Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 479-482).




NOTES


Humain, trop humain fait suite, presque sans intervalle, aux Considérations inopportunes : à la fin de juin 1876 Nietzsche avait écrit les derniers chapitres de Richard Wagner à Bayreuth (quatrième partie des Considérations inopportunes) et vers la fin du mois de juillet il travaillait déjà à Humain. Les répétitions en vue des représentations de Bayreuth avaient commencé quelques jours auparavant. Nietzsche s’y était rendu, mais « un profond éloignement » à l’égard de tout ce qui l’entourait, plus encore qu’un nouvel accès de sa maladie, l’en chassa bientôt. C’est dans la solitude de Kingenbrunn, en pleine forêt de Bayreuth, que devait s’accomplir cette séparation, hâtée et provoquée en partie par le spectacle des fêtes, véritable divorce intellectuel qu’annonçait déjà maint présage, et qui a trouvé son expression dans Humain, trop humain. Hanté par les visions nouvelles « qui passaient alors sur son chemin », à Klingenbrunn d’abord, à Bayreuth ensuite (il y était retourné pour passer le mois d’août), Nietzsche inscrivit sur son carnet une série d’aphorismes et de pensées qu’il dicta plus tard à Bâle au mois de septembre à Peter Gast. Ces premières ébauches — un cahier de 176 aphorismes qui portait le titre « Die Pflugschar » (« le soc de la charrue ») —, développées et amplifiées peu à peu, formèrent le présent volume. L’auteur avait primitivement l’intention de se servir de ces idées nouvelles pour une seconde série de Considérations inopportunes, la première devant être publiée en 1877 et porter le titre l’Esprit libre. Mais à Sorrente, où il passa l’hiver de 1876 à 1877, la masse des idées grossissant tous les jours, il se décida à publier le tout en un seul volume, sous la forme aphoristique de la première notation. Le titre Humain, trop humain qui, dans le cahier de notes, ne s’appliquait qu’au chapitre moral et psychologique, devint le titre général du livre. Durant l’été 1877 le travail fut continué à Ragaz et à Rosenlaui, et lorsque Nietzsche retourna à Bâle en automne de la même année, le manuscrit avait pris sa forme définitive. L’ouvrage, imprimé de janvier à avril, put enfin paraître en mai 1878 chez E. Schmeitzner à Dresde, sous le titre de Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres.

La feuille de titre portait au recto :

« Dédié à la mémoire

de Voltaire en commémoration de l’anniversaire de sa mort

le 30 mai 1878. »

Au verso de la feuille de titre on pouvait lire : « Ce livre monologué qui fut composé à Sorrente pendant un séjour d’hiver (1876 à 1877), ne serait pas livré au public maintenant déjà si l’approche du 30 mai 1878 n’avait vivement éveillé le désir d’apporter, à l’un des plus grands libérateurs de l’esprit, à l’heure convenable, un témoignage personnel. »

Cette dédicace fut supprimée plus tard ainsi qu’un premier feuillet qui portait l’épigraphe suivante :

EN GUISE DE PRÉFACE

« Pendant un certain temps, j’ai examiné les différentes occupations auxquelles les hommes s’adonnent dans ce monde, et j’ai essayé de choisir la meilleure. Mais il est inutile de raconter ici quelles sont les pensées qui me vinrent alors : qu’il me suffise de dire que, pour ma part, rien ne me parut meilleur que l’accomplissement rigoureux de mon dessein, à savoir : employer tout le temps de ma vie à développer ma raison et à rechercher les traces de la vérité ainsi que je me l’étais proposé. Car les fruits que j’ai déjà goûtés dans cette voie étaient tels qu’à mon jugement, dans cette vie, rien ne peut être trouvé de plus agréable et de plus innocent ; depuis que je me suis aidé de cette sorte de méditation, chaque jour me fit découvrir quelque chose de nouveau qui avait quelque importance et n’était point généralement connu. C’est alors que mon âme devint si pleine de joie que nulle autre chose ne pouvait lui importer. »

Traduit du latin de Descartes.

Lorsqu’en 1886 les Œuvres de Nietzsche changèrent d’éditeur, Humain, trop humain fut muni de la préface actuelle, écrite à Nice en avril 1886. Le volume reçut de plus en épilogue deux pièces de vers, composées en 1882, et rédigées dans leur forme définitive en 1884. — La deuxième édition parut chez C. G. Naumann, à Leipzig, en août 1898 (avec la date de 1894), la troisième l’année suivante .

La présente traduction a été faite sur le deuxième volume des Œuvres complètes de Fr. Nietzsche publié en 1894 chez C. G. Naumann à Leipzig par les soins du « Nietzsche-Archiv ».


À propos de Humain, trop humain, Nietzsche écrivit dans Ecce homo, une sorte d’autobiologie dont sa sœur nous a conservé quelques fragments : « Humain, trop humain est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : « Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois — des choses humaines, hélas ! trop humaines ! » — Je connais mieux l’homme. — Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de soi-même. Le ton, l’allure apparaissent complètement changés : ou trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. On dirait qu’un certain « intellectualisme » au goût aristocratique s’efforce constamment de dominer un courant de passion qui gronde par en dessous. À cet égard il est dans l’ordre que ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit : ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même. — Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, oùil a ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche, mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de l’ « idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé. — Ici par exemple c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin et vous verrez geler « le saint » ; sous une épaisse chandelle de glace gèle « le héros » ; pour finir c’est « la foi », ce qu’on appelle « la conviction » qui gèle : « la pitié » aussi se réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en soi »…

… Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyais aussi deux exemplaires à Bayreuth. Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment un bel exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner : « À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la incme époque parurent les premiers numéros des « Bayreuther Blaetter » : je compris alors de quoi il était grand temps. — Ô prodige ! Wagner était devenu pieux… »

Henri Albert.