H. Simonis Empis (p. 141-150).


PIERRE VEBER


Pour Paul Marrot.

M. Pierre Veber, le corps et l’esprit lassés, entra dans le square Delaborde, derrière la Pépinière, et s’assit sur un banc.

C’était une matinée d’automne agonisant, triste et douce. Un peu de soleil timidement, comme un malade qui sent la mort venir et ose à peine se montrer, risquait à travers le ciel gris des clartés pâles sur les maisons et s’attardait à glisser dans les arbres. Des oiseaux chantaient encore en sautant sur les branches et les dernières feuilles jaunies voletaient et valsaient, petites folles apeurées qu’entraînait la caresse du vent. Des canards barbotaient dans l’eau du bassin, avec régularité, en personnes sérieuses qui accomplissent un obligatoire métier. Et M. Veber trouva ce paysage mélancolique en accord parfait avec son âme. Tout près, Saint-Augustin dressait sa masse blanche et austère. En se penchant, il voyait s’ébranler l’illustre omnibus Panthéon-Courcelles, et parfois des sonneries guerrières, venues de la caserne voisine, frappaient ses oreilles. Les nourrices alors et les bonnes, qui d’un œil paresseux surveillaient les bébés, écoutaient, rouges d’admiration, en levant la tête, et un vieil invalide, qui lisait le « Petit Journal », marquait la mesure de sa jambe de bois. Enveloppés dans de grands manteaux, des ecclésiastiques passaient, rapides et discrets.

M. Pierre Veber éprouvait de la peine, car depuis la veille il n’avait rencontré personne à qui il eût pu dire quelque rosserie. Du bout de sa canne, il se distrayait à tracer des ronds défectueux sur le sable et à frapper des cailloux innocents. Et il songeait aussi à sa vie écoulée : machinalement, il se retrouvait le dos courbé, le front dans les mains, compulsant des livres à la Bibliothèque nationale ; puis des semaines fuyaient, fuyaient. Il écrivait au Journal, au Gil Blas ; il passait à l’Écho ; il publiait des romans, il devenait dramaturge. Il se souvint aussi de Jean son frère, de la rue Édouard-Detaille, silencieuse et déserte, de son petit cabinet de travail où il passait des heures à aiguiser des pointes railleuses, et, sans s’en douter, il murmura en bâillant : « Ah zut ! que c’est bête tout ça ! » Puis, mettant la main sur son cœur : « Je suis morose, dit-il, et je ressemble aujourd’hui à un poitrinaire. »

Et comme il pensait à ces petites choses sans importance, une femme franchit la grille du jardin. Grande, mince et souple, elle venait lentement sur le sable de l’allée, et sa jupe relevée d’une main légère laissait voir la cheville du pied, fine et frêle et nerveuse. Le soleil piquait des reflets fauves dans ses cheveux blonds. Elle s’arrêta devant le bassin, regarda un instant les jeux paisibles des canards, puis elle chercha un banc, et, comme ils étaient tous occupés, elle s’assit près de M. Veber. M. Veber, pour se délasser, l’examina. Elle lui plut : il aimait sa poitrine qu’il devinait dure et petite, et sa jambe ferme, et sa nuque très blanche où frisottaient des boucles ; ses yeux surtout le charmaient, de grands yeux bleus et rêveurs. Elle resta quelques minutes le buste un peu penché, la tête un peu inclinée, les mains unies sur les genoux, le regard perdu. Puis elle prit son ridicule, en tira un livre, l’ouvrit à une page cornée et se mit à lire. Un frisson parcourut les vertèbres de M. Veber : c’était l’Aventure.

Ses ennuis s’envolèrent. Il sentit soudain son cœur plein d’affection reconnaissante pour l’inconnue ; il lui semblait qu’il était un peu d’elle-même, puisque en ce moment elle vivait de lui et par lui. Avec précaution, il lança un regard sur la page ouverte, et déchiffra quelques lignes : « Le jardin est tout petit ; au milieu s’érige un horrible monument imposé à la mémoire de Louis XVI en expiation de son incapacité… »

Il sourit :

« Que lisez-vous, madame ? »

Elle se tourna vers lui, le dévisagea, et sans colère, sans surprise :

« Un livre délicieux, dit-elle : l’Aventure de P. Veber. »

Une lueur chaude passa dans ses grands yeux, et elle ajouta, car elle n’était point sauvage :

« J’aime à la folie cette tendresse ironique, et moi, qui déteste les railleries, j’adore celles-là, parce qu’elles s’enveloppent toujours d’une précieuse sentimentalité. »

Les joues de M. Pierre Veber rougirent : les compliments justes enchantent.

« Je pense comme vous, dit-il.

— Ah ! nous seules, reprit l’inconnue, nous seules, pauvres femmes, que tente un éternel et vague désir, nous pouvons goûter tout le charme de ce roman. Petite âme d’étagère que madame Luz de Ghantorey ; petite âme d’étagère fragile et menue, et pourtant si simplette !… L’aventure, le frisson de l’aventure, pour le ressentir, que n’oserions-nous pas ?… Les unes le cherchent bravement, avidement, sans scrupules… les autres en hésitant, en reculant, en calculant, mais toutes, toutes, nous le cherchons. »

M. Pierre Veber insinua que peut-être l’auteur se moquait de son héroïne.

— « Qu’importe ? répondit-elle. Nous ne lui en voulons pas que madame Luz de Chantorey soit la victime d’un cambrioleur qui, sous des apparences de noble exotique, simule l’amour pour mieux la dévaliser… Sans doute la déception fut cruelle, et la blessure d’amour-propre profonde… Mais elle vivra désormais avec le souvenir jaloux d’avoir frôlé le danger et couru l’aventure ; et je l’envie.

— Ah ! murmura Pierre Veber, comme votre âme ressemble à la sienne ! »

Ils restèrent silencieux. Le ciel devenait plus clair et le soleil moins pâle jouait sur les toits. Les canards avaient fini de barboter et, couchés sur le gazon, ils lissaient leurs ailes à coups de bec.

« Je voudrais le connaître, soupira la jeune femme. Le connaissez-vous ?

— Un peu, suffisamment même pour en bien parler. »

Elle s’appuya au dossier du banc et, laissant avec fatigue retomber le livre :

« Il doit être de taille moyenne, n’est-ce pas ? Son nez, un peu retroussé, révèle son parisianisme narquois ; ses yeux malins de bon enfant, son observatrice sensibilité. Une barbe soyeuse orne son menton, et, quand il songe ou rêve, sa main fine s’y égare avec complaisance. Il rit parfois d’un petit rire contenu, qui n’entr’ouvre pas ses lèvres, s’attarde dans le gosier, et se perd en secousses légères. »

M. Pierre Veber se rappela qu’il était un pince-sans-rire ; il ne manqua point de jouer le rôle que lui impose cette étiquette.

Il réprima un sourire, envoya rouler à quelques pas un cailloux qu’il avait déterré patiemment avec sa canne, et, esquissant un geste ennuyé :

« Comme je regrette, madame, de ne pouvoir vous confirmer l’exactitude de ce charmant portrait ! Hélas ! combien peu il ressemble à l’auteur de l’Aventure, et surtout combien trop il le flatte !

« M. Pierre Veber est un petit homme chauve, bedonnant, boiteux et édenté, que les dieux dotèrent d’un caractère inquiet. Il habite tout en haut de la Glacière, près des baraques des chiffonniers, dans un taudis où piaille un perroquet sans plumes, où miaule un matou efflanqué, où dort un vieil hibou empaillé. Un crâne d’assassin lui sert d’encrier ; un poignard taché de sang, de coupe-papier. Il porte des redingotes élimées et rapiécées, des pantalons qui s’effilochent, et des chapeaux qui furent neufs il y a longtemps. Parfois on l’aperçoit dans Paris, affairé, hagard, haillonneux. Il court chez ses éditeurs pour leur arracher quelques sous. Il vit très misérablement.

— Ohl comme vous m’étonnez et m’attristez ! Je me le représentais sous une forme si plaisante ! Mais que fait-il donc de ce qu’il gagne ? »

M. Veber baissa la voix :

« Il boit, madame, effroyablement (et, secouant la tête avec pitié, il ajouta :) un alcoolique, un inguérissable alcoolique. »

L’inconnue regarda longuement M. Veber comme afin de lire en son âme menteuse, puis elle pâlit :

« Vous devez écrire vous-même, dit-elle, pour si mal parler d’un littérateur. Je ne vous crois point. »

M. Pierre Veber ne répondit rien. À la dérobée, il observait sa voisine. Que faire ? Dirait-il son vrai nom ? Sans doute à peine l’aurait-il prononcé que la belle n’hésiterait pas à lui accorder l’amour ressenti pour l’écrivain. Un flirt, un caprice, qui sait ? une liaison de quelques jours, rapide et joviale… Il rêva de rendez-vous dans les squares écartés, ou sur les petites places battues par le vent, ou à l’ombre des vieilles églises… il rêva aussi à des heures, vite enfuies, dans quelque chambre tiède et ensoleillée, qu’il parfumerait de fleurs… et d’où l’on entendrait, dans les minutes de repos, le bruit sourd de la ville… Elle aurait des gestes adorateurs, des mines émerveillées, des caresses obéissantes… Cela durerait une semaine ou deux et, quand il aurait pleinement savouré le charme d’être aimé pour ses livres, il s’en irait tout à la douce, un beau jour, et le monde ignorerait cette puérile passade. Il écouta battre son cœur ; son cœur battait normalement, aucun remords ne déchirait sa conscience. Il toussa, se rapprocha :

« Excusez-moi, madame, je vous ai trompée ; je suis Pierre Veber lui-même, et… »

L’inconnue ne l’entendit pas. Il répéta sa phrase. Elle tourna un peu la tête, un petit rire ironique la secoua, — et, bien dignement :

« Dites donc, pour qui me prenez —vous ? On ne m’a jamais monté de bateaux. »

Elle ferma son livre, le remit avec soin dans son ridicule, et, sans même l’avoir regardé une nouvelle fois, elle quitta le jardin.