Hymne à Satan (Gilkin)

La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 249-253).
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HYMNE À SATAN



Dieu du temps, de l’espace et du nombre, enfanté
Dans le mystère par l’éternelle unité,
Pour vivre et pour souffrir contre elle révolté ;

Toi, la double énergie en sa lutte profonde,
Flamme exterminatrice et Lumière féconde,
Âme de l’Univers, sperme brûlant du monde ;

Père du mouvement, maître du devenir,
Sombre Seigneur de la douleur et du plaisir,
Mourant pour engendrer, engendrant pour mourir ;

Toi, l’antique ennemi, toi, l’éclair centrifuge,
Multiforme apparence, ubiquité transfuge,
Toi, le feu du soleil et le flot du déluge,

Contempteur, Destructeur, Novateur, triple Roi,
Toi, notre unique loi, toi, notre unique foi,
Satan, nous élevons nos cœurs brûlants vers toi !

Ton esprit inventif ne se peut satisfaire
De la banalité des cieux et de la terre
Et ton ricanement accuse Dieu le Père.

Mais tu sais allumer comme un divin flambeau
Dans les cerveaux humains le désir du nouveau,
Le mépris du réel et le culte du beau.

Sous ton aile de feu, qui frissonne sans trêve,
Le saint temple de l’art vers l’idéal s’élève ;
Et tu refais le monde et Dieu selon ton rêve.

Tu nous apprends les sons, les formes, les couleurs,
Le charme languissant des parfums séducteurs
Et le goût dépravant des perverses saveurs.

Le cri de ton orgueil fut la première rime
Et ton souffle a mêlé, pour embaumer l’abîme,
Les extases de l’art aux voluptés du crime.

Tu jettes des héros à la face des cieux
En faisant miroiter aux feux noirs de tes yeux
L’éloquence, l’histoire et les mythes des dieux.

Pour transplanter l’amour, piteux frisson physique,
Aux jardins merveilleux de la Rose mystique,
Aux filles de Caïn tu donnas la musique.

Dieu, père du bourgeois et du pharisien,
Regarde son ouvrage et dit que tout est bien ;
Ton cœur d’artiste n’est jamais heureux de rien.

Mais rongé de pitié pour la maigre Nature,
Tu créas les beaux-arts, le luxe, la parure
Et les rites savants de la grande luxure.

Tu sais, pour pimenter nos ébats sensuels,
Y mêler des plaisirs ténébreux et cruels
Et la perversité des feux spirituels.

Infâmes baisers bus dans des coupes infâmes,
Guirlandes de Lesbos, lèvres jointes des femmes,
Doux lys de la mer Morte, ô chairs aux fraîcheurs d’âmes,

Incestes parfumés dans les palais royaux,
Dans les champs endormis sombres viols d’animaux,
Funèbres passions au fond des hôpitaux,

Et sur tous ces péchés, l’affreuse conscience
Qui hurle sans repos : « Pécheur, fais pénitence ! »
Voilà qui donne un peu de vie à l’existence !

Non moins que des plaisirs, tu nous fais des devoirs.
Pour soûler les soldats de généreux espoirs,
Tu leur verses, ô Dieu du sang, tes poisons noirs.

Ton aile rouge passe à travers les tueries
Et sur les fronts martyrs flotte en palmes fleuries
Dans les temples de Dieu changés en boucheries.

Pour stimuler l’ardeur des esprits curieux,
Ta main de flamme écrit des mots mystérieux
Qu’épèle en bégayant le savant anxieux.

Tu caches si bien Dieu sous les décors du culte,
Qu’échangeant à l’envi la torture ou l’insulte,
Les clergés ennemis te servent en tumulte.

De toi, dieu de l’argent, vient la prospérité ;
Tu fais puissant l’État et riche la Cité ;
Tu dispenses la gloire et l’immortalité.

Ô civilisateur, ta suprême malice
Inventa la morale et l’humaine justice
Qui vers le ciel sanglant font fumer le supplice.

Tu rives tour à tour et tu brises nos fers,
Martelant sans relâche aux forges des enfers
La contradiction, pivot de l’univers.

Sans ta rébellion Dieu n’aurait pu rien faire.
Tous les êtres sont nés du feu de ta colère.
Nous te glorifions, Satan, notre vrai père !

Ne te devons-nous pas notre rédemption,
Toi, qui crucifias l’homme-dieu de Sion
Grâce à Judas, ton fils de prédilection ?

Satan ! Satan ! Satan ! Toi seul es charitable !
Toi seul es généreux ! Toi seul es redoutable !
Il faut connaître Dieu pour adorer le diable !

Satan, écoute-nous ! Satan, exauce-nous !
Satan, étends ton bras sur ton peuple à genoux !
Et donne-nous la paix des sages et des fous !