H. Simonis Empis (p. 127-140).


TRISTAN BERNARD.


Pour René Schützenberger.

M. Tristan Bernard s’était levé ce matin plus tôt que d’habitude… Dix heures sonnaient. La chemise entr’ouverte, les pieds nus égarés en des savates trop grandes, les cheveux broussailleux, la bouche mauvaise, et les yeux presque fermés, il entra dans le petit salon, poussa un soupir, se laissa tomber sur un fauteuil et s’endormit… Ça ne lui valait rien, vraiment, de tâcher à devenir matinal.

La rue Édouard-Detaille était si calme ! Nul bruit encore n’en troublait la provinciale quiétude. On ne voyait pas, le nez collé aux fenêtres, de féminines figures, en résilles ou en bonnets, avec des papillotes ou des bigoudis, et les servantes ne songeaient pas à secouer sur les rares passants la poussière des tapis et les miettes des nappes. Il n’y avait même pas d’homme à casquette grise et à tablier bleu pour offrir, d’une voix glapissante, du mouron aux personnes sensibles qui nourrissent les petits des oiseaux. Morphée régnait encore en ces lieux déserts.

M. Tristan Bernard, les jambes étendues, les mains unies sur le ventre, dormait. Lentement, les minutes s’en allaient. Sa tête alourdie croulait sur sa poitrine parmi les flots noirs de sa barbe. Le quart, la demie tintèrent, puis comme le dernier coup de la demie venait de s’éteindre à jamais, il fit un beau rêve.

La porte s’ouvrit avec douceur ; à petits pas pressés, les coudes au corps, un vieux monsieur se glissa dans la chambre. Il était grand et vigoureux encore. Des cheveux grisonnants et bouclés couvraient sa tête, au-dessus du front haut et poli, et une barbiche à deux pointes lui donnait l’air d’un fidèle bonapartiste. Bien qu’il portât une canne à pomme d’or, ses vêtements de forme ancienne révélaient quelque fatigue.

Il regarda M. Bernard, sourit, prit une chaise et s’assit. Muet, il attendit quelques instants ; puis, comme M. Bernard ronflait avec tranquillité, il posa sur ses cheveux une couronne de lauriers. Et M. Bernard reconnut sir Charles Dickens. Son âme frémit et des frissons heureux chatouillèrent son corps. Il essaya, par politesse, de se rappeler deux ou trois mots anglais, et n’y parvenant point, il tendit les bras dans un beau geste adorateur. C’était bien le maître, tel qu’on le dépeint quelques années avant sa mort, et tel que le montrent les eaux-fortes qui illustrent les premières pages de ses œuvres. Ah ! comme il eût voulu seulement toucher le pan de cette redingote usée, dont les manches brillaient, et dont les coutures s’enfuyaient ; mais il ne saisit que du vide, et ennuyé, attristé, il s’enfonça dans son fauteuil.

Et il murmura simplement :

— Oh ! maître, maître !

Les mains jointes sur la pomme de sa canne, la tête penchée un peu, M. Dickens le regardait, avec de bons yeux humides, que mouillaient des larmes naissantes, affectueuses et admiratives. Un sourire amical plissait tendrement sa bouche. Ses lèvres enfin remuèrent et, lentes et gracieuses, des phrases rompirent le silence :

— Ainsi, c’est vous, dit-il, vous qu’on appelle Tristan Bernard. Je me sens heureux, bien heureux de vous voir. Je suis un vieil homme et j’habite le pays lointain où s’en vont les âmes défuntes, le pays des fantômes, des spectres et des apparitions blanches. Est-ce le Styx noir et bourbeux, ou les nuages bleus, roses et pâles des célestes demeures ? Je ne sais… Mais depuis si longtemps je vous chéris, depuis si longtemps je vous cherche… J’ai soulevé la pierre du tombeau, cette pierre sombre et lourde qui procure aux poètes tant de strophes pathétiques, aux prosateurs tant de paragraphes éloquents, et je suis venu, je ne me rappelle plus comment, jusqu’en cette rue silencieuse, avec la joie d’un père qui va trouver enfin un fils longtemps désiré.

M. Bernard aima cette façon poétique de s’exprimer et sa première émotion disparut. Il observa M. Dickens avec plus de curiosité, et tout de même craignant encore peut-être qu’il ne s’évanouît soudain en spirales claires de fumée, il risqua une chiquenaude sur sa main et pinça sa jambe. M. Dickens ne prêta pas grande attention à ces menues tentatives, il reprit :

— Oui, comme un père qui va trouver enfin un fils longtemps désiré. Ah ! Je croyais que jamais je ne goûterais la joie orgueilleuse de revivre dans un autre moi-même, et je me lamentais, je me désespérais… Mais vous voilà enfin… Vous êtes mon fils, mon vrai fils, mon fils unique.

Il contemplait plus tendrement M. Bernard, comme s’il voulait graver pour toujours dans sa mémoire son visage malin, et il murmurait d’une voix pâle et frêle :

— Ah ! depuis si longtemps je vous aime, depuis si longtemps… Je songe à vos premiers essais, ces proses ironiques du Chasseur de Chevelures que publia la Revue Blanche, où vous vous amusiez avec Pierre Veber à déformer le réel et à inventer le possible. Mon âme a tressailli en les lisant, et j’ai prévu ce que vous donneriez. Ce furent ensuite des nouvelles, des Contes de Pantruche et d’ailleurs, puis des piécettes profondes à la fois et joviales, et vite, vite, votre talent s’affirmait, et ravi je vous voyais tranquillement et d’un pas léger monter de la réputation vers la gloire… Les Mémoires d’un Jeune Homme rangé vous l’ont apportée… Vous êtes mon fils.

Ces paternelles paroles plurent à M. Bernard. Il caressait sa barbe assyrienne avec complaisance. Devait-il rougir de semblables éloges ? ou se jeter dans les bras de ce nouveau père ? ou rire aux éclats ? Il mit la main sur son cœur, son cœur battait avec régularité. Il ébaucha un geste reconnaissant, réfléchit quelques secondes, et laissa modestement tomber ces mots :

— Oui, maître, je suis un humoriste, comme vous, mais je ne vous égale pas. Vous exagérez. J’ai du talent, beaucoup de talent, mais je n’ai pas votre génie. Je me connais. Je suis un homme sage et narquois, doublé d’un observateur exact et minutieux. Les dieux m’ont permis de soulever le beau voile, artistement colorié et aux plis savants, sous lequel nous nous cachons, et d’atteindre sous les apparences la seule vérité. Je sais percer ce caractère factice que nous crée la société et je découvre celui qui est vraiment le nôtre. Peut-il y avoir source plus féconde d’ironies ? Je note les infinies contradictions de nos actes, de nos pensées et des conventions de tout ordre auxquelles nous nous soumettons, et des moments les plus solennels de notre existence comme des minutes les plus insignifiantes, des paroles les plus banales comme des gestes les plus nobles, je fais jaillir un comique si juste qu’il excite au rire les visages les plus renfrognés. Aussi ma fantaisie ne quitte-t-elle jamais la réalité, elle en brode l’ironique commentaire et, obstinément elle se distrait à démolir toutes les vieilles légendes, toutes les vieilles traditions, toutes les vieilles coutumes, sur lesquelles nous vivons et qui constituent l’hypocrite morale du monde. Voilà ce dont je suis capable.

Il y eut un instant de silence, car M. Bernard était fatigué, et il reprenait haleine. Tout de même il dévida encore quelques phrases.

— Je regarde autour de moi, dit-il. De gentils pantins s’agitent. Ils parlent, ils marchent, ils mangent, ils boivent, ils aiment, de la même façon que leurs pères, leurs grands-pères, leurs arrière-grands-pères et leurs trisaïeux, et tous leurs descendants seront comme eux. Alors, j’arrive en souriant, traînant les pieds, le ventre bedonnant, et doucement je montre, sans avoir l’air de rien, combien leur vie — et la vie en somme — est vide et convenue, édifiée sur des absurdités, des ridicules, et de sots principes. Je ressemble à l’ouvrier blanc de poussière qui démolit les vieilles maisons, je démolis les plâtras conventionnels… Mais vous, vous êtes le maître, le maître puissant, dont le génie railleur et tendre à la fois a créé d’innombrables et d’inoubliables figures, et je vous adore, car vous seul peut-être avez pu embrasser et peindre la vie dans toute sa complexité et sous tous ses aspects, et je vous dois mes émotions les plus précieuses et mes jouissances les plus rares. Que suis-je en face de vous ? Un disciple aimant et fidèle et de quelque valeur sans doute, mais un disciple, et vos éloges ne sont que politesses d’un homme bien élevé en visite.

M. Bernard baissa le menton, et, comme si de telles paroles eussent le don d’évocation, des ombres légères, frissonnantes, peuplèrent la chambre, voletant au plafond, s’accoudant à la cheminée ou tapies dans les fauteuils. Et c’étaient M. Pickwick, gras et content ; David Copperfield causant avec M. Micawber ; M. Pecksniff, l’hypocrite architecte ; Master Silas Wegg, l’homme à la jambe de bois, messager et commissionnaire près de Cavendish-Square ; et Dombey fils, le cher petit Dombey, qui mourut en comprenant la chanson merveilleuse des vagues. Il n’y avait, hélas ! ni Ruth, la mignonne Ruth qui cuisait de si bons plum-pudding, ni Dora, fragile et tendre jouet, ni Agnès, ni la petite Dorritt. Peut-être M. Bernard les effrayait-il encore un peu.

M. Bernard cependant n’eut pas le loisir de s’étonner, M. Dickens secoua la tête, avec énergie, puis il leva un doigt en signe d’amical reproche.

— Vous vous défendez contre mes éloges, dit-il, vous avez tort, car vous les méritez : il faut toujours accepter les éloges justes ; les repousser c’est injurier celui qui les formule. Je veux vous dire toute la vérité. J’ai lu et relu les Mémoires d’un Jeune Homme rangé. Oh ! voilà bien le chef-d’œuvre de l’humour. Moi, toujours emporté par mon imagination, je m’enthousiasme, je m’exalte, je me passionne, et, fiévreux, maladif, je passe des attendrissements les plus éplorés aux lyrismes les plus fous. Je comprends les voix tristes ou gaies des cloches, et les hurlements du vent, et la plainte murmurante de la mer. Je peuple la nature d’êtres qui tourbillonnent, et je souffle la vie à la matière inerte. Je suis un poète encore plus qu’un humoriste. Mais vous, les classiques vous ont légué toutes leurs qualités, ce goût, cette mesure, cette simplicité qui rendent leurs œuvres impérissables. Vous ne vous attardez pas à d’imprévues et longues descriptions, à de sanglotantes élégies, à de dramatiques invocations. Vous allez droit votre chemin, dégageant de la vie, sans procédés, par la seule observation, l’irrésistible grotesque qu’elle renferme, et comme vous savez dans la foule des détails choisir ceux-là seuls qui conviennent, et dire ce qu’il faut dire, vous possédez le secret d’éviter toute longueur et de ne jamais ennuyer.

M. Bernard tripotait encore sa barbe par contenance. Il ouvrit la bouche, comme s’il voulait parler, mais M. Dickens le devança.

— Oui… vous avez écrit un chef-d’œuvre. Parmi tant de sujets qui s’offraient à vous, vous avez pris le plus simple, le plus banal, l’histoire d’un jeune homme qui aime une jeune fille et l’épouse, et de ce sujet si commun, si rabattu, vous avez tiré une merveille d’observation. Un autre eût imaginé des complications sentimentales, quelque drame déchirant, des parents barbares, une jeune fille perfide. Vous détestez ces procédés, la simple vérité renferme pour vous assez de richesses, et vous éclairez au profond de nous-mêmes des coins encore sauvages. Pauvre jeune homme rangé ? Que de petites saletés il commet sans s’en douter, et comme il est tendrement bête et vaniteux, et naïvement cynique ! Ah ! la jolie petite âme vraiment que lui ont confectionnée la vie de famille, le lycée, la société de ses amis et la fréquentation des lieux nocturnes de plaisir ! Votre ironie a tout raillé : ces premiers émois d’un cœur troublé, ces hésitations d’un amour qui s’ignore et peu à peu se reconnaît, et ces actes rapides par lesquels il s’affirme, baisers pris loin des regards paternels, mains serrées furtivement à la hâte, phrases éternelles et niaises, elle en a pour toujours souligné le comique intime et menu. Ah ! quel livre profond, humain, vous avez écrit sous le masque de l’humour ! Mon fils, mon fils !…

Alors, soudain, comme M. Dickens s’attendrissait, apparurent Daniel Henry et Berthe Voraud, les deux jeunes mariés, et Louise Loison, l’amie complaisante et rusée qui présida à leurs entretiens, et la vieille grand’mère écrasée de bijoux. Ils se mêlèrent à ceux qui tout à l’heure étaient venus, et tous causaient entre eux comme des frères et des sœurs. Durant quelques minutes, ce fut un bruit délicieux de petites voix fluettes et blanches, et des gestes gauches, rapides et frivoles. Ravis, M. Dickens et M. Bernard écoutaient parler et regardaient s’agiter ces étranges fantômes, personnages de rêve fuyant les pages des livres qui racontaient leur vie, et des larmes de joie perlaient au bord de leurs cils. Ils se taisaient, respectueux et émus, sentant bien qu’un seul mot eût rompu le charme qui les enveloppait. Un parfum doux et ancien emplissait le salon, et les portraits accrochés au mur souriaient à cette fête.

Brusquement, midi sonna. Un tramway, tout près, siffla, et dans la rue un pauvre entonna une romance. Les fantômes s’enfuirent, laisser de trace, et M. Dickens lui-même s’évanouit. Sa chaise resta vide, M. Bernard se réveilla ; un sourire flottait sur ses lèvres. Il recula la chaise, regarda à droite et à gauche, puis, sans perdre de temps en d’oiseuses questions, il se rendormit.