Chez l'auteur (p. 35-36).

Croissant de lune


Ce soir un mince et pâle croissant apparaît au ciel entre les deux hauts peupliers qui se dressent de chaque côté de la barrière donnant accès au terrain. Et une étoile s’allume dans l’espace, juste en dessous de la nouvelle lune, entre les colonnes formées par les deux peupliers. C’est un soir d’une douceur enchanteresse, d’un charme captivant, un soir plein de promesses.

Et l’on éprouve comme ça, soudain, le désir de voir apparaître à la barrière, un ami dont on est séparé depuis très longtemps, une connaissance perdue de vue dont la présence apporterait une joie précieuse, complète, une personne rencontrée jadis avec qui l’on se reconnaissait de fortes affinités, qui a juste traversé notre chemin et que l’on n’a jamais revue. L’on souhaiterait les voir s’avancer vers nous à cette heure indécise, échanger avec ces êtres d’élection des impressions qui sont depuis longtemps au fond de nous-même et que nous n’avons jamais exprimées. Ou encore, nous aimerions nous promener lentement côte à côte avec l’un d’eux en échangeant de rares paroles qui seraient l’essence même de notre individualité.

Retrouver pour une heure ces créatures exilées de notre vie, que le destin a éloignées de notre route. Notre imagination nous emporte…

L’on songe, l’on rêve… Il nous semble que ces figures évoquées vont prendre corps, vont venir vers nous dans ce soir fabuleux.

Soudain, dans l’obscurité qui tombe, le soupirail de la cave du voisin s’éclaire. Dans ce carré de lumière je vois un homme qui, tenant un poulet, l’attache à un croc en fer fixé au mur, en lui transperçant le cou. Ainsi prisonnier, le volatile s’agite.

mais le voisin, d’un geste brutal, tire sur les deux pattes, élargissant la plaie du cou d’où le sang coule. Puis, agiles, rapides, ses doigts saisissent les plumes et les arrachent du corps palpitant. Parfois le poulet a un brusque soubresaut, mais impuissant à se dégager, son cou pris dans le crochet en fer, il souffre en silence. À côté, dans une caisse, la plume s’entasse. Parfois, l’oiseau agite faiblement les ailes… Son corps apparaît nu…

Soudain, le soupirail s’efface. Le carré de lumière s’est éteint. Victime et bourreau sont disparus.

Et là-haut, le mince et pâle croissant de la lune entre les deux hauts peupliers est comme un ornement symbolique et la scintillante étoile est un joyau de feu dans le ciel serein.