Librairie de la Plume (p. 200-215).
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XV

Elles parvinrent à Lisbonne le lendemain matin et se logèrent à la gare, dans l’Avenida Palace. Nhine souffrait intérieurement. Elle écrivit à son médecin, longuement, toute une explication sur son état fébrile, puis sans attendre de réponse elle demanda le médecin de l’hôtel qui vint lui prescrire du bromure, de l’hypnal, des douches, du calme et le repos du lit pendant quelques jours.

Altesse sortait à peine et ne la quittait guère ; elles vécurent dans leur vaste appartement qui était gaiement situé sur la grande avenue qui singe nos Acacias de cinq à sept. Un jour Altesse quitta précipitamment le balcon et vint à son amie en criant :

— Nhine, Le roi !… Le roi ! Vite, lève-toi et viens ! Il va passer sous nos fenêtres !

Nhine sauta vivement à terre ; elle se couvrit d’un long manteau de voyage en drap très clair doublé de mauve et se pencha afin de voir l’équipage royal. Derrière suivaient les grands seigneurs, le frère du roi, le cortège des gens de la cour. Nos deux amies furent aperçues et signalées… Une intrigue s’ébaucha qui leur procura quelque diversion ; de furtives invitations à la nuit, des rendez-vous clandestins au palais les amusèrent et leur fit aimer pour un moment Lisbonne. Elles brocantèrent un peu et purent aller à deux ou trois courses de taureaux, moins cruelles qu’en Espagne où c’est un vrai massacre qui les avait horrifiées. Altesse vivait pour son amie et Nhine semblait oublier un peu Paris et ses secrètes aspirations. Elle ne parlait jamais de miss Flossie et se laissait aller au plaisir de vivre joyeusement, recherchée et sollicitée de tous côtés, en beauté triomphante et unanimement célébrée. Mais elle dépérissait physiquement de jour en jour ; un tremblement nerveux s’emparait d’elle à tout propos, elle en arrivait à ne plus pouvoir tenir son verre en main. Si on fermait une porte tant soit peu fort, elle tressaillait ; le moindre bruit la faisait bondir ; elle parlait très vite, très haut, et ne tenait pas en place. Ses narines palpitaient et ses yeux agrandis lançaient des lueurs hagardes, brillantes, ainsi que les regards des morphinées. Elle se sentait prête à tout, plus forte, plus vive que jamais, puis d’autres fois elle restait immobile durant des heures entières, fixant le même point avec un sourire figé qui crispait sa figure froide et exsangue. On eût dit que rien ne pouvait alors la toucher… En d’autres instants elle semblait somnoler, pensive, les yeux clos, et elle gardait le lit pendant une longue suite de jours, molle, accablée, incapable de bouger. Parmi les gens qui l’entouraient, il était un homme qu’elle exécra de suite et de parti pris. Il se nommait José de Souza Mialho… elle ne pouvait le sentir ; dès qu’il arrivait en la foule de ses adorateurs, elle se prenait de rage, de colère et lui disait mille injures, il lui répondait mille impertinences et c’était une escarmouche sans fin. Une après-midi qu’Altesse rentrait de la promenade, elle trouva Nhine râlant dans les bras de cet homme. Il était venu alors qu’elle était seule. Dans sa poignée de main elle l’avait attiré sans dire un mot et elle s’était donnée à lui avec une sorte d’égarement. Pendant trois jours elle l’aima à la folie et ne consentit jamais à le revoir ensuite, sans rien vouloir expliquer à personne. Elle cherchait à se sauver, à se reprendre, à se remettre et n’y pouvait arriver. Son imagination déformait les moindres choses de sa vie, elle attachait de l’importance à la plus futile des misères, analysant tout, fouillant tout. Elle reçut une lettre de Flossie qui lui parvint après mille détours. Elle reconnut l’écriture large et un peu contournée ; sans la lire elle la détruisit, craignant un retour subit, un aimant subtil qui l’attirerait encore. Elle fut éperdue, frémissante, en fièvre…

Un jour, par un de ces temps tristes et mal éveillés, quand les nuages d’ouate et de lourd silence appesantissent le ciel de morbidesse et de languidité, elle n’y put tenir et alors que Tesse était allée tenter sa veine aux jeux de Mont Estoril — c’était à deux heures de Lisbonne — elle écrivit à Flossie l’adieu suivant… Oui, elle voulait que ce fût un adieu, un irrévocable adieu de son âme en émoi, possédée, croyait-elle par celle de l’insinuante enfant. Se voulant seule, elle s’enferma après avoir envoyé Ernesta faire des courses, puis, se laissant aller au besoin de confidence qui la minait, elle fit cette confession :

« À toi qui fus ma douceur blonde, ma Flossie, à toi qui fus car tu devais être et qui cessas d’être car tu fus, inévitablement, selon la loi naturelle. Pauvres petits Prométhées que nous voudrions être, soumis brusquement, fatalement, implacablement ! Soumis !… et amenés ironiquement à désirer nous-mêmes notre esclavage humanitaire… où tout ce qui naît doit mourir !… même Toi et Moi, surtout Nous ! Tes cheveux seuls ne seront ni soumis ni esclaves, rebelles victorieux ! Ils seront toujours un clair rayon de Lune… appâlis dans un temps lointain mais encore plus morbides, lunatiques, jusque dans le tombeau.

« Je t’écris ces divagations en souvenir de tes cheveux et pour leur dire adieu. La Lune boudait hier, comme Toi, comme Moi, comme Nous !… invisible dans la nuit, mais il y avait beaucoup d’étoiles au ciel et des becs de gaz dans la campagne… petits stupides et imbéciles, sortes de clowns burlesques qui veulent ressembler aux astres lumineux… et de loin, par la myopie et le borné de notre idiote intelligence, beaucoup d’entre nous les prendraient bien pour des étoiles, ces feux banals allumés par la main des hommes, qu’un souffle du vent fait vaciller, qu’un rien éteint, lueur tremblotante et falote, utile et bête !

« La Lune boudait hier, et je me promenais dans la campagne en l’attristante solitude des bords du Tage, traînée par cinq petites mules folles et enrubannées. Devant moi, deux êtres devisaient et projetaient des lendemains joyeux. Joyeux !… Ah ! ah ! ah !… Comme s’il était sur terre une joie possible pour qui sait et comprend !… et moi, j’étais assise en arrière, seule, isolée… et je tournais la tête afin de ne pas les voir, et je bouchais mes oreilles pour ne pas les entendre… et mon regard se perdait, fouillant le chemin parcouru. La Lune boudait toujours invisible, mais la Voie blanche, la Voie lactée éclaircit le ciel, et je pensai à toi, Moon-Beam, à tes cheveux pâles et fins… pourquoi ? Parce que ton caprice, le mien, le Caprice aux ailes brillantes et rapides, ainsi qu’un bel oiseau des îles, s’est posé un jour sur une fragile fleur, union de nos deux âmes, et parce que c’était doux, ainsi de loin, d’y songer, sous la belle voûte éthérée de saphyr sombre.

« Les chemins parcourus, c’était triste ! Je leur disais en moi-même, et à toi aussi : Je ne vous reverrai plus, mes beaux chemins d’ombre, mes routes d’angoisse, mes carrefours enténébrés, mes arbres perdus au loin… jamais plus ! Un brusque départ, une soudaine fantaisie… et les mules m’entraînaient avec un bruit joyeux de clochettes, et la route s’assombrissait derrière moi, au passé de mon regard… Et je songeais à Toi, à ma petite Fleur bleue que je ne verrai plus et dont le parfum me grisait si doucement. Et les arbres s’en allaient très vite, je me semblais immobile, la campagne courait autour de moi… ainsi que Toi, ainsi que Moi. Est-ce Toi qui es partie ?… ou Moi ?… ou Nous ? Et les arbres couraient, les petites montagnes se sauvaient, quelques maisons blanches fuyaient, rapides, et tout cela me répondait : Non, non, c’est Toi qui passes, tu es l’Errante ! Nous, et le Ciel et les Étoiles sommes les Impassibles, les Stables, les Immuables, les Infidèles ! Nous te charmons ce soir, ensuite nous en charmerons d’autres. Si tu reviens jamais, tu nous retrouveras, plus beaux ou plus laids, mais nous, nous toujours, beaux ou laids selon ton Idée, ta Fantaisie ou ton Caprice qui te suivent et t’enveloppent, qui te mènent et te domptent et t’ordonnent ! Tu nous retrouveras ainsi, laids ou beaux, toujours les mêmes : Stables et Infidèles !… Et je jouissais d’une tristesse douce et enivrante qui me mêlait à Toi qui fus ma blonde, ma Flossie… je pleurais presque. Était-ce Toi ?… Était-ce Moi ?… Et mes pleurs me faisaient un plaisir plus intense que les rires et les gaietés des deux êtres devant moi : le fils d’un roi et une amie bien chère qui se tournaient parfois en désir de me faire partager leur joie. Non, non, laissez-moi à mes rêves, je suis si bien, pas seule, non, je suis avec une âme qui me caresse et me comprend ! Et la route fuyait !… Et j’abaissai mes regards sur le sol. Alors, horreur ! désillusion !…

« Je vis des pierres, des cailloux, de la boue, des herbes piétinées, écrasées, des fleurs empoussiérées, des ordures, des traces de pas, des ornières : Lève tes yeux… me dit ma cruelle et tendre Voix intérieure — celle qui, à son gré, au tien, au mien, me torture ou me console. Lève les yeux de ton souvenir. Il faut regarder toujours très haut, souviens t’en et alors tu jouiras de pouvoir regretter les Chemins parcourus ! Les rêves planent et ne s’abaissent jamais ! Suis-les de ton regard, la Terre est ton ennemie. Ah ! la Terre !… Tu marches dessus, tu la souilles, tu l’ensemences et la fais germer ; un jour, en vengeresse, elle te recouvrira, t’étouffera, victorieuse, et t’enveloppera de sa noire humidité. Aussi, lève tes yeux, contemple les étoiles et passe… tu songeras avec douceur aux chemins jadis parcourus… à Toi qui fus ma blonde, à Moi, à Nous !

« Et les Blés humains, ils sont humains, les Blés — ce qui veut dire tendres et bienfaisants, d’après l’ironie convenue du dictionnaire, mais non d’après mon cœur désabusé — et les Blés que nous semons, qui croissent à notre gré et qui tombent sous nos faux en criant, dont la Gerbe desséchée nous nourrit après avoir été cruellement broyée, vois comme ils sont bons et bienfaisants et loyaux, peu humains alors, n’est-ce pas ? les Blés !… Les Blés m’environnaient ainsi qu’une mer immense, penchés, ployés, abattus par la force du Vent… et je fuyais, Flossie, toi qui fus mienne !… Des hurlements de chiens, le bruit de la voiture sous une voûte sonore, deux factionnaires qui interrogeaient du regard, un brusque arrêt… et me voilà de nouveau loin de Toi, bien loin… à Eux… à Lui… à Tous !

« J’ai voulu fixer un peu tout cela qui m’est passé dans l’esprit en ces heures d’union à travers les espaces pour te l’envoyer et… peut-être ? causer quelque plaisir… à qui ? à Toi ? à Moi ? à Nous !

Annhine.

P. S. « J’ai oublié de te dire qu’en regardant au ras de terre, le soir où la Lune boudait, sur la route poussiéreuse et souillée, je crus voir un corps de femme étendue en travers d’un tas de pierres, nue, frêle, offerte. Ce corps ressemblait au mien, à celui que tu désires… et les passants l’injuriaient, le violaient, le salissaient ainsi que la route, d’ordures, de crachats, de baisers, de morsures, de taches, de coups, de baves et de meurtrissures. Les pierres étaient plus — moins — humaines, puisque tel est le mot consacré par l’usage, servons-nous en ! Qui me voulait, m’avait. Nul ne voyait mes flétrissures, car la Lune boudait, invisible, et je pourrissais dans ma fange, sans force pour me relever, pour fuir ! En vain, j’essayai de m’accrocher aux quelques passants qui me semblèrent secourables, chacun me repoussait en se détournant. On se ruait sur moi, hommes et bêtes, et cela dura des siècles !…

« Je voulus me cacher sous ta chevelure, car tu vins aussi, mais tu passas après avoir effeuillé des fleurs au-dessus de mes paupières et de mon front, en unique pitié. Mes regards ne verront plus l’obscène, l’inique ; comme eux, mon front restera pur, parfumé de la senteur des feuilles pâles que ta main a versées sur moi, à foison. Et si elles se fanaient ? Reviendrais-tu m’en jeter d’autres ?… Non ! Fuis ! Passe ! Vole dans tes ailes d’ange. La rosée du ciel aura compassion et me les conservera fraîches et embaumées. Alors, que personne ne vienne m’arracher à ma torpeur, à la douceur de mon songe ! Je ne vois rien. Ainsi que l’autruche que chacun trouve idiote et que j’estime et que j’imite, je ne vois rien, donc je ne crains rien ! Je me fais l’effet d’une fleur, tout entière hors d’atteinte, puisque tu as couvert mes yeux et mes pensées.

« Plus d’inutiles efforts ! Que ma chair pourrisse, dégradée, ainsi que ma forme ! Ma vraie beauté est sauve, et bien loin désormais de la convoitise des hommes !

« Au fil de la plume et de la pensée, pour Toi, pour Moi… pour ce qui fût Nous !

Annhine.

— C’est un peu fou, cette lettre, murmura-t-elle en la relisant, mais Flossie me comprendra. Elle est la seule au monde qui soit en accord parfait d’idées avec moi, et c’est vrai tout cela ! En cette promenade d’hier j’ai vécu toutes ces choses.

Elle expédia la volumineuse enveloppe, puis s’ingénia à n’y plus penser. La réponse ne se fit pas attendre ; après cinq ou six jours elle arriva et dit ceci à Nhine qui trouva un prétexte quelconque pour s’isoler :

« Adorée, ta lettre est une lumière qui auréole mes espoirs. À quelle orgie des sens as-tu contraint ta pauvre âme pour qu’elle s’épanche ainsi vers moi, semblant si douloureusement écœurée des choses indignes que lui offre ta vie, pour qu’elle veuille quitter le présent pour revoler vers tout ce qui fût : vers Toi, vers Moi, vers Nous !… Son frôlement d’ailes m’est une douceur angoissée de craintes ; saurai-je captiver assez cette vagabonde, ou, avide de l’intangible éphémérité, s’en ira-t-elle toujours plus loin ?… Ailleurs ?… Non ! n’est-ce pas ? Je crois sentir que désabusée, meurtrie, tu me reviendras toute entière et que mon immense amour m’apprendra à te garder. Ah ! darling ! Les heures que je rêve avec toi !… Les heures ! Les vies ! Les éternités !… Tu es bien la sœur de mon âme, et rien ne peut rompre ni défaire ce lien. Nous sommes unies dans le mystère de l’infini ! Je t’ai retrouvée. Vainement tu as essayé de me fuir car tu dois me revenir et être à moi. Tout t’y poussera, une force invisible t’attirera vers moi, m’aidant. Ta pensée m’est déjà un retour et pour bercer mon impatience, in the meantime[1], j’ai mes souvenirs ! Mes espoirs aussi !… Comme j’y tiens, à notre doux petit passé. Je m’y cramponne ainsi qu’un enfant auquel on veut arracher son jouet ! J’aime jusqu’à cet épisode tragique qui en précipitant ton départ a si brusquement mis fin à notre première page d’amour ! Laisse ta pensée longuement sur tout cela : Vois la mort volontaire de Jane dans un endroit où chacun, sauf elle, portait un masque. Elle a joué sa vie sur un sentiment, un grand, un noble puisqu’il l’a élevée au-dessus de la loi de conservation que la foule dit la plus forte. Elle a vu tout ce qui lui donnait envie et joie de vivre réduit en cendres, et nous devons l’admirer de n’avoir plus voulu marcher sur une terre stérile, inféconde d’espoirs. Combien mieux vaut-il se donner la mort à temps que d’assister à l’ensevelissement du meilleur de soi-même que l’on n’ose suivre, inaction digne d’un lâche. Chère petite morte, ma vie lui sera une longue prière d’actions de grâces, car j’ai hérité d’elle la note sensitive qui manquait à l’harmonie de mon amour. Par sa fin, j’apprends à mieux vivre, à mieux souffrir pour toi. Va, voyage ! Sois loin ou sois tout près, mon cœur ne te quittera plus, dusses-tu m’entraîner dans le dernier des enfers ou m’élever à la hauteur la plus inaccessible ! Il y a eu assez de temps déjà depuis ta lettre pour mille changements d’humeur, mais même maintenant, malgré que quatre jours aient mis leur barrière d’heures entre celle qui m’écrivait et celle qui m’oublie, je sens toujours ta pensée qui m’enveloppe !… L’imagination !… Quel bien pour celles qui ont perdu le trésor de la réalité et doivent se contenter d’un écho ! — Comment traduis-tu mes silences ? J’aime à croire que tu m’as sentie t’accompagnant partout… sans sommeil, la nuit, je te suivais ! Aidée par mes souvenirs de voyage, j’étais avec toi, en Italie surtout. Je ne connais rien de plus triste que ce pays, qui, en dérision d’un passé de splendeur, se nomme la « Bella Italia » ! Et c’est parmi ces ruines que tu es allée chercher la joie et le repos ? Ai-je tort de m’imaginer que tu t’y sentais inquiète, en nerfs, isolée ? Que de fois me suis-je dit : Là, sous le grand dôme d’une morte Église emplie de l’haleine des morts ; là, où les os des jadis grands se répandent en poussière et se mêlent au crépuscule d’un autre temps qui déjà se termine, elle aura peut-être envie de quelque chose de tiède, de doux, de vivant, à elle, d’une voix dans le silence, d’une vibration mystérieuse et aimée parmi tout ce qui se tait ; ou bien regardant là-haut, par une des rares fenêtres s’ouvrant sur l’infini, sa lassitude la fera un peu s’enfuir de la terrestre sphère, éviter les étreintes physiques, oublier les phrases banales, les gestes brusques, et son âme appellera la mienne. Alors, une poésie inconnue la pénétrera, la bercera selon le rythme de ses désirs, hors de la prose de la vie. Voit-on ce qui est gothique ou moyen-âge sans la silhouette d’un page ? Laisse-moi aller à toi, m’extasier à tes pieds, là où tu es, par ces nuits idéales qui semblent se pâmer d’Amour !… Nhine, tu ne connais pas l’Amour qui se module selon les décors ! Tu n’as eu que des amants excités de leur désir et non de leur entour ; pour eux tu as été une femme — le sexe — et non l’amante d’un rêve ! Laisse-moi aller en recherche de tout ce que tu as éparpillé sur eux. J’irai ramasser sur la grande route tes illusions perdues, mon amour les ranimera, et joyeuse, tu m’en couronneras !… Nhine !… Laisse-moi t’aimer ! Appelle-moi ! Viens ! La très chaste amitié que tu veux serait le culte de mes plus fous désirs si elle était complète. Mais tu es avide de l’impossibilité : la Voix sans le Son, les Rayons sans le Soleil, l’Art sans l’Inspiration, la Beauté sans la Forme ! Si tu m’étais moins connue, ceci serait plus réalisable, mais je t’ai comprise et aimée. Pour moi tu es devenue l’essence de tout parfum, l’unique but de ma vie ! Ton individualité m’obsède, et je te crierai de toutes mes forces : je t’aime !… Puisses-tu m’entendre ! Les autres te blesseront de plus en plus ! Va, voyage ! Boude-moi ! Écoute-les ! Que m’importe, tu es mienne pour toute l’éternité et je me voue à toi, et je saurai t’attendre ».

Flossie.

— Elle est sûre de moi, se dit Annhine.

Cette idée la mit en rage, elle hocha la tête, puis déchira l’enveloppe en mille morceaux, nerveusement comme pour réduire en miettes l’impalpable du fluide qu’elle redoutait et subissait à la fois.

— C’est idiot tout cela, au fond, mais c’est doux ; elle écrit joliment bien pour une étrangère, quelle suavité en ses pensées, dans ses moindres sensations ! Elle me charme et me corrompt… c’est sûr, elle m’intéresse trop !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas !

Altesse entrait en coup de vent, elle s’arrêta, incertaine devant l’attitude rêveuse de Nhine et devina tout à la vue de la lettre qui s’ouvrait sur la table. Elle n’interrogea pas, en attente, puis coupant court à un silence de gêne et d’embarras, elle feignit de ne rien voir et dit :

— Nhinette chérie, viens voir, c’est drôle comme tout, on part chercher les taureaux pour la course de demain, il y a les bonnets verts[2] qui font une espèce de cortège, puis la musique.

Tandis qu’Altesse ouvrait la fenêtre, Nhine dissimula vivement la lettre de Flossie entre les feuilles de son buvard.

Elles s’accoudèrent au balcon.

— Irons-nous demain ?

— Certainement, dit Tesse, nous devons avoir une des plus belles loges, près de celle du roi.

Annhine n’en avait guère envie, mais elle songeait que cela distrairait Altesse qui de son côté voulait entraîner Nhine vers cette bruyante réalité pour l’arracher à ses funestes torpeurs. Leurs regards se croisèrent qui les firent se comprendre.

La première, Nhine dit :

— Ça t’amusera-t-il ! Oublieras-tu pour un instant, là, dans cette foule et ce tapage ?

Tesse répondit :

— Personne ne sait aussi bien que moi s’isoler dans la foule.

— Moi, tout çà m’ennuie et m’énerve, reprit Nhine.

— Alors ?

— Alors ?

— Comme tu voudras.

Annhine n’osait l’avouer, mais elle désirait retourner vers Paris, vers Flossie, vers un inconnu de chimères et d’étrangetés qu’elle voulait pénétrer, au prix de n’importe quel désespoir. De son côté. Altesse se mourait de l’envie de revoir son home, son entourage, de contempler, âprement et de près, la ruine de ses joies et de ses bonheurs d’autrefois, l’ambiance désolée dans laquelle elle avait vécu tant d’heures heureuses. En un long silence elles se dirent tout cela à elles-mêmes. Nhine tourna son regard vers Altesse qui la fixait lointaine et absente.

Elle l’appela doucement :

— Tesse !

Altesse tressaillit et dit d’une voix blanche :

— Quoi ?

— Veux-tu ?…

— Quoi ?

— Partir ?

— Où ?… Être ici ou ailleurs !…

— Non ! partir… rentrer… là !

— Là ?

— Là ! tu sais bien,  !… Chez nous !

— Ah ! oui… si tu le veux, Nhinon, si tu le veux et si cela doit te faire du bien. Quant à moi !… elle esquissa un grand geste d’indifférence.

— Oh ! moi, tu sais !… et Annhine feignait un complet détachement. Rien ne m’y attire, mais c’est pour toi… je crois qu’il te sera salutaire de rentrer… tu as un vide dans ta vie et tu le sens douloureusement, c’est indiscutable… à Paris, il me semble que tu le combleras plus facilement qu’en ces passées rapides parmi ces pays étincelants d’ardeurs vibrantes et épanouies !

Altesse eût un mouvement de tête triste et négatif, puis elle reprit, voulant bien se laisser convaincre :

— Tu crois ? Comme tu voudras ! Mais nos amis, nos nouvelles conquêtes ?…

— C’est très bien de laisser des regrets derrière soi ; moi, je m’en irai sans peine, et toi ?

— Oh ! moi !… Alors, quand veux-tu ?

— Le plus tôt possible… n’est-ce pas ?

— Tout de suite, si tu n’y vois pas d’inconvénients ?

— C’est aussi mon idée. Ce soir part le Sud Express.

— Ce soir alors.


  1. En attendant.
  2. On appelle ainsi des gens, sortes d’amateurs qui, à la fin de chaque course, se précipitent de face sur le taureau et se suspendent à ses cornes. Ils portent des bonnets verts.