Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre II

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 12-15).

II

À cette époque, c’est-à-dire il y a un an, j’étais collaborateur de divers journaux, auxquels je fournissais de petits articles, et j’étais persuadé que je parviendrais à écrire un bel ouvrage de longue haleine, et pour l’heure je travaillais à un grand roman ; ces beaux projets n’en ont pas moins abouti à ce que je me trouve à présent... couché sur un lit d’hôpital et, à ce qu’il me semble, en train de mourir. Et si la fin est proche, à quoi bon écrire ces souvenirs ?

Cette pénible et dernière année de ma vie vient, malgré moi et sans cesse, de dresser devant ma mémoire. Je vais maintenant tout écrire, car je crois que si je n’ai pas recours à cette occupation, je mourrai d’ennui. Toutes ces impressions passives jettent mon âme dans une agitation qui va jusqu’à la douleur, jusqu’au tourment. Elles prendront sous ma plume un caractère plus calme, mieux ordonné ; elles ressembleront moins à un mauvais rêve, à un cauchemar, je le pense du moins. L’action mécanique d’écrire a sa valeur : elle tranquillise, refroidit ; elle réveille mes anciennes habitudes d’auteur et transforme mes souvenirs et mes visions maladives en objet palpable, en travail… Oui, c’est là une heureuse idée. Si je meurs, l’infirmier héritera de mes mémoires ; il pourra en boucher les fentes des doubles croisées quand viendra l’hiver.

J’ai commencé ma narration par le milieu, je ne sais trop pourquoi. Puisqu’il s’agit maintenant de tout écrire, il faudra remonter au commencement. Donc, recommençons. Du reste, mon autobiographie ne sera pas longue.

Je suis né, non pas à Pétersbourg, mais bien loin de cette ville, dans le gouvernement de ***. Mes parents étaient, je suppose, de braves gens ; quoi qu’il en soit, ils me laissèrent orphelin alors que j’étais encore petit, et je grandis dans la maison de Nicolas Serguéitch Ikhméniew, petit propriétaire, qui me recueillit par pitié. Il n’avait qu’une fille, Natacha, de trois ans plus jeune que moi, et nous grandîmes ensemble comme frère et sœur.

Oh ! beaux jours de mon enfance ! Quelle folie de ne regretter que vous à vingt-cinq ans ! quelle folie à l’heure de la mort de ne se ressouvenir que de vous avec transport et reconnaissance ! Le soleil était si brillant, si différent du soleil de Pétersbourg, et nos petits cœurs battaient si vifs, si joyeux ! Alors nous étions entourés de champs et de forêts, et non pas, comme à présent, d’un entassement de pierres inanimées. Quelles merveilles que le jardin et le parc de Vassilievskoé, propriété dont Nicolas Serguéitch était intendant ! Natacha et moi, nous nous promenions dans le jardin et dans la grande forêt humide qui s’étendait plus loin et dans laquelle nous nous perdîmes un jour !…

Heureux jours ! La vie nous apparaissait pour la première fois, pleine de mystère et d’attrait, et il était si doux d’apprendre à la connaître ! Il nous semblait que quelque être mystérieux et ignoré de nous vivait derrière chaque buisson, derrière chaque arbre : le monde des contes se fondait dans le monde réel, et queiquefois, alors que les vapeurs du soir devenaient plus épaisses dans les profondes vallées, Natacha et moi, debout au bord du gouffre, nous tenant par la main nous regardions avec une curiosité pleine de crainte dans la profondeur, et nous nous attendions à ce que tout à coup quelqu’un en sortirait ou nous répondrait du milieu du brouillard, du fond du précipice, et que les contes de notre nourrice se trouveraient être la pure vérité. Une fois, plus tard, bien plus tard, je rappelai à Natacha le jour où l’on nous apporta les Premières Lectures de l’enfance, et comme enfûmes aussitôt dans le jardin, vers le petit étang, où se trouvait sous un vieil érable au feuillage touffu un banc de gazon, notre place favorite, et comme nous nous mîmes aussitôt à lire Alphonse et Dalinde, un conte de fées. À présent encore, il m’est impossible de penser à ce conte sans éprouver une émotion étrange, et l’année dernière, lorsque que je citai à Natacha les deux premieres lignes de cette légende : « Alphonse, le héros de mon histoire, naquit en Portugal ; Don Ramir, son père, etc. », les larmes me vinrent aux yeux. Cela me donnait sans doute un air terriblement sot, car Natacha ne put réprimer un sourire qui contrastait avec mon enthousiasme. Mats elle s’en aperçu aussitôt, et pour me consoler elle se mit à évoquer le passé avec moi, et comme elle parlait, l’émotion la gagna aussi. Quelle agréable soirée nous passâmes à fouiller dans ces souvenirs ! Et le jour où l’on m’envoya en pension, dans le chef-lieu du gouvernement ! grand Dieu ! comme elle pleura ! Et notre dernière séparation, lorsque je quittai définitivement Vassilievskoe au sortir de ma pension, pour aller continuer mes études à l’Université de Saint-Pétersbourg ! J’avais dix-sept ans, ella entrait dans sa quinzième année.Elle m’a dit depuis que j’étais à cette époque long, mince et si mal bâti qu’on ne pourait me regarder sans rire. Au moment des adieux, je la pris à part pour lui dire quelque chose d’une effroyable importance ; mais ma langue resta muette et paralysée, et nous n’eûmes aucune conversation ; je ne savais que dire, et elle ne m’aurait peut-être pas compris. Je pleurai à chaudes larmes, et je partis sans avoir rien dit. Nous ne nous revîmes que longtemps après, il y a deux ans de cela, à Saint-Pétersbourg, où son père avait transporté son domicile afin de pouvoir s’occuper d’un procès ; c’était juste au moment où je venais de me lancer dans la littérature.