Librairie de la Plume (p. 311-321).
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XXV

— Un beau jour de mai, ma Tesse !…

Annhine s’agitait dans son lit. Depuis huit jours elle ne se levait plus, trop faible, mais par ce clair matin de gai soleil qui fleurissait l’herbe, le foin, les fleurs, elle paraissait plus forte, ses joues se coloraient un peu, ses yeux luisaient…

— Les jolies roses !… et des pivoines blanches !… et du lilas ! quelle ravissante gerbe !… merci, ma Tesse !…

Ses mains affinées saisissaient le bouquet ; elle le respirait avec délices : il embaume !… puis elle voulut le défaire et en placer une à une les branches dans un vase :

— De l’eau bien fraîche !… Ça sent l’été, la chaleur, les grands jardins très verts, les ombrages, les pelouses, ah ! la campagne !… Chérie, dis-moi, je vais me lever, tu sais, on t’attendait pour ça, le docteur l’a permis, et puis dans trois jours nous partirons chez toi, à Ville-d’Avray, ce sera charmant ! C’est préférable à n’importe quel autre endroit, on a tout Paris sous la main, et on est en pleins champs ; par exemple, je n’irai pas au parc de Saint-Cloud ; la dernière fois ça m’avait rendue trop triste. Je me souviens, c’était avec Flossie… Où est-elle, Flossie ?… partie ?… Non !… Non !… — elle secouait la tête, — ne me blague plus, Tesse, je sais la vérité !… — elle se penchait à son oreille : — je l’ai vue, elle est venue ici, je te dis et elle m’a promis de revenir, de m’emmener, nous devons nous marier, oui, au même homme, tu verras ça, on t’expliquera tout après, oui, ma grande, car toi… — elle faisait de grands gestes : — toi, c’est sacré, vois-tu, c’est quelque chose à moi, la mort seule nous séparera ! Tesse, je vais bien mieux… alors que fera-t-on ?… Ah ! oui, l’été chez toi ; je ne suis pas assez forte encore pour voyager bien loin, l’été chez toi, puis ensuite viendra le grand bouleversement, toutes les trois avec ce Willy, il ne s’embêtera pas celui-là avec nous toutes !… Ah ! je suis gaie, gaie, je suis contente, je vais beaucoup manger, j’ai faim, je veux reprendre vite, engraisser… S’il ne veut pas, on vivra ensemble quand même, on voyagera tout le temps, je ferai du théâtre, toi aussi, elle aussi, on montera quelque chose de joli, une féerie inouïe, unique, une troupe qui parcourra le monde entier, mais jamais, jamais on n’ira dans les pays où le froid mord, où il neige.

— Chérie, tu vas te fatiguer, tais-toi.

— Non, écoute… — elle reprenait plus bas : — un beau yacht, immense, fugitif, pas de maison nulle part, pas de pays, notre caprice, tout l’univers sera notre patrie, ou bien encore : une roulotte, quelque chose d’épatant, de bien aménagé, de confortable, de chic, où l’on vivra un jour ici et le lendemain là… dans les villages, dans les forêts, au soleil toujours !… Je ne sais pas si tu es comme moi, mais je rêve d’un pays où il ferait trop chaud… Allons, mes bas, ma robe de chambre !… en rose, tout en rose !… — elle l’observait. — tu as l’air d’hésiter, mais on me l’a permis, demande, Ernesta le sait bien.

Sans trop de difficulté elle parvint à enfiler ses bas :

— Ah ! mes jambes, mes pauvres petites jambes !… plus de mollets !… Bast ! on refera tout cela !… regarde, c’est drôle !

D’un mouvement du doigt elle balançait la chair vidée, flasque, qui ballottait :

— Encore quelques nuits de sommeil comme les trois dernières ! Ah ! quel délicieux sommeil !… Je rêvais cependant, de quoi ?… de quoi ?… Ah ! oui, c’était de l’eau… sombre… le soir… un grand étang et de beaux nénuphars… Tu voulais les cueillir et moi aussi, on se penchait, on se penchait… les fleurs s’éloignaient, insaisissables, puis au moment où nous allions les atteindre, ce n’était plus des nénuphars, mais un vol de mouettes toutes blanches et lentes qui ouvraient leurs ailes et s’enfuyaient loin de nous… et nous les poursuivions dans l’air, alors… elles redevenaient fleurs et s’enfonçaient sous l’eau pour nous échapper, et toujours ça continuait ainsi, oh ! mais c’était joli, joli, un paysage idéal !… un effet de lune large, chimérique. Flossie était là, immobile, elle se contentait de se mirer dans l’eau en nous criant que ça ne valait pas la peine de se donner tant de mal…

Annhine était en nage, épuisée, sans souffle, elle dut s’arrêter :

— Je garderai tout de même ma chemise de nuit sous ma robe, car ça me fatiguerait d’en changer, il faudrait lever trop de bras, passer trop de manches… ma robe, vite, vite !…

— Calme toi, Nhinette, rien ne te presse !

— Si, si, je veux qu’on se dépêche, je veux… — sa petite tête ébouriffée émergeait du fourreau de satin qu’Ernesta lui passait, — là !… — elle arrangeait les plis, faisant retomber la mousseline blanche qui la recouvrait toute, — là !… au moins j’aurai l’air de quelque chose !… J’ai dans l’idée qu’on viendra me voir… que je recevrai une belle visite…

— De qui, chérie ?

— Ah ! voilà !… curieuse !… tu verras !… — elle songeait à Flossie, — je ne te le dirai pas !

— Si tu désires voir quelqu’un, dis-le au contraire, on ira te le chercher !

— Non, c’est-à-dire oui, je désire, mais c’est bien plus gentil qu’on vienne toute seule… — cette idée l’amusait, elle se demandait comment l’autre allait s’y prendre pour arriver à elle, — Tesse, je veux aller devant la glace, mes jambes flageolent, ma tête se perd un peu… aide-moi, veux-tu ?…

Soutenue par son amie d’un côté et par Ernesta sur laquelle elle s’appuyait de l’autre elle glissa, plutôt qu’elle ne marcha, vers l’armoire à glace.

— Pas trop mauvaise mine, hein ?… je n’ai pas besoin de mettre du rouge, à la bonne heure !… et mes lèvres ?… et mes gencives ?… — grimaçante, elle ouvrait la bouche : — eh bien, vrai alors ! si ce sont là des lèvres d’anémiques, ça !… — elle tirait la langue, — je renais ! Quel bel été, chérie !… — elle leur communiquait sa joie, — lâchez-moi !… — elle se soutint seule, resta debout, puis vacilla, — Non ? Ah ! dame… pas tout à la fois !… Ernesta va ranger maintenant, conduisez-moi au balcon. — Des glycines fleurissaient, elle en cueillit quelques grappes et fit un bouquet pour son amie : — je veux les placer moi-même… rien que pour voir si j’ai encore du goût ! Là, dans ta ceinture, puis sur tes cheveux roux. C’est ravissant ! ra-vis-sant !… Tu vas voir… moi, je veux quelques roses, donne-m’en… de toutes les nuances… — elle les épingla sur sa poitrine, puis en posa une au milieu de son front : — c’est frais, c’est doux, ce contact… — elle chantonnait :

« Que chacun ait des fleurs au front,
Quand les lilas fleuriront. »

— On va déjeuner près de ton lit, chérie ?

— Non, non, ici, sur une petite table. Il fait si bon, si tiède, je veux rester debout !… Il faut bien que je m’habitue !…

— Tu ne crains pas de…

— Non, non ! — Elle riait, — tu m’amuses, ma Tesse, tu ne vois donc pas le progrès ? Au fait, non, tu es là tout le temps, tu ne peux pas bien t’en apercevoir, mais tu vas voir, tu vas voir !…

Et un peu plus tard, tandis qu’on les servait, Nhine, joyeuse, dévorait. Tesse n’en revenait pas, elle qui prévoyait de si tristes choses !… Ah ! la jeunesse, quelle sève sans cesse renaissante !… la nature, quelle incomparable guérisseuse !… Positivement, Nhine n’était plus la même, elle semblait beaucoup mieux ! Allons, l’été la remettrait complètement, il n’y avait plus à en douter maintenant, et elle qui croyait — comme elle allait chasser bien loin ces folles idées ! — elle qui croyait en une fin si triste, si sombre, si proche : Annhine morte, emportée par une de ces atroces crises, sa fuite à elle désormais sans but, sa fuite vers l’Italie, vers la paix, son renoncement volontaire à toute joie, à toute peine du monde. Ah ! il ne fallait jamais se désespérer !

Bavarde, la convalescente continuait :

— Vois-tu, Tesse, je vendrai tout. Suis bien mon idée : une grande vente, dernier tapage autour de mon nom, plus de bijoux, plus d’hôtel, rien de cette vie que je veux quitter à jamais, et cela me donnera de l’argent, pas mal… toi, tu feras comme moi, dis ?… Nous réaliserons pour acheter la liberté ! Je changerai de nom pour que tout le monde me croie morte, car j’y tiens, et lorsque tout sera terminé, j’écrirai une lettre d’adieu, et je jetterai mes vêtements à l’eau, comme si j’avais voulu me noyer. On croira à un suicide, jamais on ne retrouvera mon corps, le corps d’Annhyne de Lys, et la petite Anne-Marie… je n’ai, hélas ! pas d’autre nom, la petite Anne-Marie reprendra sa vie d’errante et de vagabonde !…

Inquiétée par l’incohérence de ces projets insensés, Altesse l’observait redoutant l’approche du délire, mais Nhinon, loquace, poursuivait :

— Mais oui… ce sera vraiment une vie nouvelle. Tout sera neuf, autre, changé autour de moi, jusqu’à moi-même !… Et si jamais quelqu’un s’approche et croit me reconnaître et m’appelle Nhinon, tu verras comme je lui répondrai qu’il se trompe !… je zézaierai pour rendre l’illusion complète, j’ai toujours adoré un petit zézaiement léger, c’est enfant, c’est gentil, tu ne trouves pas ?… et je lui dirai : ah ! vous me prenez pour la belle de Lys, mais n’est-elle donc pas morte ?… on m’a dit bien souvent que je lui ressemblais !… Je laisserai mes cheveux pousser, très longs et je ne les friserai plus ; même, s’il le faut, je changerai leur couleur… — elle se reprit : — Ah ! non, ça je ne le pourrai pas ; car… car… tu ne sais pas, Tesse, mon ange, je ne t’ai pas tout dit ; dans mes heures de crainte et de souffrance, alors que je croyais mourir… je voulais cacher mon angoisse. Te rappelles-tu, l’autre nuit, quand j’ai eu une crise, vous étiez toutes autour de moi, je sentais une grosse pierre en marbre noir qui m’écrasait et je criais qu’on me l’ôtât, mais vous ne voyiez rien ; alors, en ressource suprême, j’ai demandé au bon Dieu, car j’y crois au bon Dieu, ma Tesse… ah ! oui, c’est alors qu’on sent bien qu’on y croit, quand on pense mourir et qu’on agonise… Il faut y croire, Tesse, toi aussi, car il existe, j’en ai eu la preuve. Écoute bien, je lui ai demandé de me laisser vivre, de ne pas me prendre encore et de si horrible façon ; je n’ai que vingt-trois ans et j’ai tant de mal à racheter !… Alors, je lui ai promis trois choses, j’ai fait trois vœux : 1o de donner cinq mille francs aux pauvres, je le ferai, Tesse, je vendrai pour cela ma belle bague d’émeraude, tu sais, elle vaut plus, on la paierait le double chez un marchand de la rue de la Paix, puis ensuite, comme mes terribles douleurs continuaient, je cherchai quelque chose qui me coûterait beaucoup à tenir afin de le toucher, le bon Dieu… et j’ai juré de ne plus jamais mentir, jamais, tu entends !… Alors, je ne pourrai pas teindre mes cheveux, non, ce serait mentir, ça, ni me maquiller non plus, les fards sont d’hypocrites mensonges… oh ! je suis très scrupuleuse, moi !… Et, à la fin, j’ai promis encore autre chose, comme une action de grâces, car le poids qui m’étouffait avait subitement disparu, ma raison revenait, et je vis encore et je suis en train de me guérir ! Tesse, songe donc, tout ça, ça me prouve à moi, dans mes pauvres petits moyens d’intelligence… que le bon Dieu existe.

— Chérie, tu vas t’épuiser, parle un peu moins, tu me diras tout cela plus tard.

— Non, je suis remontée, ne t’inquiète donc pas !… Il faut bien que tu connaisses la troisième chose, voyons ? C’est… — elle baissait la voix, prenant un ton de confidence, — c’est… au sujet de Flossie… j’ai promis de tout faire pour la ramener au devoir, à la nature. J’ai promis de l’unir à Willy ainsi qu’on doit s’unir ; moi, je serai toujours leur petite amie, je vivrai auprès d’eux, mais j’ai juré de tout sacrifier à cela, tu sais, mes rêves, mes instincts troublés par l’insinuance de ses désirs, j’ai promis de lui résister et de la convertir, voilà, et je le ferai, oui, car Dieu m’a exaucée. Si elle m’aime, elle m’écoutera, elle se mariera pour de bon et elle aura des enfants, ce sera ma famille à moi, mon œuvre, mon rachat, comprends-tu ?…

Altesse se sentait émue, sa gorge se serrait ; pour couper court, elle dit :

— Vois, Nhinon, les jolies fraises, c’est Georges, mon vieil ami, qui te les envoie, tu dois les regarder, les sentir, en croquer au moins une.

Nhine saisit la petite corbeille :

— C’est bien plus gentil de respirer, de savourer par la vue ces petits fruits que de les manger… ça fait bien plus de plaisir, tu sais, les cerises aussi, et les pêches, et beaucoup d’autres choses ainsi dans la vie, c’est dommage de les détruire, dommage !…

Sa voix mal assurée faiblissait, ses traits se tendaient, se creusaient, ses couleurs s’en allaient pour faire place à une pâleur de cire, livide, qui se jaunissait par endroits :

— Je me sens fatiguée maintenant… — ses yeux se fermaient, — j’ai envie de dormir… tout de suite… mène-moi à mon lit… je ne veux pas des petites fraises en ce moment… garde m’en, dis, pour tantôt… dormir… je veux… — on l’entendait à peine, — je veux…

Puis, quand on l’eût étendue tout habillée sur le lit éclatant des blancheurs des batistes et transparent de rose…

— Merci, mer… ci… bon… soir… Tesse…

Un peu plus haut elle l’appela :

— Tesse !…

Altesse revint près d’elle :

— Embras… se… moi… ché… rie…

Sa voix était lente, pâteuse… Tesse lui donna au front un baiser qu’elle fit très doux, de toute la tendresse qui montait de son cœur, mais Nhine n’avait plus la force de le lui rendre…

— Reste… là… dis… Tes… se… bon… soir… bon…

Elle n’acheva pas, accablée, surprise, vaincue par le sommeil subit, bienfaisant et profond, et c’était l’impression d’un rire qui s’égrène et qui cesse, le charme d’un rayon qui s’irise et s’efface, la douceur d’un zéphir qui passe… fugitif…