Librairie de la Plume (p. 302-310).
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XXIV

Elles se trouvaient seules. Nhine avait congédié les essayeuses et les mannequins de la grande maison de couture afin de parler à Flossie qui s’était faufilée à la faveur de leur passage, affublée d’une perruque brune et d’un costume simple, un peu défraîchi, de petite ouvrière soigneuse et honnête. Elle tenait en main un paquet d’échantillons de toutes nuances.

— Je suis bien faible, murmura Nhine, et je crains que l’on ne vienne.

Flossie la regardait, émue, ne trouvant pas une parole. Nhine avait tant, tant à lui dire, qu’elle ne savait par quoi commencer. Avec volubilité, elle lui parla de son mal, de ses espérances, de ses désirs :

— Et tu m’emmèneras très loin… je revivrai, tu me diras de jolies choses. Plus d’homme, jamais, jamais, fini !

Flossie revenait à elle. Elle se dirigea vers la porte et donna un grand tour de clef, puis accourut vers Annhine qui, riante, contente et malicieuse, était ravie de leur délicieux stratagème qui avait si bien réussi. La tête lui tournait un peu d’avoir vu tant de monde. Elle s’étendit ;

— Prends ma main, Floss, et parle-moi.

Alors ce fut une étrange mélopée. La voix tendrement caressante de Flossie la berçait doucement :

— Des joies sans fin, disait-elle, à nous deux, — puis, soudain inquiète, elle l’interrogea :

— Ma Nhine, dis-moi, as-tu bien reçu mes lettres, mes fleurs ?… Je suis venue ici plusieurs fois par jour. Le matin très tôt, et le soir aussi, la nuit. On ne voulait rien me dire de toi. Je savais seulement que tu allais mieux et que tu devais sortir bientôt. On me refusait ta porte, on m’évinçait, chaque fois je me heurtais à la sévérité d’une barbare consigne. Alors, tout d’un coup, j’ai pris peur… peur qu’on ne t’emmenât brusquement, très loin de moi, sans que je sache où.

Puis elle reprocha :

— Et rien de toi !… pas un mot !

Tristement, plaintive, Annhine ouvrit ses mains pâles et amaigries :

— Moi ?… Ah ! ma pauvre chérie, mais je n’ai plus même la force de tenir une plume !… Ah ! j’ai bien cru que tout était fini, va… mais, maintenant, c’est heureusement passé, ce vilain rêve !… Alors, tu as pensé à moi, beaucoup ?… souvent ?…

— Sans trêve, et veux-tu savoir ce que j’ai fait encore ?… Tiens, lis !

Elle lui tendit une lettre. Annhine secoua la tête et porta la main à ses yeux lents, enfoncés, obscurcis :

— Lire ?… Sais-tu bien, Floss, que depuis l’accident je n’ai pas pu lire une ligne, mais je vais essayer tout de même, donne…

Elle s’empara de la feuille et voulut commencer :

— « Le temps a… le temps a… le temps… » je ne peux pas !… je ne peux pas !… L’écriture danse et un vertige me prend… il faut y renoncer ! — et le papier roula sur ses genoux.

— Pauvre ange ! dit Flossie, ma martyre ! ma madone !… C’est ma lettre à Willy, à mon fiancé. Je vais te la lire, ça ne te fatiguera pas, au moins ?

— Non, lis, lis, ta voix me fait du bien.

Flossie s’assit à terre, tout près de Nhine et lui communiqua ceci :

« Le temps a radouci ma colère puisque je t’écris comme autrefois ; ta dernière lettre a su me toucher. Oui, je veux bien te reprendre, mon Will chéri, mon petit fiancé, mais avoue que tu méritais toute la semblance d’oubli de ces derniers mois, car tu n’avais pas su respecter ce que j’aime. Je ne vois pas trop bien comment tu voulais m’épargner une déception en me la donnant, et la scène finale en cette ignoble maison m’a écœurée à un point suprême. Non pas tant à cause du motif, je n’analyse jamais de telles nuances, mais parce que tu m’as montré un manque absolu de sagacité. Il n’est pas permis à celui que j’ai choisi pour m’accompagner dans la vie d’être si inférieurement stupide, et ton plan — pour me dégoûter de ma Bien-Aimée — avait été d’une maladresse absolue. Ne me connaîtrais-tu donc pas encore et ne savais-tu pas que rien n’eût pu me détourner d’Annhine ni vaincre la séduction qu’exerce sur moi son attirante beauté. Je l’aimais, non-seulement pour ce que j’entrevoyais mais aussi pour tout ce que je rêvais, et quand il nous plaît d’habiller de nos plus folles chimères une faible mortelle, nous devons lui accorder une indulgence infinie. Tu le fais bien pour moi ! Pourquoi de mon côté ne serais-je pas capable d’un tel amour envers Nhine ?… Mais avec mon headlessness[1] habituelle, je m’égare de ce que j’ai à te dire. Allons droit au but, voici : que cela te semble possible ou non, j’aime, et pour la première fois, d’un amour constant et indestructible. Quand tu connaîtras Nhine tu me comprendras mieux — en attendant je te prie de ne pas blasphémer, je ne te permets pas même un sourire. Prends-moi au sérieux pour un instant et écoute-moi bien, car je dois te parler franchement d’une chose qui peut bouleverser notre vie à tous les trois. Ne pouvant épouser Annhine, je consens à t’épouser, toi, ainsi qu’il était convenu et nous partons de suite pour quelque lointaine contrée, emportant cette fragilité qui sera notre enfant. Mettant l’amour à part, il me semble plus digne d’une civilisation qui se flatte de pouvoir raisonner, de s’exercer à la conservation de ce qui existe déjà que de peupler la terre de nouveaux êtres dont on ne saura que faire ! En tous les cas, moi, qui ai l’instinct maternel en horreur, je préfère me choisir les êtres qui me seront chers que de laisser ce soin au hasard ou à cette Toute-Puissance si maladroite : la Nature !

« Il est rare qu’une chose préférée soit à la fois possible et profitable, aussi lorsque ce phénomène est dans l’atteinte facile de trois personnes, il faut qu’elles se hâtent de l’exécuter. Donc, si l’accomplissement de tes convoitises t’est toujours cher, câble-moi et arrive aussitôt que possible pour me donner mon indépendance. Nous annoncerons notre mariage pour la fin du mois. Les mauvaises langues diront, mais qu’importe !… on me connaît déjà pour une excentrique, mon union avec toi sera une de mes plus sages fantaisies, voilà tout. Du reste, tes millions les feront taire, on ne manque pas de respect aux riches ! Viens, et aussi vite que possible, car Annhine est malade d’âme et de corps, et elle a un très grand besoin de changement. Laisse-moi te dire encore que si tu m’épouses tu feras peut-être la plus grande bêtise de ta vie, mais elle ne sera pas irréparable, parce que le jour où tu trouverais une autre femme que tu pourrais aimer et qui t’offrirait les joies — s’il en est — d’un foyer domestique et de la vie de famille qui te disent peu aujourd’hui, je te rendrais la liberté que tu me donnes et, en plus du divorce, tu recevrais ma bénédiction, car, au fond, je te désire heureux ! Si tu ne l’es pas avec nous, ce sera avec une autre de qui tu recevras plus que de ton amie Flossie, peut-être moins, s’il faut te croire lorsque tu dis que pour la possession de toutes les femmes de la terre tu ne renoncerais pas à une seule de mes caresses d’âme !… Viens, et tout ce qu’il y a de mieux en moi sera tien. Tu ne peux imaginer combien je te serai reconnaissante d’être ce que je veux. Tout ce que je souhaite atteindre en hautes certitudes, je le trouverai sans déception en toi, mon ami, mon appui, qui seras mon compagnon dans le long et triste voyage de l’existence, vers des choses meilleures, car l’infini et la pureté de mon sentiment envers celle que j’aime, la profondeur et la douceur de mon amitié pour toi me donnent la sûreté d’un au-delà !

« Cette vie peut nous en être un délicieux avant goût, si tu m’aides à trancher ce gordian-knot[2] et à résoudre les difficultés de l’existence matérielle.

« En espérant le plaisir de porter bientôt ton nom, je signe le mien

Florence Temple-Bradfford. »

Annhine attendrie dit :

— C’est bien, c’est très bien ! Merci, ma Floss, et tu as envoyé ça ?… Quand ?

— Il y a déjà quelques jours, je dois recevoir le télégramme d’un moment à l’autre.

— C’était donc vrai, bien vrai, tout ce que tu m’avais dit ?… As-tu bien réfléchi ?… C’est un peu fou ce que nous allons faire là !

— Les sages appelleront ça : folie ! et les fous : amour !

— Chérie !… — elle se taisait, puis tout à coup : — L’heure s’avance, quand vas-tu revenir ? Et comment ?… Ton entrée a pu passer inaperçue, mais ta sortie sera certainement remarquée. Il faudra encore inventer quelque autre chose. Que tu étais drôle en mendiante, ma Floss, et que ta perruque te change ! — Elle parlait avec peine, lentement, presqu’indistinctement, comme si chaque mot lui arrachait un peu de vie. Elle s’en rendit compte : — Ah ! je n’ai guère de forces !… Me trouves-tu changée, bien changée ?… sois franche ! — et son regard inquisiteur se forçait à fixer celui de Flossie.

— Je te trouve encore plus adorable ainsi, mon ange pâle, plus irréelle, plus éthérée, tu as l’air d’une sainte, d’une inspirée, Nhine. — Sa voix prenait des accents de prière : — Ma fragilité, n’est-ce pas, tu me laisseras bien t’aimer comme je le désire tant, et tu me donneras ton cœur ?… — Elle décida : — Il faut que je m’en aille, c’est le moment cruel, je vois qu’on apporte des lumières.

— Les lampes m’attristent, dit Annhine, je n’en veux pas, elles me forcent à clore mes yeux affaiblis, vois, je ne puis même plus supporter l’éclat d’une pauvre petite lampe voilée. La nuit… la nuit est meilleure aux songes, les yeux peuvent rester grands ouverts… Allons, courage, adieu !

— Chérie, soigne-toi bien, il te faut aller mieux pour l’enlèvement. Que ce sera gentil, ce rapt ! Songes-y et prépare ta frêle apparence.

Nhine pouvant à peine se soutenir, elle lui fit un signe vague qui ressemblait à un baiser et murmura :

— Je t’attends… à bientôt !

Flossie se retira les yeux humides, une grande tristesse l’enveloppait, la pénétrant de sombres pressentiments. Lorsque la porte se referma sur elle, elle crût entendre une menace dans le bruit sourd des gonds et de la serrure grinçante :

— Si transparente, si mince, l’ardeur de son joli corps abattu, replié parmi les coussins clairs… un mal la consume, invisible, ses regards effacés reflètent déjà une mélancolie lointaine, reculée, elle n’a plus rien de terrestre… sa voix même s’exhalait sourde, déjà comme un écho !… nous restera-t-elle ?… Ah ! que j’ai peur et que profondément aujourd’hui je sens mon inutilité… l’inutilité de tout !… La fin d’un printemps, la mort d’une fleur dont les pétales s’effeuillent et s’éparpillent ! Ce fut sa vie, hélas ! à elle aussi !… Pauvre petite ! non, heureuse plutôt, c’est moi la misérable, moi qui survis… Ah ! aurai-je touché mon bonheur d’aussi près pour ne saisir que du néant !

Elle se refusait à admettre, à croire, voulant espérer envers et contre toute désespérance :

— Bah ! elle est jeune, si jeune, si jeune, elle en reviendra, c’est certain. J’ai une réminiscence : Mary Hampton, une de mes amies d’enfance. Elle souffrait d’une si grande anémie que pendant trois ans elle est restée aveugle. On n’y comprenait rien, et elle est si forte aujourd’hui !… si forte !… trop forte hélas !

Son souvenir l’évoquait : très grasse et sanguine, Mary se dessina nettement dans son esprit. Mary, sept ou huit fois mère, une enflure des seins, des allures de nourrice, de matrone féconde, un ventre déformé par les maternités consécutives, horrible à voir, la démarche traînante et pénible. Pleine de dégoût à ce tableau si brutalement naturel, elle en vint à se demander si elle ne préférait pas cent fois davantage l’impression poignante de la petite malade, couchée comme en l’affaissement suprême, si longue, si blanche, si belle !… Sur quelle mort fallait-il donc pleurer ?… sur celle de la Forme et de la Beauté, religion immuable et universellement dominatrice ?… ou sur la fin d’un jour radieux qui se meurt doucement dans le reflet éteint des lacs paisibles ?…

La Vie !… craindre et attendre ! Espérer toujours la réalisation du même rêve, inutilement peut-être !… Inutilement !…


  1. Étourderie.
  2. Nœud gordien.