Librairie de la Plume (p. 216-233).
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XVI

Le train les emportait, ravies, doucement bercées par mille projets d’avenir meilleur. Elles avaient été heureuses de s’enfuir hors de leur vie habituelle, elles étaient heureuses d’y revenir. Altesse voyait une amélioration — elle ne savait laquelle — l’atteinte probable d’un horizon de joie, de changement bienfaisant ou de dérivatif à sa tristesse, tout un cortège d’espoirs mal dessinés, mais réels, une rencontre imprévue avec l’Aimé, la possibilité d’un retour… malgré sa résistance il la supplierait, implorerait un rendez-vous, un de ceux-là où on se jette dans les bras l’un de l’autre et où l’on oublie les pires résolutions. — Ah ! pour ça non, par exemple ! Elle avait une force de volonté impérieuse, tenace. Elle se souvenait, autrefois lorsqu’elle avait quinze ans, une parente l’avait gravement offensée, blessée. Tesse l’avait chassée bien qu’elle lui fût très proche, et jamais, malgré les lettres les plus humblement suppliantes, malgré qu’on la lui eût signalée pour des jours et des nuits, en larmes, sur le banc placé devant son hôtel en attente de ce pardon qu’elle implorait, jamais elle n’avait pu vouloir la rappeler à elle. Puis, un matin on lui avait annoncé qu’elle était morte et Tesse s’était fait conduire au cimetière afin d’être bien sûre qu’elle était là… sous terre… Eh bien ! de même elle serait soulagée d’assister à l’ensevelissement certain de son bonheur. Peut-être trouverait-elle une lettre qui lui dirait que tout avait été rompu au dernier moment, qu’il ne pouvait vivre sans elle, elle ne savait quoi, au juste, mais elle retournait vers Paris avec une sorte d’idée lente et, angoissée, une presque certitude d’un bouleversement salutaire, l’éveil d’un songe douloureux qui vous laisse brisée sans doute, meurtrie, mais soulagée quand même de la sensation atroce qui vous étreint et vous oppresse.

Annhine fermait les yeux et s’abandonnait au charme qui la possédait. Elle s’en voulait d’avoir retardé les joies vers lesquelles elle roulait aujourd’hui. Elle se tordait à l’avance en songeant aux excès étranges auxquels elle voulait se livrer jusqu’à en mourir. En toute l’excitation de son repos propice au désir, elle voyait le regard de Flossie qui la pénétrait jusqu’au fond de l’âme, elle frémissait déjà en s’imaginant l’étreinte farouche de ses bras blancs, l’enlacement de tout son être au sien abandonné, livré. Elle se pâmait sous le baiser de ses lèvres, puis la voix douce de l’enfant lui murmurait des mots harmonieux, énervants et plaintifs, implorants et reconnaissants. Elle n’y tenait plus, et se mourait, vaincue, se tuant seule, en farouches désirs et subtiles caresses. Hors d’elle, elle cria très fort. Altesse s’approcha :

— Quoi, ma Nhine ?… Quoi donc ?… Un cauchemar ?

En effroi à la vue d’Annhine crispée, elle lui frappa le creux des mains et rafraîchit son front avec de l’eau de Cologne.

— Ce n’est rien… rien… et Nhine se soulevait, en nage, je suis si heureuse de rentrer… et elle riait de toutes ses forces, nerveusement, sans pouvoir s’arrêter, je… je…

— Calme-toi, dit Tesse qui craignait le dénouement ordinaire.

Elle ouvrit la fenêtre. L’air pénétra en une froide et saisissante bouffée à laquelle se mêlait une forte odeur de charbon.

— C’est épouvantable, oh ! tu peux refermer. Va, ce n’est pas ce que tu crois… je suis calmée…

Et après un dernier éclat, la tête d’Annhine retomba, subitement appâlie. En soi-même elle pensait : Prenons sur nous, afin qu’aucun accroc ne vienne contrarier nos projets… puis tout haut :

— Bonsoir, Tesse, es-tu bien, toi, et contente aussi ?

— Oui, ma Nhine, contente de tout ce qui te plaît surtout.

Si elle savait, se disait Nhine, si elle se doutait de tout ce que je prépare !…

Le lendemain matin, elles durent se lever très tôt. L’encombrement de la frontière, un froid intense qui les fit grelotter, la compréhension plus nette des choses les frappèrent de tristesse, les ramenant vers une réalité décevante et malsaine.

Elles semblaient s’occuper du petit chien, des bagages, s’efforçant d’échapper à leur trouble, ne se rendant pas compte de ce regret, de cette sorte de frayeur qui s’emparaient d’elles, mais la subissant… résignées.

— Nous voici en France, Tesse, chez nous bientôt… chez nous !…

— Oui, demain,… et Tesse soupira malgré elle, demain nous serons à Paris. Il fait froid, il fait sombre, ça sent la désolation…

— Paris doit être bien triste…

— Bien triste en effet…

— Ah ! cette petite gare le matin, c’est affreux !

Nhine toussait :

— Je gèle positivement, pas toi ?

— Moi ?…

Résolument, Altesse dit :

— Je me demande si ce sera bien, pour ta santé ce brusque retour en cette humidité, en ce Paris sans soleil. Tu tousses ! Il me vient une idée : Arcachon est tout près… Connais-tu Arcachon ?

Sur la réponse négative d’Annhine :

— Vite alors, télégraphions, nous allons continuer jusqu’à Bordeaux, puis de là nous bifurquerons. Ma chérie, c’est un pays divin, en cette saison surtout ! Comment, tu ne connais pas Arcachon ! Mais il faut que tu le connaisses, ma Nhine. Ah ! tu respireras, là ! L’océan, du sable d’or, des arbres, des forêts de sapins aux odeurs balsamiques et réconfortantes, de ravissantes villas, des hôtels magnifiques, un ciel bleu, chaud et gai, c’est exquis ! Comment n’y avons-nous pas songé plus tôt ? On va s’arrêter là… un peu… veux-tu ?

Oui, attendre encore… ne pas rentrer !… instinctivement elles craignaient. Oui… s’arrêter, n’importe où… là où il est bon de vivre ! Encore une étape au soleil… un retard, oui, oui…

Et Nhine accepta.

À Arcachon, elles louèrent une villa, un petit chalet un peu éloigné, sur la montagne, en plein air, en plein bois, très sain, chauffé par le soleil de midi et garni de ces étranges petits meubles anglais, gais et blancs, confortables surtout. Nhine s’ingénia à orner la maison, elles descendirent en ville tout un jour et coururent les boutiques, empaquetant les soieries roses ou bleues, les guipures, les rubans, choisissant des vases de formes bizarres, décoratives, un service de table en faïence fleurie, de fines verreries.

— On restera longtemps ici, Tesse, mon ange, mon bon ange, disait-elle. Tu verras comme on s’y plaira. Ta chambre aura du rose partout, à tes fenêtres comme doublure, aux rideaux de ton lit. Dans la mienne ce sera du bleu, du bleu, toujours du bleu. Quand je mourrai, dis, Tesse, tu feras capitonner mon cercueil de satin bleu, jure-le moi.

— Folle !…

Il fallut qu’elle le lui jura.

— Moi je préfère la crémation, c’est plus propre.

— Moi, je n’ose ! Comment feras-tu dans la vallée de Josaphat, chérie, en recherche de tes cendres éparpillées ?

— Et toi, Nhinon la belle, avec tous tes petits vers ?

Elles discutèrent. Les gens se détournaient, ils prenaient Annhine pour une poitrinaire sans doute. Elle en fit la remarque à Tesse qui la plaisanta sur sa bonne mine.

— Tiens, par exemple, en voici un, là, chez l’horloger. Ah ! le pauvre garçon !… Regarde, Nhine !

Nhine se détourna et reconnut Robert Régis, un de ses amis, qui la salua et vint à sa rencontre. Elle lui tendit la main, étonnée, en amabilité affable :

— Bonjour, Robert. Que faites-vous ici ? Toujours un peu souffrant ?

— Toujours, dit-il, mais je n’en ai plus pour longtemps à souffrir, je pense, je vais mieux, et vous, Annhine, qui ou quoi vous a fait échouer en cet endroit ?

— Moi ?… Nous ?… Rien… Ah ! que je vous présente : Monsieur Robert Régis, avocat : Madame Altesse, mon amie…

— Madame !

Il s’inclinait devant Tesse qui lui sourit.

— C’est un caprice, un pur caprice qui nous a amenées ici, dit-elle, tout simplement.

— Je voudrais bien pouvoir en dire autant, moi, soupira-t-il. Mais je ne veux pas vous retenir, me permettez-vous de vous accompagner un peu ? Vous êtes au Grand-Hôtel, sans doute ?

— Non !… et Nhine désigna la montagne d’un geste vague, nous habitons par là, tout là-haut…

— Voisins alors, car moi aussi je me suis éloigné de la mer… Je voudrais vous offrir des fleurs…

Ils entrèrent chez la fleuriste. Il choisit deux bouquets de roses et en offrit un à Nhine, puis l’autre à Tesse, en lui baisant les doigts. Altesse le regardait, en peine de ce mal implacable et fatal qui se devinait à sa figure amaigrie et diaphane, à son regard fiévreux. Une rose blanche s’effeuillait sur sa main, elle ressortit à peine sur la peau exsangue du malade. Quand ils ressortirent, une brise légère le fit tousser ; il dût s’arrêter un instant.

— Je ne puis pas aller plus loin, dit-il avec regret, c’est l’heure où mon docteur me reçoit. Plus tard, en remontant, je passerai chez vous, si vous le voulez bien, peut-être serai-je assez heureux pour pouvoir vous servir en quelque chose. Disposez de moi.

— C’est cela, dit Altesse, nous comptons sur vous, cher Monsieur, venez nous dire bonsoir… et, pour commencer, donnez-nous donc aussi l’adresse de votre docteur.

— Volontiers, car c’est un homme exquis, monsieur de Gastier, il a un talent énorme, et de plus c’est un homme du monde, un charmeur. Il a quitté Paris, car sa mère était très malade de la poitrine et il est venu se fixer ici afin de lui conserver l’existence le plus longtemps possible. Une grande finesse de cœur et de sentiment. Il possède ce beau château qu’on voit d’ici, voyez-vous ? Il vous sera d’une grande ressource. Dès maintenant je vais lui parler de vous, le prévenir…

Il sortit de sa poche un portefeuille sombre, chiffré d’or et chercha une de ses cartes, y inscrivit son adresse, y ajoutant derrière le nom du docteur, puis il la tendit à Annhine. Ces légers efforts lui firent monter le rouge au visage. Lorsqu’il se fut éloigné :

— C’est Régis, un gentil garçon, tout jeune, très riche, il a été longtemps l’amant de la belle madame Trakir.

— Ah ! oui, je me souviens, fit Tesse.

— Le pauvre, dans quel état je le retrouve !… C’est un ami d’Henri. Tu ne l’as jamais vu chez moi, car il se consacrait tout au caprice de sa Dame ; c’est un cérébral, un nerveux, elle l’a épuisé, tout simplement. Henri m’avait un peu conté la chose ! Je le reconnaissais à peine. Comme il t’a regardée ! Il doit l’aimer toujours, tu lui ressembles vaguement, à la belle Trakir.

— Il m’intéresse, ce Régis, répondit Tesse. Je ne savais rien de tout cela et je l’aurais deviné. Mais il vivra, il reprendra des forces, son mal est peu profond physiquement, c’est le moral qui est surtout attaqué. C’est un tendre. Qu’il trouve une femme, un sentiment qui l’attire, l’entraîne, le fasse oublier, et il revivra. Au fait — elle devint rêveuse — voilà ce que je pourrais faire, moi, ce serait bien : m’attacher à cet enfant, lui jouer la comédie de l’amour, le ranimer, le sauver. Ce serait un noble dévouement, un but en dehors de ma vie, il me plaît tant que ce ne me sera pas difficile… Si j’essayais ?

Nhine fit la grimace :

— Mais pense donc, chérie, un poitrinaire !

— Il est si beau, Nhinon, si tristement intéressant, avec son teint pâle et ses grands yeux profonds d’ombre et de mystère, il touche déjà à la porte de l’éternité. Je ferai ça, oui… je le ferai.

— Moi, j’aime la force, déclara Nhine.

Elles s’en retournèrent. L’enthousiasme d’Annhine était tombé, elle se sentit lasse, lasse comme si elle allait défaillir. Elle se coucha sans dire un mot, sans plus s’occuper de rien. Altesse se trouva seule pour recevoir Robert Régis au milieu du désordre des paquets amoncelés qu’elle ne songeait plus à défaire.

— Je suis inquiète, dit-elle. Nhine se sent mal, j’ai envie de faire chercher le médecin, il me rassurera au moins.

— J’y vais, répondit Robert, j’ai là une voiture, je le ramènerai.

— Merci… et Tesse le fixa doucement en lui pressant la main.

Une demi-heure après, il revint avec le docteur. Altesse mit ce dernier au courant de la chose et, s’excusant auprès de Régis qui prit congé, elle frappa à la porte d’Annhine. Comme elle ne recevait pas de réponse, elle entra et trouva son amie en pleurs. Les pleurs d’Annhine étaient sa plus grande séduction, car ses traits ne se contractaient point, ses yeux s’ouvraient, larges, s’agrandissaient, les larmes jaillissaient, roulant lentement le long des joues.

— Qu’as-tu, mignonne ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas !… et, apercevant le docteur, Nhine se cacha le visage.

— C’est monsieur de Gastier qui vient faire connaissance avec sa petite malade. Vous tombez bien, docteur, je crois, dit Tesse, on est nerveux…

Nhine se redressa, elle essuya ses yeux et se prêta gentiment à un minutieux examen, contant son mal doucement et sans phrases. Il souriait, amical, intéressé et charmé par la beauté attirante de la jolie créature. Elle observait cet homme, jeune et robuste, sain et fort, qui l’interrogeait et quelque chose d’étrange, d’anormal se passa alors en elle ; elle éprouvait un impérieux besoin de se donner, d’être prise, brutalisée, violée, ses mains se crispèrent, elle sentit un désir violent, imprévu qui la livrait à l’homme, au mâle qu’elle voyait près d’elle. Ses oreilles bourdonnaient, sa bouche devenait sèche, elle pût à peine répondre et se renversa en faisant un signe qu’Altesse ne comprit pas… puis elle découvrit sa gorge et désignant son cœur elle se plaignit :

— Là, tenez, docteur… j’ai parfois des points… c’est comme une piqûre.

Tandis qu’il se penchait sur elle, elle eût un frisson et n’y tenant plus, entoura de ses mains la tête du docteur en l’amenant à elle. Étonné, il leva son regard vers son regard, puis brusquement il appuya ses lèvres sur ses lèvres. Ce fut un long baiser, inexplicable, spontané où ils échangèrent leurs âmes et il la prit ainsi, sans réfléchir ni rien analyser, en un fougueux élan. Le jour baissait, l’obscurité se faisait leur complice en voilant les choses tout autour et gagnant la grande chambre. Maintenant, ils causaient ainsi que deux amants. Elle se frôlait à lui, apaisée, le regard illuminé, éperdûment émue. Il la soutenait de ses bras, heureux, croyant rêver. Altesse qui revenait se mêla à eux. Ce fut alors des aveux, des confessions, des projets sans fin. Il guérirait Nhine, oui, il la comprenait toute, cette petite, si femme, si fragile, si âme ! Elle, de suite, au premier regard, au premier échange d’impressions, s’était donnée à lui entièrement, sans restriction. Elle voulut savoir sa vie, lui dire la sienne. Lui de même s’éprit de suite. Elle le rendit fou. Il la désira chez lui et simula un voyage afin d’être bien à elle. Tesse refusa de se joindre à eux. Elle était si contente de sentir sa Nhine en joie, il fallait lui laisser savourer son bonheur dans la plus grande intimité.

— Je resterai ici, chérie. Tu viendras m’y trouver parfois. Va, jouis de la vie qui s’offre à toi, si douce en ce moment. J’ai mon roman, moi aussi !…

Au bout de deux jours, Annhine vint la voir par un soir délicieux et tiède, sous un ciel éclairé, immobile et scintillant, elle était en voiture avec lui, avec son Max… — et de quel accent elle prononçait ce nom ! Son bonheur devenait de jour en jour plus complet, plus grand… mais sa Tesse lui manquait… oui.

— Menteuse !… Et Tesse la menaça du doigt… mais moi aussi, j’ai mon idylle !

Au même instant, Régis apparut à la porte de la serre… tel un spectre appâli, affiné par les rayons fixés de la lune, il produisit une impression de terreur morbide sur l’esprit nerveux d’Annhine qui se prit de tristesse.

— Je ne veux pas vous troubler, dit-il, et il disparut. Huit jours se passèrent sans communication entre les deux amies, puis un matin Nhine se montra, en l’encadrement ensoleillé de la fenêtre :

— C’est moi ! criait-elle, Tesse !… Robert !

Nul ne lui répondit. Un grand silence régnait dans la maison… sa gorge se serra, seraient-ils partis, se demanda-t-elle avec inquiétude… Enfin la domestique vint lui ouvrir :

— Madame était là, oui, dans sa chambre, elle dormait encore.

Rassurée, très doucement, à petits pas comptés, Nhine monta l’escalier et ouvrit avec précaution la porte de la paresseuse. La chambre s’éclairait violemment, car les volets étaient restés ouverts et les rideaux n’étaient pas tirés, mais Altesse ne voyait rien, n’entendait rien, étendue rigide sur son lit, les yeux clos, les paupières gonflées, rougies comme si elle eût pleuré, les traits tirés, nue sur l’amoncellement de ses cheveux défaits, toute blanche sur l’or roux de sa fauve toison, blanche sous l’or éclatant du soleil, blanche ainsi qu’une morte… blanche… inerte… inanimée… Annhine faillit tomber. Un affreux soupçon lui traversa l’esprit, elle s’approcha en criant :

— Tesse !… Tesse !…

Altesse ouvrit les yeux, hagarde et eût un mouvement qu’elle n’acheva pas. Elle revenait à elle, comme une trépassée qui lentement, péniblement, renaîtrait à la vie, regardant tout autour, recherchant en elle-même la cause de son lourd sommeil, rappelant avec effort ses souvenirs endormis… Enfin elle dit d’un ton douloureux :

— Toi ?… Toi !… Ah ! ne me quitte plus ! Ne me quitte plus !

— Non, ma Tesse, non !… Justement je venais te demander conseil. Max me laisse aujourd’hui pour la première fois, il se doit à ses malades, à d’autres qu’à moi !… Bref, la vie me le reprend. Et moi, j’en souffre et je ne veux pas souffrir. Ce matin à mon réveil je me suis trouvée — seule sa voix tremblait, elle prenait sur elle pour ne pas fondre en larmes — Alors une angoisse m’a prise… et tellement forte que j’ai songé à toi, Altesse, ma chérie ; je venais te demander conseil, en recours !… Il me semble que je perds la tête ! Je te retrouve là, comme un corps sans vie, comme une abandonnée, seule, moi qui te croyais avec…

— Ah ! Nhinon !… et Tesse se couvrait, ramenant sur elle les batistes et les soies… J’ai essayé, j’ai voulu… au bout de quarante-huit heures je suis retombée dans mon néant… incapable. Non ! c’est bien fini, vois-tu, rien ne m’attire. Ah ! ne te prépare pas de telles douleurs ! Fuis !… Pars !… Coupe-toi la main pour t’épargner le reste. Arrête-toi dès la première peine — elle se surexcitait — allons nous-en, c’est l’heure !… et pour toi ! et pour moi !

Son exaltation gagnait Annhine :

— C’est cela, partons, quittons-les ! Il nous faut autant redouter les joies que les peines. Oui… Je vais faire chercher mes affaires là-bas… il ne doit rentrer que ce soir à l’heure du dîner… partons vite, prenons le premier train. Ernesta nous suivra avec les bagages. C’est Paris qu’il nous faut. Je ferai une lettre, j’écrirai un adieu. Souffrir pour souffrir, je préfère encore souffrir pour ma liberté que pour mon esclavage, et toi, écris aussi, prépare une défaite.

— Moi ?… C’est fait : après une crise horrible, hier soir, nous nous sommes séparés. Je n’ai pas pu jouer mon rôle jusqu’au bout. Il est fin, il m’a devinée, et j’ai accru son mal du mien. Au lieu de lui faire du bien, je lui ai été néfaste. Pour lui-même, il faut que je me retire, car il s’était déjà pris à ma comédie charitable et inachevée. Quant à moi, tout est égal, indifférent, mais toi, je t’emmène ! Ah ! je ne te laisserai pas t’égarer…

— Je vais écrire, dit Annhine résolue. Occupe-toi du reste. Ah ! que notre union nous rendra fortes !

— Oui, à condition qu’il n’y ait pas de mensonges entre nous, prononça Tesse gravement.

Nhine détourna les yeux, gênée, confuse, puis se plaça devant la table et écrivit longuement. Quand elle eût achevé, elle tendit la lettre à son amie.

— Tiens, lis, fit-elle simplement avec des larmes dans les yeux.

Altesse s’occupa de détails extérieurs et pressés, puis elle lut :

Mon bien-aimé, mon doux amant, je viens vous dire adieu, je ne dois plus vous voir, et pourtant je vous aime !…

Vois-tu, nous venons de faire ensemble le plus doux des songes, le plus joli des rêves. N’en attendons pas le réveil et souviens-toi, comme je me souviendrai !

Heureux de vivre, beau de toute cette force qui émane de toi, la voix vibrante, les yeux clairs et riants, joyeux, tu traversais ce jardin ravissant d’idéal tout ensoleillé avec des pelouses et de grands arbres au travers desquels on apercevait, comme une espérance, un coin du ciel bleu ! Et je me trouvais sur votre chemin, moi, pauvre petite fée mauve, si longue, si frêle, si pâle !… Meurtrie par la vie, blessée au contact des hommes, écrasée par la brutalité des choses, touchant à peine à la terre, je m’en allais pour toujours au-delà des brumes lointaines…

Ah ! ces premiers effleurements de nos regards, de nos pensées, puis cette folie subite qui unit ta force à ma faiblesse, cette ivresse qui s’empara de nos deux âmes, cette volupté qui nous précipita dès les premiers moments dans les bras l’un de l’autre !… Car, loin d’être coquette avec vous, mon amour, je me laissai aller de suite à cette griserie du cœur et des sens qui ne raisonne pas et qui ne remet pas à plus tard le bonheur qui s’offre !… Et ainsi je voulus vivre !… Et je fus transformée !

Oui… ce fut un rêve, cette fin d’hiver si enivrante, cette passion si chaude, si subite où tout en nous et autour de nous battait à l’unisson ! Ces délicieuses promenades dans les étroits sentiers perdus, loin des regards, la main dans la main, où je ne vivais que du regard de tes yeux, du baiser de ta bouche ! Puis, séparés, l’attente des moments qui nous retrouveraient ensemble, puis l’heure qui te ramenait près de moi, puis nos étreintes, nos caresses, et enfin cet apaisement si tendre où je te sentais encore près de moi à travers le nuage de nos rêves, dans la nuit, la longue nuit silencieuse !…

Et, plus tard, ces quelques jours passés chez toi, loin des bruits de la foule, loin de tous ! Près de ces vieilles ruines gothiques dont les tours se reflètent dans l’eau, dans cette eau sombre et mystérieuse où se jouent des cygnes gris au bec rouge, des cygnes majestueux et tristes. Ah ! qui nous dira le secret de ces murs épais, de ces ponts-levis, des vieilles pierres énormes couvertes d’inscriptions, des peintures à demi effacées, de ces arbres séculaires, derniers vestiges d’un Passé qui se perd dans la nuit des temps ?… Puis ce parc tout autour, ces fleurs, ces jardins, et enfin ton coin à toi, ton home… et nous deux, seuls, amoureux et isolés. Qui nous dira aussi le secret de nos cœurs ?

Ah ! que de bonheurs vous m’avez donnés, Max, mon doux aimé. J’avais tout oublié, ma rancœur, mes souffrances. Votre amour me fit renaître, j’étais transfigurée, heureuse, en joie de vivre !

Et c’est pour éviter la bêtise stupide et éternelle des amants, des amants qui poursuivent leur bonheur jusqu’à la fin, jusqu’à la satiété, jusqu’aux larmes amères, jusqu’aux trahisons, que je veux interrompre notre si doux rêve d’amour avant que la réalité ne se dresse fatalement devant nous, avant qu’elle ne vienne nous rappeler ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous devons être !

Va… ce serait un crime d’aller plus loin ! Comme toi, je garde en moi un souvenir ineffaçable, si doux, si plein de poésie et de charme que c’est en lui-même que je trouve la force de te dire ceci :

Adieu, Max, mon bien-aimé, mon doux amant, et parce que je t’adore !

Nhinon

— C’est bien, approuva Tesse. Pauvre petite, comme elle l’aime. Il est temps que je l’emmène… Cette lettre : hum ! au fond, c’est un appel. Il accourra… Enfin ! on ne la lui fera parvenir que ce soir, alors que nous serons loin déjà. Le tracas d’une absence, sa vie attachée ici par mille liens, l’égoïsme naturel à l’homme, il y a des chances pour qu’il ne nous suive pas. Il la prendra au mot, sans lire entre les lignes. Ce sera bien ainsi.

Elle cacheta et donna ordre au gardien, elle-même fit un mot consolant pour Robert, puis elles partirent comme en une fuite… fuyant l’amour, fuyant la joie, fuyant la peine, sans regarder en arrière, comme si elles eussent voulu se fuir elles-mêmes, en crainte d’un dernier souvenir.