Hypnérotomachie ou Discours du songe de Poliphile/11

Hypnérotomachie, ou Discours du songe de Poliphile, Deduisant comme Amour le combat a l’occasion de Polia
Traduction par Jean Martin.
Jacques Kerver (p. 49-50v).
Comme apres que Poliphile eut perdu
DE VEVE LES DAMOYSELLES LASCIVES QVI LE
delaißerent, uint a luy une Nymphe, la beaulté & parure de la
quelle ſont icy amplement
deſcrittes.



E N ceſte maniere ie me trouuay tout ſeul, las, trauaillé, & en tel eſtat, que ie ne pouuoie bonnement iuger ſi ie dormoie ou non. Toutesfois au bout d’vn temps ie me recongneu, & apperceu que veritablement ma belle compagnie m’auoit abandonné : & ne peu ſauoir quand, comment, ny ou elle eſtoit allee, ainſi que ſi en ſurſault ie me feuſſe reueillé d’vn ſonge. Lors regardant a l’entour de moy, ie vey ſeulement vne belle treille de Genſemy, toute ſemee de ſes fleurs blanches, qui rendoient vne odeur fort agreable. Lá me retiray a couuert, grandement eſbahy en moymeſme de ceſte mutation tant ſoudaine & inopinee, reduiſant en ma memoire les choſes grandes & merueilleuſes que i’auoie veues & ouyes, aiant touſiours ferme eſperance es promeſſes de la Royne qui m’auoit aſſeuré que ie trouueroie ma Polia tant deſiree. Helas Polia, diſois ie en ſouſpirant. Mes ſouſpirs amoureux retentiſſoient deſſoubz celle verdure : & ainſi cheminant pas à pas, comme celuy qui pẽſe & ne ſcait ſ’il va ou ſ’il ne bouge, mes eſpritz ne ſe reſentirent iuſques a ce que ie feuſſe au bout de la treille, qui eſtoit aſſez longue a paſſer.

Alors regardant ca & la, ie vey de loing vne aſſemblee de ieunes gẽs, hommes & femmes en pluſieurs bandes, au mylieu d’vne campagne grãde & ſpacieuſe a merueilles, les vns danſans, les autres paſſans le temps en diuers actes de plaiſir. Si toſt que ie les eu deſcouuertz, ie m'arreſtay, tumbant en doubte, aſauoir lequel ie deuoie faire, ou paſſer outre deuers eux, ou bien attendre, et ne bouger dela. Adõc comme i’eſtoye en ce penſer, vne belle Nymphe ſe partit de la trouppe, portant vn flambeau ardant en ſa main, & print ſon chemin droit a moy, qui l’attendy en affection grande, eſperãt auoir quelques nouuelles de ce que i’alloie querant. Ceſte Nymphe ſ’approcha de moy auec vn viſage riant, & de ſi bonne grace, que Venus ne ſe monſtra onques ſi belle au beau bergier Paris, quand il luy adiugea la pomme d’or, ny la belle Psyché au dieu Cupido ſon amy. Certainement ſi ieuſſe eſté par Iupiter deputé arbitre ſur le differẽt des trois deeſſes, & que ceſte Nymphe y feuſt venue pour la quatrieme, Venus n’en euſt pas emporté le pris : car elle eſtoit ſans cõparaiſon plus belle, & trop plus digne de la pomme. De prime face ie penſay & tins pour tout certain que c’eſtoit ma Polia : mais la facõ de l’habit que ie n’auoie accouſtumé de veoir, & la qualité du lieu ou ie me trouuoie, me perſuaderent le contraire : parquoy ne luy oſay faire ſemblant, & en demouray incertain. Elle eſtoit veſtue d’vne robe de ſoye verte, tyſſue auec fil d’or, repreſentant en coleur le plumage changeãt du col d’vn Canart : & auoit per deſſoubz vne chemiſe de toille de coton, deliee comme creſpe, laquelle ſembloit couurir des roſes blanches & incarnates. La robbe eſtoit ioincte & ſerree au corps, au deſſoubz des mãmelles, faiſant aucuns petitz pliz couchez aplat ſur l’eſtomach, qu’elle auoit vn peu relué, ceincte ſur les hanches larges & charnues, a tout vn cordon de fil d’or, ſur lequel elle auoit retrouſſé la ſuperfluite de ſon veſtement, taillé beaucoup plus long que le corps, tant que la liſiere venoit a fleur de terre, ou deux doigtz pres, & eſtoit encores ceincte audeſſoubz de l’eſtomach, pour ſerrer ce retrouſſement qui ſembloit enleué & bouffant a l’entour de ſon ventre & des flancs. Le reſte pẽdoit iuſques aux cheuilles des piedz, & alloit volletãt pour le mouuemẽt qu’elle faiſoit a cheminer : car il eſtoit batu d’vn petit vent qui l’eſbranſloit, le reiectant aucunesfois en arriere, pour faire veoir la belle forme & proportion de ſon corps, qu’elle n’eſtimoit pas beaucoup : qui me fit ſouſpecõner que ce n’eſtoit point choſe humaine. Elle auoit les bras longz, les mains grandes, les doigtz rondz & deliez, les ongles vermeils & luyſans : ce que lon pouoit facilement contempler autrauers de ſa chemiſe de toille claire & flocquãte a l’endroit ou les braz ioignent a l’eſpaule. Sa robbe eſtoit bordee d’vne frize de fil d’or traict, enrichie de pierrerie, & en ſemblable tout le tour de ſa mãte : a laquelle frize pendoient en maniere de frãge pluſieurs petitz fers d’or cõme de fleches barbelees. Le veſtemẽt eſtoit fendu aux deux coſtez des hanches, depuis le hault iuſques a bas, fermé a trois boutons, faictz chacun de ſix ꝑles d’vne groſſeur toute pareille, enfilees en ſoye azuree. Son col eſtoit lõguet & droit, reſſemblant Alabaſtre, & ſe monſtroit tout deſcouuert, pource que ſa robbe eſtoit eſchancree ſur la poictrine, et bordee de la meſme frize, entrãt entre les mammelles en maniere de cueur. Les mãches de ſa chemiſe eſtoient vn peu larges, lyees au poignetz, de deux braceletz d’or, boutõnez de deux groſſes perles oriẽtales. Mais ſur tout ie regarday ſes tetins, ſi rebelles, qu’ilz ne vouloient ſouffrir d’eſtre preſſez du veſtement, ains le repoulſoient en dehors, formant deux petites pommes, qui (a grand peine) euſſent peu emplir le creux de la main. Sa gorge eſtoit plus blanche que la neige, enuironnee d’vn collier plus riche que celuy pour lequel la deſloyalle Eryphilé enſeigna ſon mary Amphiaraus. c’eſtoit vne corde de groſſes pierres precieuſes meſlees de perles, en la maniere qui ſ’enſuyt. Contre le mylieu de la poictrine y auoit vn grand Rubiz enfilé entre deux groſſes perles, puis deux Saphirs, vn de chacun coſté, & deux autres perles. Apres deux Eſmerauldes, & deux perles, ſuyuies de deux Dyamans, & au mylieu vn autre Rubiz entre deux perles, de la forme & groſſeur d’vne Oliue, reſerué les perles qui eſtoient rondes, & un peu moindre. Elle auoit en ſa teſte vn chappelet de fleurs, par deſſoubz lequel ſortoit la cheuelure entortillee en facõ de petitz anneletz, faiſans vmbrage aux deux coſtez des tẽples. La groſſe flotte de perruque deſcẽdoit le lõg du collet, ou elle eſtoit trouſſee en bonne grace : & laiſſant les oreilles deſcouuertes, qui eſtoient rondes & petites, pendoit iuſques ſur les genoux, eſtincellant au Soleil comme filetz dor : car elle eſtoit plus belle & mieux diapree que la queue d’vn Pan quand il fait la roue. Elle auoit le front hault, large, & poly : puis au deſſoubz deux yeux rians, clairs comme les rayons du Soleil, compoſez de deux prunelles noires, enuirõnees d’vne blãcheur tele que ſi on euſt mis du laict a l’encõtre, il ſe feuſt mõſtré auſſi noir cõme encre. Ilz eſtoiẽt couuertz de deux ſourcilz deliez, & voultez en quarte partie de cercle, ſeparez et diſtãs l’vn de l’autre la largeur de deux bõs poulces, plus noirs que fin veloux. Les ioues eſtoiẽt vermeillettes, embellies de deux pettes fosses, aiãs coleur de roſes fraiches cueuillies a l'aube de iour, & miſes en vn vaiſſeau de Cryſtal. Certes ie les puis (a bon droict) comparer a celle tranſparence vermeille. Au demourant elle auoit le nez traictif, bien pourfilé, & deſſoubz vne petite vallee ioignãte a la bouche qui eſtoit de moyẽne grandeur. les leures vn peu releuees, & de coleur de ſatin cramoiſi. les dentz auſſi blanches qu’yuire, toutes d’vne proportion, & ſi proprement arrengees que l’vne ne paſſoit pas l'autre. Amour entre elles cõpoſoit vne odeur la plus ſoeue qu’il eſt poſſible de penſer. Vous euſſiez dict a la veoir de loing, que de ſes leures c’eſtoit Coral, ſes dentz perles orientales, ſon haleine Muſc en perfum, & ſa voix doulx accord de fleuttes. La veue (certes) de ceſte Nymphe engendra vne grande diſcorde entre mes ſens & mon deſir : ce qui ne m’eſtoit encores aduenu pour toutes celles que i’auoie au parauãt trouuees, ny pour les richeſſes par moy veues. Mes ſens iugeoient l’vne des parties de celle excellẽte compoſition eſtre plus belle que l’autre : mes yeulx eſtimoiẽt le contraire : leſquelz furent autheurs & cauſe principale de ceſte altercation & debat pour embrouiller mon poure cueur, qui pour leur obſtinatiõ vehemẽte a eſté precipité en trouble & trauail perpetuel. Le deſir exaulceoit ſingulierement ſa belle poictrine : a quoy les yeux ſ'accordoient aucunement, pourueu qu'ilz la peuſſent veoir plus a plein. puis attirez de la belle contenance, l’eſtimoient plus que tout le reſte. L’appetit y contrediſoit, priſant ſur toutes choſes ſa cheuelure doree, large, eſpoiſſe, agencee par belles vndes, entortillee en facon d’anneletz. Mes yeux ſ’arreſtoient a leurs ſemblables, & les comparoient a deux eſtoilles luyſantes au matin, enuiron le mylieu du ciel ſerein. Helas les rayõs de ſes beaux yeux paſſoiẽt au trauers de mon cueur comme deux dardz tirez par Cupido quand il ſe met en ſa cholere. Ie congnoiſſoie bien en moy-meſme que ceſte diſſenſiõ ne pourroit ceſſer ſans perdre le plaiſir de regarder la belle Nymphe : ce qui m’eſtoit impoſſible : parquoy i’eſtoie ainſi qu’n homme preſſé de faim ſe trouuãt parmy grande abondance de viandes qu’il deſire toutes enſemble, mais il n’eſt aſſouuy de nulle qui ſe preſente.