Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre III

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 15-18).

III

Nicolas Serguéitch Ikhméniew appartenait à une bonne famille à peu près ruinée. À la mort de ses parents, il avait hérité d’une assez belle propriété et de cent cinquante âmes. À vingt ans il était entré dans les hussards, et il avait déjà six ans de service, lorsque, un malheureux soir, il perdit au jeu tout ce qu’il possédait. Il ne dormit pas de toute la nuit ; le lendemain il reparut à la table de jeu, et risqua sur une carte son cheval, qui seul lui restait encore. Sa carte gagna, puis une autre et une troisième, et une demi-heure après, il était rentré en possession de cinquante âmes et de la petite terre d’Ikhméniewskoé. Il cessa de jouer et demanda sa retraite, qu’il obtint deux mois plus tard, avec le grade de lieutenant ; il se rendit alors dans sa petite propriété. Il ne parlait jamais de cet événement, et, malgré sa bonté de cœur bien connue, il se serait certainement brouillé avec celui qui aurait osé le lui rappeler. Il s’occupa assidûment d’économie rurale et épousa quelques années plus tard une demoiselle de petite noblesse, Anna Andréievna Choumilow, qui était pauvre et ne lui apportait aucune dot, mais qui avait fait son éducation dans un pensionnat distingué du chef-lieu, chez madame de Mont-Revêche, une émigrée ; ce dont elle resta fière toute sa vie, quoique personne n’ait jamais su ni pu deviner en quoi avait consisté cette éducation.

Nicolas Serguéitch devint excellent agronome, et ses voisins le prenaient pour modèle.

Il vivait ainsi tranquillement depuis plusieurs années, lorsqu’un beau jour le prince Pierre Alexandrovitch Valkovsky, voisin de campagne de la propriété, Vassilievskoé, comptait neuf cent âmes, arriva de Saint-Pétersbourg.

Son arrivée fit sensation dans la contrée. Quoiqu’il ne fût plus de la première jeunesse, le prince n’était pas encore âgé ; il avait un grade assez élevé, des relations influentes ; il était bel homme, riche et veuf, ce qui le rendait particulièrement intéressant aux yeux de toutes les mamans et de toutes les demoiselles à marier du canton. On parlait du brillant accueil que lui avait fait le gouverneur de la province dont il se trouvait être quelque peu parent, on racontait que son amabilité avait tourné la tête à toutes les dames, et ainsi de suite. Bref, c’était un de ces brillants représentants de la haute société pétersbourgeoise qui ne font que de rares apparitions en province et qui produisent un effet extraordinaire toutes les lois qu’ils s’y montrent.

Et pourtant le prince n’était rien moins qu’aimable, surtout envers ceux dont il n’avait pas besoin ou qu’il considérait comme tant soit peu au-dessous de lui, et il n’avait pas jugé nécessaire de faire connaissance avec ses voisins de campagne, ce qui lui avait aussitôt valu une quantité d’ennemis. Aussi quel ne fut pas l’étonnement général lorsqu’il s’avisa d’aller faire visite à Nicolas Serguéitch ! il est vrai que celui-ci était son plus proche voisin.

La venue du prince fut un événement dans la maison des Ikhméniew : les deux époux furent dès le premier jour sous le charme, surtout Anna Andréievna, dont l’enthousiasme ne connut bientôt plus de bornes. Au bout de très-peu de temps le prince était chez eux sans cérémonie, venait les voir tous les jours, les invitait, plaisantait, racontait des anecdotes, chantait et jouait sur leur méchant piano. Les Ikhméniew ne pouvaient assez le voir : comment avait-on pu dire d’un homme si aimable, si agréable, qu’il était fier et égoïste, ainsi que tous les voisins se plaisaient encore à le répéter ? Le prince avait décidément plu à Nicolas Serguéitch, nature simple, droite, noble et désintéressée. Au surplus, tout s’expliqua bientôt. Le prince était venu à Vassilievskoé pour mettre à la porte son intendant, un débauché allemand, homme plein d’ambition, avec de respectables cheveux blancs, des lunettes et un nez aquilin, qui pillait sans vergogne et qui avait fait mourir sous les coups plusieurs paysans.

Ce misérable jeta des cris de paon ; pris enfin en flagrant délit, il joua l’offensé, parla beaucoup de l’honneteté allemande, mais n’en fut pas moins ignominieusement chassé. Le prince avait besoin d’un intendant et son choix tomba sur Nicolas Serguéitch, administrateur hors ligne et honnête homme dans toute la force du terme, au vu et au su de tout le monde.

Le prince aurait désiré que Nicolas Serguéitch s’offrit lui-même en qualité d’intendant ; mais cela n’ayant pas eu lieu, il se décida un beau matin à lui en faire la proposition de la manière la plus amicale sous forme d’une humble requête. Ikhméniew refusa d’abord, mais les appointements, qui étaient considérables, séduisirent Anna Andréievna, et l’amabilité redoublée du solliciteur vint dissiper les dernières hésitations, de sorte que le prince atteignit son but.

Il faut croire qu’il excellait à connaître les hommes ; le court espace de temps qu’il passa avec Ikhméniew lui avait suffi pour savoir d’une manière certaine à qui il avait affaire et pour comprendre qu’il fallait se l’attacher par des rapports d’amitié, par le cœur, faute de quoi l’argent ne ferait pas grand’chose. Il avait besoin d’un intendant en qui il pût avoir une aveugle confiance, afin de n’être plus jamais obligé de revenir à Vassilievskoé.

Le charme qu’il exerçait sur Ikhméniew était si puissant que celui-ci crut sincèrement à son amitié ; Ikhméniew était une de ces excellentes natures russes, douées d’une pointe de naïveté, romanesques, qui s’attachent facilement à des êtres souvent indignes d’elles, qui se donnent cœur et âme, et poussent quelquefois le dévouement jusqu’au ridicule.

Plusieurs années s’étaient écoulées ; les terres du prince étaient dans un état florissant ; le propriétaire et son intendant n’avaient jamais eu le moindre désagrément ensemble, et leurs relations se bornaient à de sèches correspondances d’affaires. Le prince, qui n’intervenait en aucune manière dans les arrangements que Nicolas Serguéitch trouvait bon de prendre, lui donnait parfois des conseils qui étonnaient Ikhméniew par leur caractère pratique et entendu. Il était évident que non-seulement le prince n’aimait pas les dépenses superflues, mais qu’il savait chercher son profit. Cinq ans après sa visite à Vassilievskoé, il envoya à Nicolas Serguéitch une procuration pour l’achat d’une autre terre située dans le même gouvernement : c’était une magnifique propriété de quatre cents âmes. Nicolas Serguéitch fut transporté d’admiration. Il s’intéressait aux succès du prince, à la réussite de ses projets, à son avancement, comme s’il se fût agi de son propre frère. Mais son enthousiasme fut au comble, lorsque, dans des circonstances que je vais raconter, le prince témoigna à son intendant une confiance vraiment extraordinaire.