur Lebeau, Louise sentit se briser les liens qui l’attachaient à son ancien ami. À cette heure, elle voyait la différence d’âge qui existait entre eux et elle se sentait invinciblement attirée vers le garçon dont elle venait de faire la connaissance. Celui-ci était entré en vainqueur dans sa vie. Sa jeunesse avait aboli le passé. Alors, comme elle s’était donnée un soir il y avait quatre ans, elle se reprit. À l’homme de trente-quatre ans qui, le premier, avait fait vibrer sa chair, elle déclara franchement qu’elle avait cessé de l’aimer, qu’il n’y avait pas de sa faute et que son cœur allait à un autre homme. En entendant cette déclaration si inattendue, l’amant devint blême et resta tout saisi. Il comprit que c’était fatal, que cela devait arriver un jour et qu’il perdait celle qui était la joie de sa vie. Tout de suite, il se rendit compte qu’il n’y avait rien à dire, rien à faire, que la résolution de la fille de l’abandonner était irrévocable et que dorénavant, il allait se trouver seul avec sa douleur et son désespoir. Après un bref échange de phrases, l’homme sortit tristement de la chambre où il avait connu des heures d’extase, des heures d’une félicité indicible.

Lorsque la porte se fut refermée, la fille se trouva soulagée. La vie lui apparaissait maintenant plus belle que jamais. Deux jours plus tard, elle lut dans le journal que son ancien ami s’était empoisonné et était mort à l’hôpital. Toutefois, comme elle était toute à son nouvel amour, ce drame ne l’affecta en aucune façon, la laissa indifférente. Sa liaison de quatre ans était une chose du passé, avait absolument cessé de l’intéresser.

Louise Lefebvre et le chauffeur Lebeau devinrent en quelques jours un couple de fervents amoureux. Le garçon possédait une automobile et le soir, après le travail, il faisait avec son amie de longues promenades qui leur procuraient à tous deux des heures d’un bonheur sans mélange. Le chauffeur Lebeau était un garçon sérieux et comme il avait rencontré la jeune fille qui réalisait son idéal, il lui demanda un soir de l’épouser. Louise comprit alors qu’elle allait être complètement, parfaitement heureuse. Ils s’étaient fixé une limite de deux mois pour se chercher une maison, pour acheter leurs meubles et faire tous les autres préparatifs. Jamais Louise ne songeait un moment à celui qui s’était enlevé la vie parce qu’il l’avait perdue. Les beaux jours passent vite. Maintenant, la maison des futurs mariés était louée, les meubles achetés. Déjà, Louise avait reçu sa bague et elle avait donné avis à l’usine qu’elle cesserait de travailler le prochain samedi. Il était entendu que ce soir-là, les deux promis iraient ensemble chez le bijoutier choisir l’alliance. Or, le samedi, cinq minutes avant la sortie des employées, Louise eut l’idée d’aller griller une cigarette dans la chambre de toilette comme elle le faisait assez souvent. Dans son après-midi elle avait rempli deux cents détonateurs et elle trouvait qu’elle avait assez travaillé. C’était son dernier jour à l’usine et il lui semblait qu’elle devait le terminer par un petit plaisir défendu, car dans cet établissement rempli de poudre, il était strictement interdit de fumer. Toutefois, comme d’autres ouvrières, elle avait caché une cigarette dans ses abondants cheveux noirs et dissimulé une allumette sous un emplâtre en toile gommée qu’elle s’était dans ce but collé sur une jambe. Elle venait d’entrer dans la chambre lorsqu’on entendit un cri d’effroi et de douleur. Et presque au même moment, la porte donnant sur la salle de travail s’entr’ouvrit et les ouvrières aperçurent une figure épouvantable, un masque tragique, un masque de terreur et de torture, un masque auréolé de flammes, une torche ardente. Ce fut une vision brève. D’une main énergique, impitoyable comme la main du destin, le surveillant, comme s’il eût deviné ce qui était pour arriver, s’était approché et, d’un geste furieux, avait rudement refermé la porte pour prévenir une explosion, une catastrophe. Pendant un moment, l’on entendit d’affreux hurlements, puis il se fit un silence oppressant.

Une heure plus tard, des ouvriers dépêchés par le contremaître pénétrèrent dans la pièce où avait péri Louise. Sur le plancher en ciment, ils trouvèrent un tas de chairs carbonisées et d’os calcinés…