Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/I/Memoire


Memoire. XCVI.


CE n’eſt pas ſans myſtère qu’on luy donne icy deux viſages, & vne robe noire, auec vne Plume en la main droite, & vn Liure en la gauche.

La Memoire a vn double viſage, pource qu’elle eſt vn don particulier de la Nature, d’autant plus conſiderable, que par ſon moyen, & par les regles de la Prudence, elle comprend toutes les choſes paſſées, & celles de l’aduenir.

Le Liure & la Plume qu’elle tient, nous apprennent, Que la Memore ſe rend pafaite par l’vſage, qui conſiſte principalement en l’eſcrit, ou en la lecture des Liures.

Outre ces choſes, il y en a qui mettent vn Chien noir à ſes pieds, pour deux raiſons aſſez fortes. La premiere, à cauſe que le noir, ſignifie fermeté & longue durée, ce qui appartient à la Memoire, le propre de laquelle eſt de bien retenir les formes des ſens. La ſeconde, pource que l’experience continuelle nous fait voir, Que le Chien eſt vn animal qui ſe ſouuient de fort loing. Car ſi du lieu où il a eſté nourry, on le mene en vn païs eſtranger, il retrouue le chemin de luy-emeſme, & s’en retourne facilement : A quoi ſert d’exemple le Chien d’Vlyſſe, qui apres vingt ans d’abſence, reconnut ſon Maiſtre, quand il fut de retour en ſon païs. Et poſſible eſt-ce pour cela, que dans Platon le ſage Socrate jure par le Chien, que Phedre auoit appris par cœur toute la harangue que Lyſias auoit compoſée.

Quelques Anciens l’ont repreſentée par vne Femme d’aage mediocre, la coëffure de laquelle eſt enrichie de pierrerie & de perles : Mais ils la rendent ſur tout fort remarquable par ſon action : car elle ſe tire le bout de l’oreille auecque les deux premiers droits de la main droite.

Par ſon aage mediocre, il eſt declaré, comme dit Ariſtote, Lib. de Mem. Qu’en la force de leur virilité, les hommes retiennent mieux les choſes, qu’ils ne font en leurs ieunes, ny en leur vieilleſſe. Par les joyaux qui eſclattent ſur ſon chef, Qu’elle eſt la fidelle garde des richeſſes de l’eſprit, & de toutes les choſes qui ſont repreſentées par les ſens ; Et par ſon oreille, où elle porte la main, Qu’en cette partie delicate par qui nous oüyons, il y a, comme dit Lib. 1. Hiſt. Nat. Pline, ie ne ſçay quel reſeruoir de la Memoire, que nous ſemblons reclamer en y touchant ; Ce qui fait dire encore à Virgile, Ecl. 2

Quand des grandes Rois ie chantois la merueille,
Le Cynthien me tira par l’oreille.

Mais comme les vns abondent en memoire, l’experience fait voir, que les autres n’en ont du tout point ; comme on le raconte d’Atticus fils d’Herodes, auquel il fut impoſſible d’apprendre l’Alphabet ; & pareillement de Corebe, de Margités, & de Melitides, qui ne ſceurent iamais compter plus auant que le nombre de cinq ; Il y en a qui la perdent encore par diuers accidens, nais de frayeur, de cheutes, & de bleſſures ; comme il ſe remarque de cét Athenien, à qui vn coup de pierre receu à la teſte, fit oublier tout ce qu’il auoit appris ; & de Meſſala Coruinus, qui ne ſe ſouuint plus de ſon nom, apres qu’il faut releué d’vne longue maladie. A ces exemples i’en pourrois adjouſter d’autres ; comme celuy d’Orbilius Pupilius, illuſtre Grammairien, & d’Hermogenes le Sophiſte, à qui les meſmes diſgraces arriuerent : Mais il me ſuffit de dire, Que le temps nous fait tout oublier ; puiſque c’eſt luy qui abolit à la longue, les Deſplaiſirs, les Inimitiez, les Promeſſes, les Amours, & l’Amitié meſme, ſi elle n’eſt cultiuée par la conuerſation, ou par le moyen des Lettres. Il eſt vray qu’il n’y a que trop de faux amis, qui par vne malice noire oublient volontairement ce qu’il faut eſtre ſoigneux de retenir ; & ne retiennent que trop ce qu’vne ame genereuſe doit oublier. Cette verité ne peut mieux eſtre exprimée que par ces vers, qu’vn des grands eſprits de noſtre France nous a laiſſez : M. Bertaud

L’on ne ſe ſouuient que du mal ;
L’Ingratitude regne au monde ;
L’injure ſe graue en metal,
Et le bien-fait s’eſcrit ſur l’onde.