Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/11

Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 817-855).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

XI.
BALTIMORE, UNE VILLE DU SUD. — PHILADELPHIE. — NEGOCIATIONS PACIFIQUES.


Baltimore, 31 janvier 1865.

J’arrive de Washington[1], et je viens, suivant ma coutume quand je débarque dans une ville nouvelle, de me promener à l’aventure à travers Baltimore pour en observer la physionomie. J’ai achevé mon voyage de découverte par une ascension au monument de Washington, qui s’élève au plus haut sommet des collines sur lesquelles la ville est bâtie, dans le quartier élégant de Mount-Vernon-square et de Charles-street. C’est, au centre d’un square en forme de croix grecque, incliné vers le sud, un massif carré de maçonnerie sur lequel se dresse une grande colonne toute nue dominée par une statue colossale de Washington. Le socle porte diverses inscriptions où il est parlé du grand homme lui-même et de l’état du Maryland, qui lui dédie ce monument. Le gardien allume une lanterne, et je gravis dans l’obscurité, comme un mineur, l’étroit escalier en spirale qui conduit au sommet de la tour. D’en haut, les maisons avoisinantes s’abaissent, s’effacent presque ; les passans paraissent comme des points noirs. C’est vraiment une vue à vol d’oiseau, au-dessus de la région des hirondelles. Suspendu sur le chapiteau renflé de la colonne, avec le vide sous ses pieds, on éprouve involontairement la crainte qu’un coup de vent ne renverse cette haute tige isolée, dont l’équilibre paraît si précaire. Le panorama d’ailleurs est admirable. Les maisons rouges de la ville s’étendent au loin vers le sud ; elles s’étagent en amphithéâtre le long des molles collines qui bordent la Chesapeake et qui se creusent çà et là d’un vallon rapide où maisons et rues semblent s’effondrer. Cent clochers, flèches, tours, beffrois, avec leurs masses agrandies par le brouillard du soir, dressent leurs aiguilles brunes ou grises sur cette mer ondulée. A gauche, le port avec sa forêt de mâts hérissés, le golfe et sa blanche étendue qu’embrassent de lointains promontoires, en face la rivière Patapsco, où se meuvent de minces lignes noires déroulant après elles de légères colonnes de fumée ; — à droite enfin, les collines et les campagnes enveloppées de neige, bordées seulement de silhouettes noires, mais gardant encore sous ce froid vêtement un air de grâce et de gaîté, — voilà la moitié du panorama de Baltimore. Au nord, les maisons s’éclaircissent, les rues s’interrompent ou se continuent en longues lignes droites à travers les faubourgs inachevés. Un petit cours d’eau serpente au fond d’une vallée arrondie ; des usines, des cheminées fumantes, les longs toits couleur de brique des magasins et des manufactures, parlent d’une industrie jadis active, mais étouffée à présent par la concurrence de ces Yankees entreprenans qu’on tient à Baltimore en si grand mépris, sans doute parce qu’ils sont des rivaux si dangereux. Divers bruits confus s’élèvent et planent sur la ville : j’y distingue le grondement d’airain et la cloche perçante des locomotives ; on les voit courir au fond de la vallée, semblables à de gros insectes luisans et bardés de fer. Il y a un plaisir singulier à voir ainsi s’agiter en miniature, comme une fourmilière, ce monde où vivent deux cent mille âmes.

Descendons maintenant de notre perchoir aérien, et promenons-nous un peu à travers la ville. Voici d’abord le quartier aristocratique avec ses belles résidences à l’anglaise, ses squares et ses rues bâties tout entières sur le plan uniforme des maisons américaines de vingt-cinq pieds sur cent. Il y règne un grand silence et comme un grand sommeil. Des femmes bien mises sont assises aux fenêtres du rez-de-chaussée, et regardent défiler à travers leurs vitres les rares passans de la rue. Ceux-ci sont tous élégamment vêtus, de bonne tournure, beaucoup d’entre eux en grand deuil, et tous ont un air d’oisiveté ennuyée. La gaie société de Baltimore a reçu un grand coup dans la guerre civile. Divisée contre elle-même, sombre et irritée, décimée par des pertes innombrables et douloureuses, aigrie par les discordes politiques qui déchirent les familles, vaincue enfin et domptée par les victoires du parti de l’Union, elle a les façons des aristocraties détrônées, et elle attend dans une réserve fière une revanche qui ne viendra jamais. La haute ville, en somme, a l’air d’un tombeau. Un à un, les promeneurs solitaires sortent de leurs maisons pour prendre l’air. J’ai rencontré, dans Charles-street, deux ou trois fois les mêmes personnes qui arpentaient la rue au hasard. Cette flânerie n’est pas commune en Amérique, et indique un état social tout différent de celui du nord. Baltimore au fond est une ville du sud ; elle en a l’inertie, le sommeil immobile, — auquel viennent s’ajouter aujourd’hui les deuils privés et publics, et cette résistance hautaine, mêlée de terreur, qu’affectent toujours en temps de révolution les vaincus incorrigibles. Cette aristocratie de l’esclavage ne vivait autrefois que par les amusemens et les plaisirs : les malheurs publics, au lieu d’exciter son énergie, la frappent d’impuissance et la paralysent.

A mesure qu’on descend vers la basse ville, les rues se peuplent et s’animent. Charles-street est déjà bordée de boutiques, le commerce s’en empare. Voici enfin le Broadway de Baltimore, une large rue pleine de mouvement, qui rappelle les autres grandes villes de l’est. C’est ici le règne de l’étranger, de l’émigrant, du Yankee, qui, bravant la répulsion de ses frères hautains et oisifs des états du sud, est venu, comme en pays conquis, s’emparer d’un commerce qu’ils négligent. Ceux-ci le traitent un peu comme la féodalité traitait les Juifs et les Lombards, ou la noblesse les procureurs ; mais qu’importent les prétentions vieillies d’une caste impuissante ? Les Juifs et les Lombards, avec leur or, n’en ont pas moins dominé le monde ; les marchands de Venise ou de Hollande n’en ont pas moins dicté des lois à l’Europe. — Et quant à ces avocats, à ces procureurs tant bafoués de l’ancien régime, ils n’en sont pas moins devenus la classe dominante, la seule avec laquelle les gouvernemens aient à compter, tandis que les dédaigneux obstinés, aussi impuissans qu’inutiles, sont comme des émigrés volontaires et des exilés à l’intérieur, exclus de toute participation à la vie matérielle, politique et même intellectuelle du pays. C’est ainsi que les Yankees, après la conquête militaire du sud, en feront la conquête pacifique, — conquête inévitable, prévue d’avance, et que les gens du sud, en essayant de la repousser par la guerre, ont rendue plus prompte et plus radicale. Qu’on ne parle pas de tyrannie et de spoliation : c’est la force des choses, c’est la justice des événemens qui l’a voulu. L’influence ne s’éternise jamais dans les classes oisives et inutiles ; le haut du pavé est à qui sait le prendre, à qui seul le mérite : il reste toujours au plus énergique et au plus actif.

Sauf cette rue commerçante, le bas Baltimore est laid et sordide, comme le bas New-York. Des ruelles étroites et boueuses découpent irrégulièrement les vastes massifs que séparent les grandes rues. Le dessin même en est fantasque et tortueux. C’est le quartier des matelots, des nègres, des castaways, et en général de toute la population pauvre de la ville. Je tourne au hasard vers la droite, et Liberty-street me ramène droit à mon hôtel. — A demain un coup d’œil rapide à l’intérieur de la société de Baltimore. Avant de vous introduire dans la ville morale, j’ai voulu vous montrer la ville de brique et de plâtre, et nous ne la quitterons pas sans faire un second tour de découverte au-delà de la grande rue, vers les lointains quartiers du sud.

Ils sont bruyans, encombrés, boueux, et plus semblables qu’ailleurs à nos ports de mer européens. Les vaisseaux y mouillent dans des bassins creusés de main d’homme et bordés de quais comme au Havre ou à Marseille. Je ne sais quel air méridional y rappelle cette dernière ville. Une nombreuse population noire, toujours originale dans sa laideur, y donne du pittoresque à la saleté même. Plus loin s’étend un quartier aux rues larges, aux maisons basses et misérables, occupées par la partie pauvre et émigrante de la population. La langue allemande y domine, et la platitude de ce faubourg me ramène en hâte vers la haute ville. Il n’y a dans l’architecture des maisons de Baltimore qu’un seul trait remarquable et caractéristique : elles sont souvent ornées du haut en bas de grandes verandahs en fer moulé, travaillées à jour, avec des colonnettes, des entablemens et des dentelles de fonte, et formant à chaque étage un grand balcon circulaire. Telle est la façade de l’hôtel Barnum et de plusieurs autres édifices qui veulent être élégans. On dit cette ornementation fort commune à Charleston, à Savannah, à Augusta et dans, les autres cités du sud, surtout dans les quartiers aristocratiques, où les habitations entourées de jardins, avec leurs balustrades entrelacées de vigne et de fleurs grimpantes, donnent aux villes mêmes un air de gaîté champêtre.


1er février.

Grand et glorieux événement ! Hier soir, à l’heure même où je me promenais dans Baltimore, l’amendement constitutionnel abolissant l’esclavage était voté triomphalement au congrès, parmi les trépignemens et les cris de joie d’une foule immense. Cette victoire toute pacifique vaut bien la prise de Savannah ou celle même de Richmond. Les succès des armées fédérales n’abattent que la puissance matérielle de la rébellion : l’amendement à la constitution en détruit la cause même et rend à jamais impossible une rébellion nouvelle. La rébellion n’est après tout, comme l’a dit M. Sumner, que l’esclavage en armes, et l’union ne deviendra sûre que le jour où l’esclavage sera bien déraciné. Il n’y a de salut pour le pays que dans la mesure à la fois sage et radicale dont le congrès donne en ce moment l’exemple, et dont la nouvelle soulève d’un bout de l’Amérique à l’autre un bruit d’universelle acclamation.

Pour que l’amendement devienne la loi du pays, il reste encore à le faire sanctionner par les trois quarts des législatures d’états. C’est une affaire de temps, et l’adoption définitive de l’amendement est aussi certaine que la victoire des états du nord. Depuis cinq ans, le courant des opinions et des choses a poussé constamment de ce côté. Les abolitionistes, dédaignés autrefois comme une minorité factieuse, ont pénétré d’abord dans le sénat ; ils ont envahi la chambre des représentans, rallié les républicains, converti les deux tiers du congrès à leur politique. Ils se sont élevés insensiblement sur le flot de l’opinion publique, si bien qu’à présent ils sont devenus la majorité du pays, et qu’ils poussent à leur gré le vaisseau du gouvernement. Les démocrates mêmes commencent à les suivre. S’il surgit plus tard un nouveau parti conservateur et héritier du nom de démocrate, ce ne sera plus qu’un fils illégitime de celui dont vous voyez aujourd’hui la dissolution et la déroute. Cette démocratie régénérée pourra peut-être un jour relever le drapeau libéral contre un radicalisme trop exigeant et trop unitaire ; mais ce ne sera qu’après avoir abdiqué l’esclavage, souscrit sincèrement aux conquêtes de l’abolitionisme et reconnu solennellement le droit qu’a le gouvernement national de maintenir l’unité du territoire en répondant par la guerre à l’insurrection[2]. L’amendement constitutionnel n’est d’ailleurs qu’un premier pas-dans la voie de progrès égalitaire et d’assimilation nationale où la force même des choses entraîne l’Amérique. Les radicaux qui l’ont rédigé y ont introduit à dessein une clause élastique qui leur permet à l’avenir d’en étendre les conséquences et d’en imposer l’application. « Il n’existera plus, dit le paragraphe premier, ni aux États-Unis ni en aucun lieu soumis à leurs lois, d’esclavage ni de servitude involontaire, si ce n’est comme punition d’un crime dont la personne réduite en servitude aura été bien et dûment convaincue. » Et le second paragraphe ajoute : « Le congrès aura le pouvoir de fortifier cet article et de le mettre en vigueur par une législation appropriée. » Voilà donc la porte ouverte aux réformes radicales.

Il ne suffit pas en effet, pour émanciper la race noire, de rebâtir le frontispice des constitutions et de changer pour ainsi dire le costume de l’esclavage. Le jour où les états du sud, vaincus et pacifiés, auront souscrit à la grande réforme, il faudra encore abolir toute une législation barbare née avec l’esclavage et faite pour le perpétuer. Qu’importerait le mot de liberté, si l’on devait maintenir et renforcer toutes ces lois de détail qui en feraient une autre forme de la servitude ? A quoi bon proclamer l’abolition, si les noirs doivent être ensuite exclus de la société politique et civile, écartés systématiquement des écoles, bannis des cours de justice, pourchassés comme des bêtes sous prétexte de vagabondage et de mendicité, internés de force dans les plantations, asservis a leur ancien labeur sous le nom de travailleurs libres, mais pour des salaires dérisoires et fixés par leurs anciens maîtres, — fouettés, maltraités, exposés sans défense à tous les caprices des blancs ? Il faudra bien qu’on les protège contre la brutalité d’un maître dépossédé qui sera devenu pour eux un ennemi, et c’est ce que le congrès entend faire, si les états du sud ne se décident pas d’eux-mêmes à entourer de garanties sérieuses la liberté des affranchis. La seconde partie de l’amendement constitutionnel lui réserve ce droit nécessaire, et prépare même aux radicaux un prétexte sérieux à l’extension du droit de suffrage aux noirs, s’ils prouvent qu’il soit indispensable de leur donner le pouvoir politique pour en faire véritablement des hommes libres[3].

Peut-être bien sera-t-on forcé d’en venir là. Il y a dans les états du sud tout un système d’institutions politiques et sociales, tout un réseau d’habitudes et de traditions morales qu’il faut détruire avant de se flatter d’avoir affranchi les noirs. L’esclavage y a façonné les lois et les consciences, il s’est enraciné dans la vie privée, et il sert de fondement à toutes les distinctions sociales. La comparaison du nord et du sud est un des spectacles qui font le mieux comprendre la souveraine importance et l’influence incalculable des questions sociales sur le jeu des institutions politiques. Voilà deux pays qui jouissent en apparence d’institutions démocratiques et républicaines à peu près semblables, et qui sont peuplés par des hommes de même race et de même famille. Le principe de la démocratie règne d’une manière aussi absolue dans les états du sud que dans les états du nord ; les libertés y sont les mêmes, les lois inspirées du même esprit, les formes du gouvernement surtout sont pareilles, et cependant il y a entre les deux pays des différences si profondes qu’un Américain distingue à première vue s’il est dans un état à esclaves ou dans un état libre. Déjà Tocqueville, il y a trente ans, signalait cette différence alors que, naviguant sur l’Ohio, il entendait d’un côté le bruit des cités, le murmure de l’industrie et de l’activité humaine, et ne voyait de l’autre que la solitude, la sauvagerie et la mort.

C’est l’esclavage qui condamne le sud à cette immobilité fatale. Si le sud n’a jusqu’à présent qu’une richesse agricole, c’est que l’agriculture peut seule y fleurir avec la routine du travail esclave. On n’y connaît que deux genres de valeurs, la terre et le bétail humain qui sert à l’exploiter. Encore les terres, n’étant pas disputées par la concurrence du travail libre, n’ont-elles d’autre valeur que celle des esclaves qu’on y établit. La seule richesse véritable dans les états du sud, c’est donc l’esclave lui-même, seul instrument de travail et seul agent de production. Les plus opulens planteurs du sud n’ont pas souvent des capitaux : ils sont obligés d’en emprunter aux financiers et aux négocians du nord sur le profit des récoltes futures. Ceux-ci ne pouvaient les leur prêter qu’à des conditions onéreuses, car tout commerce est difficile dans un pays perdu, sans voies de communication praticables, où le seul débouché possible est quelquefois une rivière qui n’est point navigable tous les ans. Aussi les terres sont-elles souvent hypothéquées, et les produits vendus d’avance. Ces grandes fortunes territoriales d’apparence si solide sont presque toutes minées par la base et près de tomber comme des châteaux de cartes. On s’en aperçoit à la mort du maître, quand les créanciers s’abattent sur les biens de la famille et vendent indistinctement les choses, les bêtes et les hommes à une meute de spéculateurs avides accourus comme des loups à la curée. Ces catastrophes sont fréquentes dans les familles des grands planteurs du sud, et c’est alors que se montre dans toutes ses horreurs la sainte et patriarcale institution de l’esclavage.

Tant que l’esclave vit à côté du maître, sur la plantation même où il est né, sa condition n’est certes pas digne d’envie : elle participe de celle de la bête de somme et de celle du galérien ; on le parque, on le mène en troupeau, on le fait travailler à coups de fouet, on l’accouple au gré de ses maîtres, on lui refuse toute éducation religieuse, intellectuelle ou morale, et vous savez qu’il y a dans les états du sud des lois sévères qui interdisent même d’apprendre à lire à un nègre ; si enfin il tente de s’enfuir, on le chasse à coups de carabine, avec des chiens féroces dressés à le poursuivre ; on le bat ou bien on le tue sans autre forme de procès. Cette justice patriarcale est la seule en usage et la seule possible dans un pays où sans doute la lettre de la loi prétend défendre la vie de l’homme noir contre les fantaisies homicides de l’homme blanc, mais où l’opprimé n’a pas le droit de se plaindre et d’en appeler aux lois[4]. L’esclave, en un mot, n’est plus un membre de la famille humaine, il dépend tout entier de la douceur ou de la dureté du maître ; mais il peut jouir quelquefois de la félicité modeste du bœuf bien nourri, qui se dédommage en ruminant sur sa litière des fatigues de la journée ; il peut même espérer la condition bienheureuse d’un cheval ou d’un chien familier, docile et choyé du maître. Ceux qui ont vécu dans les états du sud disent que les esclaves des planteurs sont leur famille à plus d’un titre ; les uns par plaisir, les autres par calcul et par avarice, ils travaillent, dit-on, assidûment à augmenter ces familles d’un produit qu’ils vendront plus tard ; Plusieurs de ces grands propriétaires aristocrates sont de véritables éleveurs d’hommes qui utilisent même leurs plaisirs ; la plupart ont dans leur maison, à côté de la famille légale, une ou deux familles plus ou moins clandestines où ils recrutent leurs serviteurs intimes, et l’on cite plus d’un gentleman de noble race qui a pour body-servant (espèce de valet de chambre ou d’écuyer servant qui ne quitte jamais son maître) un frère ou un fils reste son esclave. Au bout de plusieurs générations, cette race de serviteurs héréditaires est devenue presque blanche : alors, si le chef de famille est généreux, il les fait élever, les affranchit, les envoie en Europe pour les soustraire au préjugé de la naissance et de la couleur ; mais il ne prend pas toujours cette peine, et l’on a vu plus d’une fois, à la mort du père, des jeunes gens élevés en maîtres se réveiller esclaves d’un héritier jaloux ou avide, des jeunes filles qui avaient grandi dans toutes les délicatesses de la vie moderne tomber aux mains d’une belle-mère irritée qui les vendait par vengeance aux jeunes ou vieux débauchés des villes.

Ce que l’esclave redoute le plus, c’est d’être ainsi vendu en servitude lointaine ; alors tous les souvenirs, toutes les affections, tous les liens de famille sont brisés sans retour, le mari est séparé de la femme, on arrache les petits enfans des bras de la mère. L’esclave qui roule ainsi de par le monde sans se fixer jamais perd bientôt toute foi, toute conscience, et se décourage de contracter des unions durables. Son maître d’ailleurs n’est pas moins dénaturé que lui-même : le grand Jefferson, pressé de dettes, avait mis ses esclaves en coupe réglée et vendait ses propres enfans. Je sais un riche planteur qui avouait naïvement et sans embarras qu’il avait fait de même. « J’en ai tant ! disait-il ; est-ce que je puis les garder tous ? » Il faut aller en Chine ou en Turquie pour trouver de pareilles mœurs ! Encore les Chinois qu’on accuse de noyer leurs enfans, les Turcs qui les abandonnent et les envoient mendier leur vie, n’ont-ils pas conçu l’horrible pensée de les vendre pour de l’argent. Les défenseurs de l’esclavage croient se tirer d’affaire en disant qu’après tout ces atrocités sont rares ; il est heureux que la nature humaine, si pervertie qu’elle soit par les lois et les usages, ne les permette pas souvent ! Elles n’en sont pas moins dans l’esprit de l’esclavage et dans les nécessités d’une institution qui permet de faire de la paternité un trafic infâme.

C’est surtout quand la loi met la main sur les fortunes privées qu’il faut venir admirer l’institution patriarcale ! La loi ne connaît ni tendresses cachées, ni liens d’affection secrète ; elle développe impitoyablement dans toute sa rigueur la logique de l’institution. Il faut assister à ces enchères publiques où hommes, femmes, enfans, vieillards, depuis le nègre grossier qui ne sait que manier la hache jusqu’à la blanche et gracieuse fille élevée sous les yeux du père, viennent s’exposer tour à tour sur la table infâme aux yeux des connaisseurs en même temps que les chevaux ou les meubles de la maison ! On voit alors accourir tous les hommes de proie : au premier rang, ce marchand d’esclaves, toujours armé d’un fouet énorme, de deux pistolets chargés et d’un large coutelas, joyeux et effronté personnage qui plaisante et blasphème à haute voix. Il palpe, il dévisage, il débat les prix, il destine cette vieille femme au champ de coton, ce grand gaillard robuste aux rizières, cet autre au travail meurtrier des swamps, cette autre enfin, une enfant de quinze ans, au grand marché central de la Nouvelle-Orléans, où il espère en tirer ses 3,000 dollars. Tout à l’heure, quand son butin sera fait, vous le verrez s’acheminer à cheval, le fouet levé, poussant devant lui son troupeau de prisonniers qui marchent tristement, enchaînés quatre à quatre, vers le lieu inconnu de leur éternel exil.

Voilà pourtant cet esclavage qu’on nous représente comme l’école de tous les sentimens chevaleresques et de toutes les vertus viriles ! L’aristocratie du sud, comme elle s’est elle-même appelée, a deux ministres dévoués, le piqueur de nègres et le marchand d’esclaves. Ces deux estimables personnages sont ses favoris, ses commensaux, et se vantent d’avoir leur place marquée dans sa hiérarchie. Ils ont raison, puisque cette aristocratie tout entière n’a d’autre fondement que l’esclavage, dont ils sont les serviteurs nécessaires. Le pouvoir et l’influence de chacun, comme sa richesse, s’évaluent par le nombre de ses esclaves. Quant aux pauvres et aux gens de rien, ils trouvent un titre de noblesse ineffaçable dans la couleur blanche de leur peau. Nul ne se distingue avec plus d’orgueil des hommes noirs ou jaunes que ces petits blancs que leur dégradation physique et morale rapproche peut-être encore plus de la brute que les esclaves repoussés avec un si souverain mépris. Leur vanité de race est incroyable et pire même que celle des grands planteurs ; chez eux bien plus encore que chez les Yankees leurs cousins, toutes les femmes sont des ladies et tous les hommes des gentlemen. Au fond de leurs huttes misérables, dans leurs haillons et leur saleté, couchant comme des pourceaux sur la terre nue, vivant comme les loups de chasse et de rapine, ou quêtant les aumônes de leurs voisins plus riches, ce sont pourtant des aristocrates, car ils se donnent le noble privilège de l’ignorance et de l’oisiveté. N’ayant guère pour tout bien au monde que leur carabine et leur couteau, ils vivent, les bras croisés, dans une indolence superbe et se croient sincèrement bien supérieurs aux vils Yankees.

Les grands planteurs, qui appuient sur eux leur influence, les entretiennent soigneusement dans cet état de barbarie et d’abjection. Quoique victimes eux-mêmes de l’institution de l’esclavage et d’un état social qui les condamne à l’oisiveté et à la misère, ils s’en glorifient plus que personne et s’en montrent les plus acharnés défenseurs. On leur avait persuadé au début de la guerre que les Yankees ne sauraient pas se battre et que les gens du sud n’auraient qu’à se montrer pour vaincre. On leur avait dit et ils croyaient naïvement que le président Lincoln était un nègre, ainsi que tous les abolitionistes ses amis. Dans la plupart de leurs hameaux solitaires, ils n’ont ni écoles, ni églises, si ce n’est à dix ou vingt lieues. Les aventuriers yankees qui leur apprennent à chanter des psaumes ou à épeler leur alphabet sont tous de vils pensionnés de l’aristocratie qui leur prêchent ou leur enseignent ce qu’elle ordonne. Torpeur, ignorance, orgueil dans l’abjection et la misère, tout cela vient de l’esclavage et sert à l’entretenir. Quel progrès et quelle liberté possible avec une institution qui rend le travail infâme et pareil à la servitude ?

On dit cependant qu’en apparence les mœurs de la société du sud sont les plus populaires et les plus démocratiques du monde. Le paysan à demi sauvage qui mendie à la porte du riche planteur lui parle avec la fierté d’un frère et d’un égal : il n’abdique pas son rôle de citoyen du peuple-roi. Parfois les gens de sa classe se réunissent aux camp-meetings pour hurler des hymnes, et aux barbacues (nom sudiste des meetings politiques) pour entendre des stump-speeches ; en même temps on se grise, on se bat, on fait bombance, on vide en un jour le fond de sa bourse. Quand il y a des élections, le peuple entier y paraît en armes, les partis se font près des polls une espèce de guerre civile : on les dirait animés d’un farouche esprit d’indépendance ; mais au fond ces saturnales ne sont pas sérieuses, et c’est l’aristocratie qui les soudoie. Les planteurs méprisent du plus profond de leur âme ce bas peuple dont ils se servent en lui laissant l’illusion d’une souveraineté vaine. Ils tiennent aussi sous leur main tous ces petits propriétaires bourgeois, habitans des petites villes, trop pauvres pour vivre de leurs rentes, trop indolens pour les accroître, possesseurs oisifs de quelques esclaves qu’ils louent aux grands propriétaires agriculteurs tout en vivant de leurs libéralités ou de leurs aumônes. Cette classe oisive et turbulente domine dans toutes les villes du sud, où elle forme une oligarchie des plus oppressives. Elle fait la police des opinions, persécute les unionistes, expulse les ennemis de l’esclavage, supprime, arrête, brûle les journaux et les livres qui viennent du nord, et exerce au profit de l’esclavage une insupportable tyrannie.

Telles sont les influences qui doivent tomber avec l’esclavage. Il y a en revanche dans les états du sud une classe nouvelle qui depuis vingt ans grandit en silence, c’est celle des petits blancs émancipés et enrichis par leur travail, devenus eux-mêmes propriétaires, mais cultivant le sol de leurs mains : ils ont fait longtemps la guerre à l’aristocratie sécessioniste et ne l’ont suivie qu’à regret dans cette révolte. C’est dans cette classe, comme dans celle des fermiers-laboureurs des états du nord, qu’est l’avenir de la liberté américaine, le salut de l’union fédérale. Laborieuse, indépendante, ne demandant qu’à être éclairée, recrutée sans cesse dans les états du nord, c’est à elle, qu’il est réservé de fonder sur les ruines de l’esclavage la nouvelle société du sud.


2 février.

Si jamais j’ai regretté de quitter une ville, c’est ce soir en prenant congé de ceux qui m’ont si bien reçu à Baltimore. J’ai surtout à me louer de MM. Eaton et Morris, deux des hommes les plus considérés de la ville, excellens l’un et l’autre et parfaitement distingués. Ils sont tous les deux unionistes, quoique de nuances diverses et vus très différemment dans la société sudiste du pays. M. Eaton est un républicain, net et franc dans ses opinions, sans si et sans mais, voyant d’un œil juste et ferme, quoique modéré, les devoirs et les nécessités du moment. Il a soutenu M. Lincoln dans la dernière campagne électorale, il s’applaudit de la destruction radicale de l’esclavage, et, tout en le respectant malgré elle, la coterie sécessioniste de la ville le met à l’index comme un suppôt des Yankees, M. Morris est moins décidé, moins ferme dans sa politique. Ancien propriétaire d’esclaves, démocrate et mac-clellanite, gendre du sénateur sécessioniste Reverdy Johnson, beau-frère du député radical Winter Davis, mais tiraillé par d’autres amitiés et parentés sudistes, — c’est un de ces hommes qui regrettent plus qu’ils ne condamnent, et ne prennent qu’à contre-cœur le parti inévitable de la guerre, de l’émancipation et de la conquête. Son credo, c’est l’Union avant tout, l’intégrité de la nationalité américaine et son rétablissement à tout prix, mais non sans gémissemens de sympathie et de tendresse pour les chevaleresques aristocrates du sud. Il a soutenu la candidature de Mac-Clellan de concert avec les sécessionistes déclarés, mais dans l’espoir et avec la conviction que son candidat aurait à la fois la main plus douce et plus ferme, et qu’il ferait à la fois mieux la guerre et mieux la paix. Il a ainsi un pied dans les deux partis : d’abord chez les républicains, dont il n’est qu’à demi l’adversaire, et parmi lesquels il compte ses meilleurs amis, ensuite chez les rebelles, à qui l’unissent d’anciennes relations de famille et de société et l’alliance passagère de la dernière élection. Les unionistes de la ville ne l’en comptent pas moins comme un des leurs, car ici la question ne s’agite pas, comme dans le nord, entre des partis politiques qui se proposent du feignent de se proposer un même but par des moyens divers ; elle s’agite ouvertement entre les patriotes et les ennemis déclarés de la nationalité américaine, qui ne déguisent même pas leur trahison. Il y a dans le peuple, dans la classe laborieuse et commerçante, un esprit d’unionisme qui pèse souverainement sur la balance électorale ; mais les classes riches et brillantes ont pour mot d’ordre et en quelque sorte pour bon ton la haine aveugle et implacable des républicains et la conspiration permanente contre le gouvernement de leur pays.

M. Eaton m’a invité hier à dîner dans sa jolie maison de Mount-Vernon-square et dans son ménage de garçon, toujours si hospitalier pour les nouveau-venus. Nous étions six à table. Il y avait là un frère de M. Eaton, homme extrêmement franc, cordial et carré par la base, qui me déclara tout d’abord s’accorder aussi bien avec moi sur la politique française que je m’accorde avec lui sur la politique américaine. Il y avait aussi M. Kennedy, l’Everett ou le Motley de Baltimore, homme politique devenu homme de lettres dans la retraite, et dont j’avais mauvaise grâce à ignorer la grande réputation. Ancien ministre de la marine, ancien membre influent du congrès, mêlé à tous les événemens du temps passé, contemporain de Calhoun, de Webster et de Jackson, il est en même temps l’auteur d’une série de romans que les Américains mettent au premier rang de leur littérature. C’est déjà un vieillard de santé un peu chancelante, quoique d’extérieur encore robuste, avec sa barbe blanche, ses façons courtoises, sa figure ouverte, intelligente et bonne. Jamais homme ne m’a été à première vue plus sympathique. — Il nous a raconté des anecdotes vives, originales, — tant sur le président Jackson, cette grotesque et grossière figure, à qui les événemens ont fait une si grande place dans l’histoire, que sur les mœurs encore sauvages de la chevalerie du sud. Le free fight du Kentucky, ce jeu qui consiste à s’entre-tuer de bonne amitié après boire, dans une chambre close et obscure, — les duels publics où les deux combattans se donnent rendez-vous dans une auberge, et là, devant la foule assemblée comme à un spectacle, s’escoffient à coups de pistolet ou de poignard jusqu’à ce qu’il en reste un sur le carreau, — l’indifférence superbe de ces populations à demi barbares à la vie humaine, le meurtre mis en honneur, — le devoir de verser le sang pour devenir un homme, — mille autres traits de cette société anarchique et violente dépeints avec une saisissante énergie me faisaient comprendre la brutalité sanguinaire des hordes du Missouri ou du Texas. Telles sont les mœurs féroces qu’engendre l’humaine institution de la servitude. Ce sont là les hommes qui enferment les prisonniers fédéraux dans des cloaques, sans abri, sans vêtemens, sans feu, sans pain, pour les y laisser pourrir comme un troupeau de chiens galeux, leur permettant à peine d’enterrer leurs morts et s’exerçant avec un plaisir sauvage à abattre des Yankees. Ce sont les hommes qui dans l’ouest ont fusillé par plaisir des populations entières et emporté les scalpes en trophées, ne laissant plus que des cadavres mutilés au milieu des villages en flammes ; les hommes qui au Kentucky, au Tennessee, dans tous les border-states, ont pendu les patriotes pour intimider le parti de l’Union, et aujourd’hui même assassinant sous prétexte de rétaliation tous les anciens soldats qui tombent dans leurs mains. C’est le même esprit enfin qui anime les chefs du gouvernement rebelle lorsqu’ils encouragent, qu’ils ordonnent ces atrocités, et qu’ils ont encore l’audace de se plaindre si le gouvernement des États-Unis, en représaille timide, retire à ses prisonniers le sucre et le café, ou refuse de leur fournir des couvertures à moins que l’ennemi lui-même n’offre de les payer !

La conversation, promenée d’abord en digressions capricieuses, roula ensuite sur le grand, l’unique sujet qui absorbe ici toutes les pensées, sur la question fondamentale et toujours discutée du prétendu droit des rebelles à la sécession. Là encore ce fut la voix de M. Kennedy qui domina les nôtres. Sa parole lucide, passionnée, éloquente, portait l’intérêt et la vie dans cette scolastique étroite et subtile de la science constitutionnelle. Je ne vous répète pas ses conclusions, qui sont aussi les miennes ; mais jamais dans cette question tant rebattue je n’ai vu la vérité plus claire, plus lumineuse et plus forte. M. Morris, qui ne se rendait qu’à contre-cœur et qui reprochait à M. Kennedy sa trop grande vivacité, me disait en sortant de là : « Violent comme vous le voyez, c’est le plus bienveillant et le plus généreux des hommes. Il n’a pas l’ombre de rancune personnelle pour ces coupables qu’il dénonce à la colère publique. » M. Eaton aussi, en me parlant de la mauvaise santé de son ami et des craintes qu’elle lui avait plus d’une fois inspirées, rendait hommage à cette générosité si peu commune chez les hommes convaincus et passionnés. — « Chaque fois, me disait-il, qu’un rebelle a besoin d’un protecteur, soit pour sa liberté menacée, soit pour ses intérêts en souffrance, soit même pour obtenir une faveur du gouvernement contre lequel il conspire, il s’adresse à M. Kennedy, qui remue ciel et terre pour lui venir en aide. »

Le soir, M. Morris m’a mené à un bal où était réunie la fleur de la société sécessioniste. Les temps sont bien changés depuis la guerre, et les réceptions privées deviennent de plus en plus rares ; mais on se rassemble encore une ou deux fois la semaine dans une grande salle de bal, où l’on se dédommage du deuil public. La société, me dit-on, y est un peu mêlée, et tout le monde en effet n’avait pas les belles manières, la figure parisienne et le français irréprochable de mon compagnon. J’ai remarqué pourtant la bonne tenue et la bonne éducation des femmes. Quant aux hommes, frères, pères, fils, la plupart sont à Richmond ou sur l’Océan, dans quelque vaisseau corsaire au pavillon confédéré. Je ne puis pas d’ailleurs connaître un monde où je n’ai passé que deux heures, et où mes plus longues connaissances ont duré dix minutes.

Aujourd’hui, du matin au soir, je n’ai pas quitté M, Eaton, qui s’est donné à moi avec une complaisance et une bonne grâce bien rares même en ce pays hospitalier d’Amérique. Je ne vous parle pas de ses livres, de ses objets d’art, de ses dessins, des mille souvenirs de ses longs voyages : c’est l’homme lui-même que je veux vous faire connaître, et qui est un échantillon remarquable de cette classe éclairée d’Américains voyageurs et cosmopolites qui sont les vrais grands seigneurs de cette société mercantile. A trente ans, maître d’une belle fortune, il s’est retiré des affaires et s’est mis à voyager. Je ne sais pas quel pays du monde il n’a point vu ni dans quelle capitale de l’Europe il n’a pas longtemps séjourné. Indépendant de tout parti politique, désintéressé de toute ambition personnelle et n’essayant d’exercer quelque influence qu’au profit de la cause nationale, sa plus grande affaire est aujourd’hui la direction du Peabody-Institute, établissement littéraire de fondation privée, qui doit plus tard prendre les proportions d’une grande université. Vous concevez qu’un tel homme ne peut avoir aucun des préjugés anti-européens qui rendent parfois déplaisante la société de ses compatriotes. Il ne ressemble lui-même ni aux vendeurs d’or de New-York, ni aux ignorans, inutiles et vaniteux cock-fighters et negro-whippers du sud. S’il réprouve un peu l’esprit trop positif et trop avide du Yankee, il en veut bien plus encore à la futilité et à la nullité dédaigneuse de ces planteurs qui ont l’orgueil des aristocraties sans en avoir la culture et la dignité. Je vous disais que les grands propriétaires du Maryland jouaient dans la révolution américaine le rôle anti-national de notre noblesse émigrée, et que la même impuissance serait le châtiment de la même obstination. Tandis qu’on s’assemble encore pour danser et faire toilette, on se retire systématiquement de toute entreprise bienfaisante ou utile. L’abstention, une abstention sotte, opiniâtre, poussée jusqu’à l’inertie, est devenue parmi eux une règle d’honneur. Plusieurs ne veulent même pas prendre part aux élections ; ils dédaignent de se mêler à la vile multitude qui leur fait la loi. Ils craindraient, en participant à la chose publique, même par une opposition légale, de faire acte de citoyens et de reconnaître la honteuse suprématie des Yankees. S’ils sont membres d’une association charitable, ils lui retireront leurs conseils et leurs subsides ; s’ils sont administrateurs d’une banque, ils mettront vanité à contrarier leurs collègues républicains ; s’il y a dix sécessionistes sur vingt-sept trustees du Peabody-Institute, ce sont dix membres morts, qui protestent par leur absence, contre quoi ? ils n’en savent rien eux-mêmes. Ils essaient de faire le vide autour de leurs adversaires, sans songer que le désert est autour d’eux et que leur dépit ne nuit qu’à eux-mêmes. Libre à eux de faire les morts et de s’endormir d’une feinte léthargie ; leurs ennemis cependant leur passent sur le corps, et chaque jour ajoute une pelletée de terre à leur fosse. Quand, fatigués de ce rôle ingrat, ils voudront se relever et revivre, ils se trouveront bel et bien enterrés.

Vous n’avez pas oublié que le Maryland était presque un état rebelle. Les confédérés prétendent n’avoir pas renoncé à le ressaisir. Cette fameuse ligne de Mason et de Dixon, qui n’est autre chose que la frontière de l’esclavage, embrassait le Maryland dans ses limites. Pour le conserver à l’Union, il a fallu que Butler, dans toute l’inexpérience audacieuse d’un soldat improvisé, se jetât avec un régiment au milieu de ces populations ennemies : quand il traversa les rues de Baltimore, on lui tira des coups de fusil des fenêtres. Il a fallu aussi que le général Mac-Clellan (et le Maryland en a gardé le souvenir) prît au collet la législature rebelle et la mît sous clef avant qu’elle n’eût suivi l’exemple contagieux des ordonnances de sécession. Cette justice révolutionnaire a laissé des rancunes profondes. Il est au Maryland une classe qui se regarde comme conquise, et qui, livrée à elle-même, ne se contenterait pas, comme certains démocrates, de laisser la confédération « aller en paix, » mais embrasserait la cause des rebelles et ajouterait un débris de plus à leur ruine : c’était, il y a quatre ans, la majorité. Depuis, les événemens ont fait tourner la roue, et comme toujours l’influence de la majorité nationale a fait grandir la minorité locale sur laquelle elle s’appuyait dans l’état. Je doute qu’aujourd’hui, malgré toutes leurs protestations contre la tyrannie de l’Union, aucun des sécessionistes de Baltimore souhaite sincèrement qu’on l’envoie à Richmond. On fait des vœux pour la cause, mais on ne fait rien que des vœux et quelques trahisons gratuites, qui ne servent qu’à prolonger l’épreuve sans la rendre moins désespérée. Pour tout le temps que durera la guerre, le Maryland sera dans un état de sourde agitation civile, étouffée seulement par la force. M. Eaton avoue que sans le pouvoir militaire on aurait eu la guerre dans les rues au moment de l’élection ; il doute même de la parfaite sincérité du vote, il n’ose affirmer que Lincoln eût été élu sans la présence et sans le vote de l’armée. Quant à la nouvelle constitution, qui abolit l’esclavage dans l’état, il ne doute pas qu’elle n’eût été repoussée sans la pression et l’effort persévérant des troupes fédérales. Telle est la force du fait accompli que la majorité abolitioniste, auparavant de quelques centaines de voix à peine, en compterait aujourd’hui plusieurs milliers ; mais l’irritation n’en est que plus grande chez ceux que cette mesure dépouille, et qui n’ont pas su consentir d’avance à la nécessité. Aujourd’hui l’Union et l’abolition se donnent la main, et il ne peut plus y avoir d’équivoque entre les partis : il faut ou bien préférer l’Union à l’esclavage et rentrer dans les états rebelles par la brèche de l’émancipation, ou bien se dire l’ennemi de l’unité nationale et avouer le sud comme sa patrie. C’est ce que fait le monde de Baltimore en y mettant la colère implacable des causes perdues. Les femmes sont les plus furieuses et les plus intrépides : elles bravent le général Wallace, commandant militaire du Maryland, avec un héroïsme digne d’une meilleure cause.

Je me suis toujours demandé comment il se faisait que les femmes du sud fussent si passionnées pour une institution domestique qui fait de la famille ce que vous savez et remplit la maison sous leurs yeux d’un troupeau de petit bétail illégitime dont elles connaissent très bien l’origine. Sans doute elles lisent la Bible et trouvent tout naturel qu’Agar partage avec Sarah le patriarche, pourvu qu’Ismaël soit plus tard vendu ou chassé comme un chien. Une dame de Baltimore, une mère de famille grave et respectable, femme d’un Yankee de la Nouvelle-Angleterre, me disait un jour sous forme plaisante, mais au fond très sérieusement, qu’elle ne l’aurait jamais épousé, si elle avait prévu cette guerre civile et connu d’avance les abominables opinions de son mari. — « Comment donc se fait-il, lui demandai-je, que vous aimiez tant les maîtres d’esclaves et que vous soyez si zélées pour l’esclavage, vous autres femmes qui en sentez plus que personne les petits inconvéniens ? — Oh ! reprit-elle en riant, les hommes qu’on aime le mieux ne sont pas les meilleurs. » — Le fait est qu’aux yeux de ces dames on n’est point gentleman si l’on n’est vendeur d’hommes. « Qui avez-vous vu à Washington ? me demandait avant-hier une dame rebelle, tenant par son père et par sa mère à deux des plus grandes familles de l’aristocratie de l’esclavage et fière outre mesure de son pedigree, bien qu’aujourd’hui la femme d’un simple négociant. — J’ai vu M. Chase (cri de surprise), M. Sherman (cri de dégoût). — Sherman ! Sherman ! ce n’est pas là du monde. — Pardon, M. Sherman me semble un homme honnête et de bonne compagnie. » Nouvelles exclamations de mépris. « Est-ce donc que pour être républicain on cesse d’être un gentleman ? — Mon Dieu oui, à peu près. » Ne croirait-on pas entendre quelque royaliste renforcée de la restauration ? Ces dépits viennent aux grandeurs déchues qui se sentent petites et n’ont plus que la mesquine consolation du dédain. La même personne, lorsque je sonnai à la porte de la maison où nous eûmes cette conversation mémorable, apprenant qui allait venir, fit la grimace « parce qu’elle avait entendu dire que j’étais unioniste. » Ainsi le mot même de l’Union est criminel à prononcer et le nom d’unioniste est un opprobre. « Gardez-vous bien, — me disait une autre dame également rebelle au fond du cœur, mais d’un sécessionisme tolérant, par la bonne raison que toute sa famille est dans l’administration, dans la marine et dans l’armée au service du gouvernement fédéral, — gardez-vous bien de vous dire unioniste à Baltimore, c’est d’un mauvais effet. Je regrette pour vous que cette réputation vous y ait précédé : elle vous fera fermer toutes les portes. »

Il faut dire que quelques-unes de ces héroïnes ont été rudement maniées par le général Wallace. Celle dont je vous parle fut citée un jour devant lui, et sur la question : « Madame, êtes-vous unioniste ? répondit audacieusement : — Je ne le suis pas. — Votre famille, ajouta-t-on, est suspecte, vous avez des parens dans le sud. — Je ne les renie pas. — Vous êtes surveillée ; prenez garde à vous. » La politesse d’un officier yankee n’est pas toujours raffinée, même envers les femmes, surtout quand elle est doublée de rudesse patriotique. Je ne prétends pas excuser le général Wallace : il faut avouer pourtant que ces dames se sont montrées tellement supérieures à la faiblesse de leur sexe, qu’elles ont droit à tous les honneurs de la virilité. Elles ne se contentent pas de faire des quêtes, des souscriptions, d’abondantes aumônes en faveur des prisonniers rebelles, tandis que les soldats de l’Union n’obtiennent pas d’elles un dollar, et que leur opposition a fait échouer la sanitary fair[5] à Baltimore ; c’est leur droit d’agir ainsi, et personne ne le leur conteste. Ce qui est pire, c’est que la plupart des trahisons viennent Des femmes. Comment se fait-il que jusqu’à ce jour aucun dessein militaire n’ait pu rester secret une semaine ? Quelle oreille le sud a-t-il dans ces conseils privés de la guerre où quelques chefs seuls assistèrent en compagnie du ministre et du président ? Où est donc l’espion subtil et insaisissable qui se glisse invisible au milieu d’eux ? C’est la femme, souvent sécessionniste, qui cueille encore une fois et leur fait manger la pomme d’Eve pour dérober la science mystérieuse. Pas une famille de Baltimore qui n’ait quelque parent ou quelque intime ami au service des rebelles ! « Mon frère qui est dans l’armée du sud, — mon frère qui est dans la marine, dans celle du sud, of course[6], » voilà ce que bavardent les petites demoiselles avec qui je dansais hier. On leur apprend le respect de l’esclavage avec l’amour de Dieu et la haine de l’Union avec l’horreur du diable. Quel autre gouvernement ne perdrait pas patience sous ces piqûres d’épingles empoisonnées, et n’enverrait de temps en temps quelques-unes de ces brebis enragées exercer sur un plus grand théâtre leurs vertus patriotiques ? Le serment de fidélité même, cette mesure oppressive et révolutionnaire, est excusable en face de cette guerre civile de détail et de cette trahison quotidienne. Rappelez-vous les procédés de la convention nationale en face d’un ennemi bien plus faible et bien plus innocent, les échafauds dressés pour les suspects, les listes des têtes proscrites envoyées à l’abattoir, enfin l’odieuse brutalité du peuple le plus poli du monde contre des victimes suppliantes, et vous vous prendrez à estimer ce Yankee mal élevé, qui ne se pique pas de belles manières, mais sait si bien tempérer sa légitime vengeance et montrer sans ostentation tant d’humanité aux vaincus.

Je voudrais vous parler de la grande nouvelle du jour, la paix, ou du moins les négociations pacifiques, la mission de M. Stephens, envoyé en ambassade au président Davis par le président Lincoln, le départ pour Fortress-Monroë de M. Seward, allant à sa rencontre, le départ enfin du président lui-même par un train spécial, l’empressement des deux gouvernemens à se faire visite et la question de savoir s’ils vont se donner le baiser de paix ; mais tout en bavardant je me laisse dépasser par l’heure. Je prends donc congé de Baltimore, de M. Eaton, qui déjà me prenait en amitié et qui me dit en me serrant la main : God bless you ! Je boucle ma malle à la hâte, et je cours au chemin de fer de Philadelphie.


Philadelphie, 3 février.

Laissez-moi maudire une dernière fois les chemins de fer américains. Je suis arrivé cette nuit de Baltimore ; jamais wagon ne m’avait semblé plus nauséabond et plus étouffant. Imaginez une charretée de paysans et de soldats empilés dans une voiture de troisième classe et chauffés à blanc par un poêle de fonte. Tous les miasmes, depuis celui du whiskey jusqu’à celui du tabac et de la graisse humaine, y sont combinés avec une atmosphère d’oxyde de carbone qui pèse sur les poumons et sur les yeux comme une demi-asphyxie. Si vous n’avez pas à votre bras le talisman magique d’un cotillon pour vous faire ouvrir le car des dames, il faut bien que vous entriez dans cette caverne et que vous vous y tassiez contre un soldat ivre ou contre un fermier trempé de fumier, car il gèle au dehors et il suffirait d’une heure passée sur la plateforme pour vous changer en un bloc de glace. Où vous asseoir ? Voici une demi-place vide auprès d’un lourdaud vautré tout de son long sur un banc, où il feint de dormir pour y rester seul. Secouez cet homme, faites-vous faire à contre-cœur un petit espace à côté de lui et ne craignez pas surtout la malpropreté de son voisinage, car il promène ses gros souliers sur vos jambes, vous tamponne dans votre coin comme le fer sous le pilon et vous envoie de temps en temps des coups de coude dans la poitrine. Des soldats en congé, qui depuis trois jours se dédommagent amplement de la sobriété disciplinaire de l’armée, jurent, crient, se collettent et vous tapent sur l’épaule, vous offrant fraternellement un baiser de la dive bouteille. Quelques-uns sont comiques dans leur extravagance, s’injurient eux-mêmes, font de grandes dissertations politiques et militaires, prennent pour ami et pour confident le premier venu et se laissent mener comme des enfans par quiconque s’amuse à les faire parler, rappelant par leur humeur communicative l’éloge que Rousseau fait de la franchise et de la bonhomie des ivrognes. Enfin je débarque à quatre heures du matin dans le grand vestibule de marbre du Continental-hotel.


6 février.

Je suis encore à Philadelphie, où m’a retenu la cordiale et gracieuse hospitalité que j’y trouve. D’ailleurs quitter Philadelphie sans avoir vu ni ses écoles, ni ses églises, ni ses prisons et toutes les institutions qui sont ses vrais monumens moraux, ce serait m’être arrêté inutilement sur le chemin de Baltimore à New-York. J’ai donc cédé aux sollicitations aimables de mes nouveaux amis, M. Field et M. Haseltine ; mais en acceptant leur offre obligeante de services, il a fallu du moins me livrer à eux tout entier. D’abord M. Field m’a promené à travers la ville. Il est remarquable qu’en Amérique ce qu’on montre en premier lieu à l’étranger, ce ne sont pas les églises, les palais, les monumens de luxe ; ce sont les travaux d’utilité publique, les seules œuvres d’art qu’on y connaisse, à vrai dire, les seules du moins qui peignent le génie industriel du pays. M. Field m’a donc montré avant tout les réservoirs des eaux de Philadelphie. Ils sont construits au bord de la Schuylkill, dans un lieu appelé Fairmount, au sommet d’un petit coteau où les eaux de la rivière sont portées par d’énormes pompes adaptées à des roues colossales qui sont mues par le courant. C’est un site aimable et riant, où les Philadelphiens aiment à venir patiner en hiver et prendre en été l’ombre et la fraîcheur des charmilles qu’on y a plantées. La Schuylkill, arrêtée là par un barrage où elle fait cascade, descend avec ses eaux abondantes et limpides d’un beau vallon plein d’arbres de haute venue, de jardins et de maisons de plaisance.

M. R….. s’empare ensuite de moi. C’est un jeune homme de vingt-six ans, grave, studieux, instruit, possesseur d’une belle fortune, mais qui depuis un an s’emploie volontairement à la rude et ingrate besogne du recrutement municipal. Il a fait la guerre pendant deux ans comme officier d’état-major, et il me contait qu’il n’avait jamais tant appris que dans ses campagnes, lorsqu’il passait ses heures d’oisiveté à lire sous la tente des livres qu’on lui envoyait chaque semaine et qu’il semait ensuite sur tous les chemins de la Virginie. — Nous entrâmes d’abord aux cours de justice. J’y vis un vieil avocat de façons paysannes, — un des premiers de Philadelphie, me dit mon guide, — qui en apprenant que j’étais étranger et que j’arrivais de l’armée du Potomac, me dit avec la naïveté inimitable de l’orgueil national américain : « Quelle armée que la nôtre ! Vous n’en avez pas de pareille, il n’y en a pas de pareille au monde. N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-il avec emphase, n’est-ce pas que nous sommes un grand peuple ? » Ma réponse apparemment dut lui paraître assez froide, car rien ne rabat plus sûrement mon enthousiasme que cette manière naïve de quêter la louange. Comment pourtant se fâcher d’une aussi franche et aussi sincère admiration de soi-même ? Le patriotisme est par tout pays le proche parent du chauvinisme.

Je ne vous parle que pour mémoire de la bibliothèque Franklin, dirigée encore, suivant la règle des statuts, par un membre de la famille de son illustre fondateur. J’y vois pourtant un plan et une vue d’ensemble de la Philadelphie de William Penn, avec ses maisons clair-semées à pignons pointus et ses quelques barques mouillées dans la rivière. Nous gagnons de là le collège Girard, immense édifice de marbre à frontons doriques, où s’abrite l’école d’enfans orphelins fondée par le riche Français Etienne Girard, nom resté fameux par toute l’Amérique comme l’est chez nous celui de tel grand financier cent fois millionnaire. Vous savez que le fondateur, esprit fort à la façon du XVIIIe siècle, a formellement interdit par son testament l’accès du collège aux ministres d’aucune religion positive. N’en concluez pas toutefois que les trois cents jeunes gens pauvres qui sont élevés dans ce palais avec tout le luxe de la richesse soient privés absolument d’éducation religieuse. Tous les dimanches, le directeur leur fait une leçon de morale et de religion naturelle où il commente l’Évangile et la Bible. On chante des psaumes, des hymnes comme dans un temple protestant. Au moment où je visitai la chapelle, la congrégation allait justement s’y réunir pour célébrer les funérailles d’un des jeunes gens de l’école. Ce pur déisme est en réalité bien voisin de la foi chrétienne.

C’est qu’il est bien difficile de faire pénétrer aux États-Unis la libre pensée à la française, le dédain philosophique qui traite la religion de chimère. En revanche, le culte laïque et abstrait qu’on professe en dépit du fondateur dans le temple élevé par lui à l’incrédulité n’a rien que d’assez conforme à l’esprit religieux de l’Amérique et d’assez acceptable pour les instincts libéraux de ses plus fervens sectaires. L’Américain en général est également contraire et à la grande ferveur des sectes intolérantes et à la révolte philosophique qui ne fleurit que dans les pays où la religion s’impose. Il fait dériver la foi des croyances individuelles, et, mettant la source de la religion dans le témoignage de la conscience de chacun, lui laisse le sentiment de l’indépendance avec celui de la vénération. Il y a toute espèce de sectes à Philadelphie : quakers, wesleyens, svedenborgiens, indépendans, anabaptistes et tant d’autres noms plus ou moins barbares, sans compter l’église catholique et les quatre ou cinq grandes communions protestantes. Je vous ai déjà montré comment cette extrême division conduit à l’abaissement des barrières de doctrines, et comment un christianisme général et philosophique ressort des diversités infinies de la société religieuse aux États-Unis. Je vous ai parlé de ces églises où, comme à Girard college, on ne s’astreint aux formules d’aucune secte, mais où l’on s’assemble pour prier et lire la Bible en commun. C’est le seul culte officiel qu’on connaisse dans les établissemens publics. Tandis que les congrégations se multiplient au point que chaque pasteur est, pour ainsi dire, le père de sa propre église, les préoccupations d’orthodoxie s’effacent, et le christianisme tombe dans le domaine public. C’est là le terme naturel, la forme la plus épurée des religions positives et la fin dernière de cette grande révolution protestante qui n’a pu s’accomplir pleinement qu’en Amérique, à la faveur d’une liberté religieuse illimitée. Si l’Américain éprouve une sorte de répulsion pour celui qui s’avoue sans croyance religieuse, c’est l’antipathie naturelle de l’homme qui a fait son lit pour l’incendiaire et le démolisseur ; mais, pourvu que vous soyez chrétien, on s’inquiétera peu de la communion où vous êtes né, et l’on s’unira volontiers à vous pour la prière commune, comme des propriétaires qui chacun bâtissent leur maison sur un plan différent de celui des autres, mais qui n’en restent pas moins unis dans la défense et la conservation de leur bien.

Rien de bien remarquable non plus au fameux pénitencier cellulaire de Cherry-hill, modèle de ceux de l’ancien monde et lieu de pèlerinage consacré de tous les voyageurs étrangers. C’est une espèce de Mazas avec des murailles de forteresse, des cellules étroites, des promenoirs longs de six pieds et de longues galeries voûtées en forme de croix. Arrêtons-nous seulement à la maison pénitentiaire ou école de réforme des petits enfans. On nous introduit dans une cour où une vingtaine de négrillons luisans s’ébattent au soleil. Sur un signe du maître, leurs jeux bruyans cessent tout à coup, et les voilà qui, avec une dernière gambade et une dernière grimace, se rangent en bon ordre pour retourner au travail : on les emploie à faire des baguettes de parapluies. A d’autres heures, ils quittent l’atelier pour l’école, qui occupe au moins la moitié de leur temps. Le maître nous dit qu’en général il les trouve aussi bien doués que les blancs, mais moins attentifs et moins persévérans au travail.

Nous passons ensuite dans le quartier des blancs, car on ne songe pas encore, comme au Massachusetts, à confondre ici les deux races. Je me promène dans des corridors lambrissés, garnis de tapis de laine, dans de beaux dortoirs spacieux et bien chauffés, le long desquels s’alignent deux rangées de jolies chambrettes avec des lits et des rideaux blancs. Le parloir aussi est élégant, orné de dessins et d’estampes ; les enfans que j’y rencontre ont un air d’aisance et de propreté que je vois à peine dans nos collèges. Ce ne sont pourtant que des enfans rétifs, de jeunes repris de justice, ou de pauvres petits abandonnés que la ville recueille et élève gratuitement. Comme les noirs, on les fait travailler de leurs mains pour leur apprendre un métier. Je visite plusieurs de leurs ateliers : ici ils fabriquent des bottines d’enfant, de gros souliers ferrés pour l’armée ou pour la commission sanitaire, — ailleurs des boîtes d’allumettes chimiques et des brosses de chiendent, — le tout avec une promptitude et une prestesse inimaginables. On les emploie autant que possible à ces petits ouvrages improductifs que l’industrie abandonne, où ils peuvent rendre service au consommateur sans nuire à l’ouvrier par leur concurrence. L’établissement d’ailleurs a pour loi de ne faire aucun profit.

Je traverse, en revenant, d’immenses quartiers monotones bâtis de maisonnettes en brique à deux étages, qui toutes se ressemblent avec leurs perrons de pierre et leurs façades rouges. C’est là, me dit-on, que demeurent les petits bourgeois et les artisans de la ville. Ces quartiers tout modernes sont dus à la puissance de l’association. Des ouvriers se réunissent, se concertent pour acheter un terrain, l’hypothèquent pour en payer le prix ; puis, dans la morte saison, ils se cotisent pour acheter les matériaux, et chacun à son tour ils travaillent eux-mêmes à leurs maisons. — Le maçon élève les murs, le charpentier établit les poutres, le plombier fait les toits et les gouttières. C’est une entreprise industrielle faite en commun, car l’association vend celles des maisons qui ne lui sont pas nécessaires : le reste se divise entre ses membres suivant la répartition convenue ; puis, la besogne faite, l’association se dissout, et chacun prend possession de son domaine. C’est, vous le voyez, une association de fait plutôt qu’une savante et permanente organisation dirigée par des économistes philanthropes qui aiment à faire le bien du peuple en lui fournissant les bouchées toutes cuites et en lui imposant des règlemens de leur façon. Pour qui connaît le mouvement industriel et agricole de l’Amérique, le manque de bras, le haut prix des salaires, il n’est pas probable que beaucoup de familles aient besoin de se mettre ainsi à l’hôpital. L’alms-house est ouvert aux infirmes, les enfans sont recueillis dans les écoles, les valides n’ont pas besoin de recevoir la charité ni de subir la tutelle de personne. On ne fait d’ailleurs ni rapports administratifs, ni enquêtes détaillées, ni théories savantes. Cela est bon pour nous autres Français statisticiens et paperassiers, gâcheurs d’encre et de temps précieux, qui mettons les idées à la place des choses et nous étonnons de l’impuissance pratique qui nous paralyse. Nous sommes de vrais Chinois formalistes qui passons une heure en salutations avant de nous mettre à table. Les Américains vont plus vite en besogne ; ils se mettent à l’œuvre dans le bloc même, sans perdre de temps à dessiner des plans symétriques et superflus. Ils commencent par le fondement, c’est-à-dire par la mise de fonds. Ce n’est pas eux qui mettront jamais une science creuse et sonore au service d’une caisse vide.

J’ai fini ma journée dans une galerie d’histoire naturelle fondée par souscription, où M. H… tenait à me faire admirer, malgré mon ignorance, la plus belle collection d’oiseaux du monde ; après quoi il m’a fallu voir de la cave au grenier le nouvel et somptueux bâtiment de l’Union-league-club, un cercle de plus de quinze cents membres, qui est en même temps une institution politique et qui a rendu de grands services, dans l’élection dernière, à la candidature du président Lincoln. — Je vous parlerai demain des écoles.


7 février.

M. Field m’a présenté hier à son ami M. Shippen, un des membres les plus influens du board of controllers, nommé par le peuple et chargé, comme à Boston, de diriger l’instruction de la ville. M. Shippen, qui appartient à l’une des plus anciennes familles de Philadelphie, n’a pas dédaigné de briguer la faveur populaire pour avoir le droit de servir ses concitoyens. Il me disait lui-même que le système de l’élection directe et populaire, qui partout ailleurs qu’en Amérique serait regardé comme une folie, donne ici les résultats les plus heureux et les choix les plus sages. Dans ce pays où les haines sociales ne rendent pas les classes riches et éclairées suspectes à la démocratie, le peuple sent bien que l’éducation publique est pour lui la grande affaire, le vrai moyen de s’élever en influence et en dignité, et il en confie la direction aux plus capables sans acception d’opinions ni de personnes.

Le premier district scolaire de Pensylvanie, comprenant la cité de Philadelphie, est divisé en vingt-cinq sections, qui nomment chacune un délégué à l’assemblée générale. Le board of controllers, issu de cette élection, nomme à son tour un bureau, composé d’un président, d’un secrétaire, d’un aide-secrétaire et d’un messager, qui forment pour ainsi dire le gouvernement de cette petite république. Il organise en outre dix comités exécutifs spéciaux, dont le président du board fait toujours partie de droit, et qui partagent avec lui les soins de l’administration. Cependant il y a aussi dans chacune des vingt-cinq sections un board de douze membres élus par le peuple, et ces assemblées locales sont en quelque sorte les conseils départementaux de l’instruction publique, siégeant sous la dépendance et sous la direction du conseil central. Celui-ci fixe leurs attributions, limite leurs pouvoirs, contrôle leurs dépenses, exerce sur eux un droit de surveillance et de tutelle et se réserve même absolument la décision de toutes les affaires d’intérêt purement général. Il ne peut cependant voter aucune dépense si ce n’est sur l’avis et en confirmation du vote des boards particuliers des sections, à moins qu’il ne s’agisse de l’école supérieure, sur laquelle. il a plein pouvoir, ou de dépenses extraordinaires votées en dehors des services réguliers. Vous le voyez, c’est un véritable gouvernement fédératif et parlementaire, taillé sur le modèle du gouvernement des États-Unis.

Toute cette organisation républicaine ressemble beaucoup à celle que nous avons déjà vue à Boston. L’enseignement y est à peu près le même, et les écoles s’y divisent aussi en plusieurs degrés où l’on ne s’élève que par ordre de mérite et après des examens successifs. Seulement, aux trois ordres que déjà nous connaissons, — l’école primaire, l’école de grammaire, l’école supérieure, — la municipalité de Philadelphie ajoute l’école secondaire, intermédiaire utile entre les humbles commencemens de l’école primaire et les études déjà sérieuses de la grammar-school. Les bons élèves peuvent d’ailleurs traverser tous ces degrés en quelques mois. On compte à Philadelphie 2 écoles supérieures, 58 écoles de grammaire, 70 écoles secondaires et 177 écoles primaires, plus 59 écoles non classées, au total 366 écoles fréquentées par 72,000 élèves et dirigées par 1,239 maîtres ou maîtresses. Comme à Boston, les professeurs mâles sont très rares et n’occupent que les emplois supérieurs. Le personnel de chaque école se compose d’un principal, souvent une femme, et d’un ou plusieurs aides ou maîtresses-adjointes, suivant le nombre des élèves et les besoins du service. Le moindre traitement d’une assistante de dernier rang dans les écoles primaires est de 300 dollars (environ 1,500 francs de notre monnaie) ; il est de 320 dollars dans les écoles secondaires, et de 340 dans les écoles de grammaire ; les premières assistantes gagnent dans celles-ci jusqu’à 450 dollars. Les principales reçoivent 400 dollars dans les écoles primaires, 450 dans les écoles secondaires et 750 dans celles de grammaire ; dans les écoles de grammaire des garçons, le principal est toujours un homme et reçoit 1,500 dollars. Quant aux professeurs de la high school des garçons et de la high and normal school des filles, leurs traitemens sont beaucoup plus élevés : le moindre est de 1,200 dollars pour les professeurs mâles, de 600 pour les femmes ; les principaux reçoivent même 1,800 et jusqu’à 2,500 dollars. En règle générale, le plus bas salaire des instituteurs mâles doit dépasser au moins 400 dollars.

Dans les écoles primaires et secondaires, les garçons et les filles sont réunis ou séparés suivant leur nombre, les exigences du local et la commodité du service. Ils sont toujours séparés dans les écoles supérieures ou dans celles de grammaire. Il y a aussi çà et là des écoles hors classement, où tous sont admis, jeunes gens et jeunes filles, pour y recevoir l’enseignement sans traverser les épreuves des examens et des avancemens réguliers. Dans les rangs inférieurs, ces promotions sont faites par les professeurs eux-mêmes ; mais quand il s’agit de passer de l’école de grammaire à l’enseignement supérieur, c’est un des comités du board of controllers qui préside aux examens : les filles d’ailleurs n’y sont admises qu’à quatorze ans, et les garçons à treize. C’est à dix-sept ans seulement que celles qui veulent faire du professorat leur carrière peuvent se présenter devant une autre commission du board, le committee on qualifications of teachers, qui a pour mission spéciale de juger les candidats. Les diplômes qu’il leur délivre sont de première, deuxième ou troisième classe suivant leur mérite, et donnent droit à des rangs divers dans les divers degrés de l’enseignement. Le rang de principal ne s’obtient pas avant vingt et un ans dans les écoles secondaires, avant vingt ans dans les écoles primaires. Il faut enfin un an de service dans les grades inférieurs pour obtenir le diplôme de seconde classe, deux ans pour celui de première. On voit quelle émulation salutaire cet ensemble de règlemens ingénieux éveille dès le début chez l’élève et entretient jusqu’au bout chez le maître : partout on y retrouve l’examen et le concours à tous les degrés.

L’organisation matérielle dans ces écoles n’est pas moins admirable que la discipline morale. Sur les 737,000 dollars (un peu plus de 10 dollars par tête d’élève) que la ville dépense annuellement pour l’éducation publique, elle en consacre environ 226,000 à l’entretien même des locaux et des maisons d’école. J’y ai fait avec M. Field et M. Shippen une visite dont je conserverai toujours un agréable et touchant souvenir. On ne peut plus oublier, quand on les a vus une fois, ces vastes édifices, ces longues salles élégamment décorées, ces troupes d’enfans propres, bien vêtus, silencieux et dociles, que l’on pourrait comparer avec avantage à ceux de nos bourgeois de province, et qui sortent pourtant des populations les plus pauvres de la ville, — ces institutrices simples, soigneuses, modestes, quoique fières du résultat de leurs peines, et sorties souvent des rangs de leurs élèves. Je vois une frêle jeune fille de dix-sept ans dicter à de gros garçons de quatorze la composition du concours qui doit les faire passer à la classe supérieure. Quelle saine atmosphère morale on respire ici ! Partout un air studieux et grave, une volonté sérieuse de s’élever par le mérite. La semaine dernière a été justement consacrée à ces concours semestriels, longue et terrible épreuve après laquelle un quart à peine des prétendantes peuvent être admises à l’école normale où se forment les maîtresses. Cent jeunes filles chantaient devant nous des chœurs nationaux, qu’elles venaient à tour de rôle accompagner sur le piano, quand les concurrentes entrèrent en courant dans la salle, apportant le résultat de l’examen. L’école où nous étions s’était signalée parmi toutes celles de la ville, elle avait gagné tous les premiers rangs. Les petites arrivaient l’une après l’autre, tout essoufflées, tant elles avaient couru dans la neige, et se jetaient dans les bras de la directrice, qui les embrassait comme ses enfans. M. S…., l’inspecteur-général, prenait une part toute paternelle à la fête : on se tenait debout respectueusement devant lui, mais personne ne semblait étonné ni effarouché de le voir. Il y avait parmi les élèves tels visages pâles, souffrans, quoique rayonnans d’une joie profonde, qui disaient les efforts que ce triomphe avait coûtés. « La première, nous dit la directrice, passe depuis deux mois la moitié des nuits sur ses livres. » Puis il y eut une scène de chagrin après cette scène de joie : l’inspecteur avertit les jeunes filles qu’étant reçues à l’école normale, elles ne devaient plus revenir à l’école de grammaire, dont elles ne faisaient plus partie. La directrice intercéda pour qu’au moins la porte de son école leur restât ouverte, les enfans baissèrent les yeux d’un air triste. — Comme tout cela ressemble peu à nos écoles, toujours menacées de la férule ou de la verge, et où retentit toujours soit la voix aigre du maître en colère, soit le tumulte des écoliers indisciplinés ! Encore une fois, c’est l’école publique et gratuite qui fait les peuples libres, ou, si elle ne les fait pas, elle est du moins le signe et la mesure de leur liberté.

Jamais cette vérité ne s’est montrée à moi si évidente. Il y a des gens à qui une certaine noirceur d’idées naturelle ou systématique fait envisager le progrès comme un leurre, la science comme une déception, et qui se moquent volontiers de cette panacée universelle. Ils pensent qu’il faut mesurer les connaissances des hommes et les réduire autant qu’on peut au strict nécessaire. Un ouvrier, disent-ils, ne doit pas savoir tout ce que sait un riche, un laboureur n’a pas besoin de grande science pour retourner son fumier : un peu de lecture, un peu de calcul, et juste assez d’écriture pour signer son nom, en voilà bien assez pour son usage. Plus d’instruction serait dangereux : — dangereux à la vérité, — pourquoi ne pas le dire ? — pour ceux qui veulent l’enchaîner dans son humble et misérable sphère ; — dangereux pour la poignée d’hommes qui veulent, au nom de leur droit de parvenus, lui interdire de s’élever au-delà du cercle inflexible qu’ils lui tracent ; dangereux enfin, puisqu’elle le ferait sortir de sa classe, et que les lisières d’une société paternelle ne pourraient plus l’enchaîner sous prétexte de soutenir sa faiblesse ! — Ne comprendrons-nous jamais en France les nécessités de la démocratie ? Nous avons inauguré dans le monde un régime qui ne s’est vu nulle part, et que l’Amérique elle-même ignore, — le suffrage universel sans limites, le droit absolu apporté en naissant par toute créature humaine de contribuer par son vote et pour une part souvent chimérique au gouvernement de son pays. Nous avons fait une question de théorie pure de ce qui partout ailleurs est une question d’expérience, d’utilité et de progrès social ; nous avons préféré cette abstraction stérile à la liberté de fait, qui seule peut la rendre féconde. Nous demandons enfin au suffrage universel jusqu’à des constitutions et jusqu’à des couronnes, — et nous en sommes encore à nous demander si nous apprendrons à lire à tous les citoyens français !


8 février.

Je rentre du bal, et je pars dans une heure pour New-York. Hier soir, quand je me suis acheminé vers le dîner qui m’attendait chez M. Field, j’avais la ferme intention de partir cette nuit même ; mais un orage de neige s’abattait sur la contrée, et tombait à si gros flocons que je craignis d’être bloqué en route. Mes hôtes aussi me représentèrent les charmes d’une station d’un jour ou deux au fond d’un car pris dans la neige, en compagnie de tout un convoi de voyageurs gelés et affamés comme moi : bref, au lieu de me rendre au chemin de fer, je me laissai conduire au bal. J’y fus présenté par une dame qui m’y fit grandement mousser par son obstination à m’appeler « le comte, » titre auquel je finis par répondre quand je vis qu’il s’adressait bien à moi. Vous savez qu’en Amérique, dans le monde élégant, un Français de bonne compagnie ne peut manquer d’être au moins comte ou marquis ; c’est sans doute par modestie, par respect pour le démocratisme américain, qu’il se ravale momentanément au niveau des simples mortels. De même que les hommes du peuple m’appellent capitaine lorsqu’ils veulent me rendre honneur, de même les dames et les demoiselles m’appellent comte, parce qu’il est invraisemblable, incompréhensible qu’un homme aussi distingué ne soit rien du tout que Gros-Jean ou Gros-Pierre. Je suis accoutumé à ces usurpations involontaires, et je les supporte sans sourciller avec un sérieux impassible. — Me voilà donc au bal, affublé d’un titre, présenté de droite et de gauche, choyé par les demoiselles, et cela sans intérêt, sans calcul possible, sans autre raison que le désir d’être agréable à un étranger qui passe et qu’on sait devoir disparaître demain. Cette bienveillance empressée, cette hospitalité gracieuse méritaient bien en retour quelque effort de politesse. Je me plaisais d’ailleurs dans cette société aimable et presque européenne. Toutes ces dames parlaient un français élégant et correct dont elles semblaient très fières, et qu’elles étaient heureuses de faire apprécier par un bon juge. Leur conversation, peut-être nourrie de peu, comme toutes les causeries du monde, mais roulant au moins sur quelque chose, m’empêchait de regretter les heures et le sommeil perdu. Deux ou trois fois je tentai de m’enfuir, mais on me ramena de force. Bref, je ne sortis du bal qu’à trois heures du matin, emportant un excellent souvenir de cette société plus provinciale, moins à la mode peut-être, mais au fond plus délicate que celle de New-York.

La neige avait fondu. Il ne restait plus dans les rues qu’une espèce de compote pâteuse comme une granite fondante, et sur les dalles des trottoirs, aux places où l’eau avait coulé plus abondante, des arabesques en relief de glace mouillée, le plus glissant et le plus dangereux terrain sur lequel puisse marcher un homme. J’étais venu là en voiture, avec des dames, et je ne savais pas où j’étais. Je m’informe de la direction de Chesnut-street ; on me l’indique vaguement, et je me mets en route, tantôt clapotant avec mes souliers de bal dans la bouillie neigeuse, tantôt, et malgré des précautions infinies, patinant sur les dalles incrustées de glace fondante. Même de jour, toutes les rues de Philadelphie se ressemblent, et il faut un œil exercé pour les reconnaître : de nuit, c’est un immense labyrinthe. Je ne tardai pas à m’y perdre, et je marchai longtemps à petits pas, faisant des efforts surhumains pour conserver mon équilibre. Pas de gaz allumé, pas d’écriteaux aux coins des rues ; çà et là seulement une lanterne pâle et une solitude obscure, sans que de ces profondeurs silencieuses mes exclamations de mauvaise humeur fissent sortir un seul policeman. La municipalité de Philadelphie, qui fait tant pour l’instruction publique, fait peu de chose pour la voirie et pour la police. Elle laisse se creuser entre les pavés rompus des trous qui forment le soir des chausse-trapes boueuses ; elle laisse l’eau et la neige s’amasser dans cette grande ville sans écoulement, sans égouts, sans pentes naturelles, sans rien pour l’assainir que l’absorption de la terre et l’évaporation du soleil. — En même temps un immense incendie commençait à embraser l’horizon et à rougir la moitié du ciel ; la voix lente et lugubre du tocsin d’alarme planait au loin sur la grande ville endormie ; on entendait par intervalles s’élever les cris stridens ou retentir sur le pavé sonore les pas précipités des escouades de firemen qui accouraient à la fête. C’est un magasin d’huile de pétrole qui vient de brûler en une heure ; mais l’huile enflammée déborde dans les rues et inonde tout le quartier d’une mer de feu. — Enfin un passant attardé me montre ma route, et je rentre à l’hôtel trempé, glacé, après mainte chute et maint faux pas, avec mes habits souillés et mes souliers en loques. A présent vite au chemin de fer, et je serai ce soir même à New-York.


12 février.

Depuis trois jours, je n’ai pas touché une plume ni un livre. Ce grand New-York est un gouffre qui dévore les heures. Cependant les événemens se pressent, s’accumulent ; l’anxiété de la paix ou de la guerre, les rumeurs contradictoires, les négociations, les ruptures, les coups de théâtre imprévus de Davis, l’approche d’une ou deux grandes batailles, enfin l’évidence d’un dénoûment prochain, d’un radoucissement forcé dans les fureurs démoniaques du gouvernement confédéré, jouent devant moi un drame tragi-comique dont l’intérêt augmente tous les jours. Comme aujourd’hui la bombe mystérieuse a éclaté et que les rapports des deux présidens à leurs peuples nous en montrent à nu l’histoire secrète, je puis vous dire les choses telles que je les ai vues, telles que les a jugées l’opinion publique, telles enfin que le résultat les montre à nos espérances désappointées.

Quand j’étais à l’armée, il n’était bruit que de l’ambassade de M. Blair. Tout le monde en augurait, sinon la paix immédiate, au moins un grand pas vers l’accord amiable et le rétablissement de l’Union. Pour ma part je n’y croyais guère, car j’avais lu dans les journaux de Richmond de telles invectives contre quiconque ne ferait pas de l’indépendance des états confédérés la condition sine quâ non de la paix, que je ne pouvais supposer le gouvernement rebelle, qui est l’âme de la presse virginienne, en disposition de se sacrifier pour le bien public. Horace Greeley d’ailleurs était mêlé à l’affaire, et si bien que je respecte ses efforts persévérans, infatigables pour inspirer aux confédérés l’esprit de paix et de soumission, les négociations de Niagara sont encore trop récentes pour que j’aie grande confiance dans la diplomatie chimérique de cet esprit élevé et convaincu, mais rêveur et fantasque. Ce que je me figurais plus volontiers et ce que ma raison pouvait admettre, c’est que l’ambassade de Blair ou toute autre semblable démarche fortifierait au sud ce parti toujours grandissant de la paix, dont l’insubordination menaçait de renverser Davis. Alexandre Stephens, le vice-président malgré lui de la prétendue république, pouvait saisir cette occasion de se mettre à la tête des convertis et faire à l’obstiné dictateur une opposition domestique qui aurait bientôt paralysé tout à fait le corps malade et mutilé de la rébellion ; mais je comptais sans la faiblesse de l’un et sans l’énergie dominatrice de l’autre. Ce qui devait être la ruine du président Davis a été pour cet homme extraordinaire l’occasion de ressaisir tout son ancien ascendant sur les timides et de pousser devant lui le troupeau de moutons enragés qu’il a mordus.

M. Blair revint, puis s’en retourna, puis revint encore, et déjà l’on ne semblait plus y songer. New-York seule, comme tous les centres financiers dont l’instabilité s’ébranle aux moindres secousses, se partageait entre l’espoir et la crainte, et, tout en souhaitant la paix, redoutait déjà qu’elle ne fût trop prompte. Les journaux, aux aguets de tous les bruits qui peuvent remplir leurs colonnes, donnaient par métier vingt récits et conjectures opposés à un public incrédule et indifférent. Quelques-uns, prenant le contre-pied de la rumeur courante, s’amusaient à la travestir en manœuvre financière et à nier même que Blair fût parti, — quand tout à coup une dépêche arrive de Fortress-Monroë, annonçant que le vice-président Stephens, le juge Campbell et le sénateur Hunter sont dans les lignes fédérales et sollicitent l’autorisation d’aller jusqu’à Washington porter des propositions de paix. M. Seward est allé à leur rencontre avec les pleins pouvoirs du président. On va même jusqu’à énoncer les conditions qu’il leur porte : il exige tout d’abord que les rebelles mettent bas les armes, qu’ils se soumettent aux lois des États-Unis, telles que la révolution les a faites ; il offre en revanche une compensation pour les esclaves émancipés et l’adoption de la dette confédérée par le gouvernement des États-Unis. — Ces concessions sont exorbitantes ; mais on explique comment l’indemnité sera minime et proportionnée à la présente valeur de cette propriété des esclaves, plus onéreuse aujourd’hui que profitable, — comment, d’autre part, les États-Unis ne promettront jamais de remplir tous les engagemens illusoires qu’a pris un gouvernement désespéré. Ils reconnaîtront le principal de la dette, et ce serait déjà un bienfait immense que de donner ainsi une valeur réelle et la certitude du remboursement à un capital emprunté au taux de l’usure la plus extravagante et considéré depuis longtemps comme perdu. Quant à l’intérêt de dix pour cent qu’a promis le gouvernement rebelle, il serait réduit à trois pour cent qui, en monnaie fédérale, vaudraient encore vingt fois le revenu actuel. Ainsi les États-Unis achèteraient la soumission des rebelles, ou plutôt, après les avoir désarmés, réduits à merci, ils les recevraient dans l’Union en leur faisant un magnifique cadeau de bienvenue et en les aidant à réparer la ruine que s’est attirée leur folie ! Voilà le joug intolérable sous lequel on a voulu faire passer les rebelles, voilà l’insulte, l’humiliation qu’on a voulu leur infliger, et que des gens voisins du gouvernement m’ont donnée pour certaine ! C’était presque leur payer les frais de la guerre et les punir de leur obstination criminelle en les admettant, comme l’enfant prodigue, à une plus grosse part des bienfaits publics[7].

Cependant les journaux de Richmond, obéissant à un commun mot d’ordre, faisaient les dédaigneux et les sceptiques. La Sentinelle, porte-voix accoutumé du président Davis, appelait Stephens et les autres « les soi-disant commissaires du gouvernement confédéré. » — « Nous ne ferons pas, disait-elle, la paix sur une autre base que celle de l’indépendance, et toute autre proposition de l’ennemi sera considérée comme une insulte. Notre gouvernement n’a ni l’intention ni même le droit de traiter avec les Yankees. L’ambassade officieuse du vice-président ne servira qu’à montrer que la paix est impossible, et que la guerre à outrance est le seul parti qui puisse nous sauver. » Ces rodomontades, assaisonnées de quelques injures chevaleresques à la façon de l’aristocratie rebelle, paraissaient dans le journal officiel de Jefferson Davis à l’heure même où ses émissaires portaient aux fédéraux des paroles de paix et des espérances de soumission. Quelle politique était donc la sienne ? Quel dessein inconnu s’enveloppait de ce double langage, et de quel côté enfin était le mensonge ?

Il y avait, nous disions-nous, deux partis en présence à Richmond, dans le peuple, dans l’armée, dans la législature, et jusque dans le pouvoir exécutif : celui de la reddition pure et simple et du retour docile à l’Union, composé des hommes prévoyans et éclairés qui savaient combien peu de temps la corde tendue pouvait résister au poids de la guerre, et celui des fire-eaters (mangeurs de feu), composé d’une masse ignorante guidée par des chefs ambitieux et fanatiques, volontairement aveugles dans leurs efforts pour aveugler la foule. Entre ces deux factions extrêmes flottait la multitude indécise qui désirait la paix sans oser la faire et faisait la guerre sans trop la vouloir, cette multitude docile et molle dont le vice-président Stephens, intelligence sans caractère et sans volonté, était à la fois le chef et le représentant. Ces rebelles à contre-cœur sont depuis quatre ans les instrumens de la volonté puissante qui les gouverne, et à force d’y obéir ils se sont fait par habitude une espèce de dévouement à la cause qu’ils défendent. On se rappelle l’éloquent discours d’Alexandre Stephens dans la convention de la Géorgie contre la sécession, et la violence inaccoutumée avec laquelle il dénonçait alors comme des ambitieux criminels ceux dont il s’est fait depuis l’humble satellite. Aujourd’hui que les désastres essuyés par la confédération rebelle justifient sa résistance première à la sécession et que le jour de sa revanche est arrivé, M. Stephens et tous les hommes débiles qui ont suivi son exemple n’osent pas encore relever la tête et répudier une foi qui n’est pas sincère. Au lieu de montrer au peuple ce qu’ils voient, ce qu’ils comprennent, la ruine inévitable qui s’approche, et de renier le mensonge, insensé de l’indépendance, ils n’osent parler de paix qu’en prononçant ensuite ce mot chimérique qui entretient tant d’illusions funestes. Ils savent que la paix sera la soumission, le retour à la nationalité première, l’abolition des dernières traces de l’esclavage et la fin du nom confédéré, — qu’en revanche la guerre ne peut aboutir qu’à l’extermination, et qu’il ne reste plus aux survivans de cette lutte fatale qu’à se livrer eux-mêmes, en acte de repentir, à la générosité des États-Unis, ou bien à faire parade d’un faux héroïsme et à s’engloutir dans un naufrage théâtral et criminel. Ils le savent, mais ils n’osent pas le dire, et ils encouragent toujours l’espérance chimérique d’une paix à termes égaux, servant ainsi par leur opposition timide l’adversaire même qu’ils veulent renverser. Pourtant le nombre de ces partisans honteux de la paix a tellement grandi depuis les dernières défaites, ils ont élevé si haut la voix dans le congrès et dans la presse, que le gouvernement pouvait craindre qu’ils ne jetassent le masque. Davis, malgré sa dictature et l’appui assuré du général Lee, commençait à chanceler sur ce fauteuil présidentiel qu’on l’accuse d’avoir voulu changer en trône. L’ambassade de Stephens et de Campbell, sincère ou non, était évidemment conçue pour rallier à lui les mécontens et raffermir le pouvoir entre ses mains.

Ici toutefois revenaient les doutes. N’était-ce qu’une feinte, une ruse de guerre, comme le disaient les journaux de Richmond, et fallait-il prendre à la lettre cet article de la Sentinelle, qui, pour mieux déguiser la vérité, aurait pris le malin parti de la crier sur les toits ? Davis n’avait-il voulu que prendre les pacifiques dans leurs propres filets et adopter un instant leur politique pour les réduire ensuite au silence en leur démontrant l’impossibilité de leurs espérances ? Quand les commissaires confédérés ont traversé les lignes, les deux armées les ont acclamés avec enthousiasme, unissant dans un cheer pacifique leurs voix accoutumées aux provocations du cri de guerre ; mais il ne faut pas croire que l’armée rebelle, en saluant l’espoir de la paix, entendît applaudir la soumission. On a tant de fois répété aux hommes ignorans du sud que jamais on ne pourrait les vaincre, que jamais leurs ressources ne seraient épuisées, ni la nation confédérée subjuguée par le conquérant yankee, qu’ils ont fini par croire à sa durée et par s’imaginer que la paix leur assurerait cette indépendance qui maintenant serait vaine, mais à laquelle ils tiennent, comme on tient toujours aux hochets inutiles pour lesquels on a combattu. Davis, alors même que tout espoir et toute énergie l’auraient abandonné, ne pourrait pas sans transition avouer sa défaite à son peuple. Le flot populaire, soudainement arrêté, se rejetterait contre lui avec la fureur des réactions inattendues, et les commissaires pacifiques n’iraient à l’ennemi que sur le corps de l’auteur criminel et détesté de la rébellion, car les changemens soudains de politique amènent la ruine de ceux même qui les conseillent, et le peuple détrompé voit dans les anciens instrumens de sa folie les auteurs premiers de l’égarement qui l’a perdu : justice brutale, mais rigoureuse, à laquelle Davis ne peut échapper, s’il ne la conjure par les détours, les lenteurs, les mensonges prudens et bien ménagés qui peuvent amener son peuple du fanatisme de l’erreur à la vue calme et sensée de la vérité.

Cependant la première conférence avait eu lieu. On racontait que Stephens n’avait tenu partout qu’un langage de conciliation, qu’il avait pris congé des officiers chargés de le conduire en « espérant les revoir sous de meilleurs auspices, » que même il avait dit : « Nous ne sommes qu’un seul et même peuple. » L’anxiété grandit quand on apprit que le président Lincoln, sur une dépêche du secrétaire d’état, était parti subitement pour Fortress-Monroë. La paix était-elle si proche ? Les plus incrédules se rendaient à demi, et l’on s’étonnait que sur cette grande nouvelle l’or n’eût pas soudainement baissé de 50 pour 100.

L’or, à vrai dire, faisait bien d’attendre. Le Herald, l’Express, les paradoxaux et les haussiers de la presse, avaient raison d’opposer à l’espérance générale leur moqueuse incrédulité. Le lendemain, négociations rompues ; — Lincoln et Seward s’en retournaient à Washington, disant tout haut que la paix n’était pas possible. Stephens et Hunter rentraient dans leurs lignes, et, suivant le lieu commun tant rebattu des journalistes, « Grant, Thomas et Sherman étaient redevenus les vrais commissaires et les vrais négociateurs de la paix. » Que s’était-il passé ? Maintes rumeurs avaient couru ; mais en attendant le message officiel que le président préparait pour le congrès, il fallait se contenter du fait laconique et des narrations de fantaisie qui couraient la presse. Les premiers détails nous arrivèrent de Richmond : à peine les négociateurs avaient-ils reparu dans la ville que tous les journaux en masse avaient ouvert à pleines bordées un feu préparé d’avance. Je ne puis vous décrire ce délire d’indignation calculée, ce déluge d’invectives et d’injures qu’ils se mirent à vomir, comme des batteries chargées jusqu’à la gueule que le canonnier allume au premier signal. On eût dit que le nord avait dévoilé au dernier moment des prétentions si inattendues, si odieusement exorbitantes, que l’ambassade avait reculé épouvantée. Lincoln, le tyran yankee, leur avait tendu un abominable guet-apens. Il avait refusé de reconnaître l’indépendance des états du sud, il avait exigé des rebelles un retour absolu et immédiat aux lois des États-Unis, poussant même l’insolence jusqu’à leur promettre, en cas de soumission, l’indulgence qu’on doit à des frères égarés, — l’indulgence des vils Yankees ! Les Yankees oser se dire les frères de la nation chevaleresque du sud ! Évidemment ce piège était calculé pour fournir à « l’ignoble Lincoln » et au « sanguinaire Seward » l’occasion de souffleter les nobles citoyens et le sublime peuple des états confédérés : outrage qu’il fallait laver dans le sang et venger par une extermination universelle de toutes les armées qui avaient osé violer la terre sacrée de la rébellion !

La fureur et l’injure ne dispensent pas de la logique. La veille, ces mêmes journaux, ce même Davis qui leur soufflait leur opinion, parlaient avec mépris de ces prétendues négociations qui ne serviraient qu’à montrer l’incorrigible arrogance de l’ennemi et la nécessité d’une guerre impitoyable. Aujourd’hui ils vocifèrent, ils prétendent qu’on les a déçus, que Lincoln, pour attirer leurs négociateurs dans ses lignes, leur faisait croire qu’il allait humblement se soumettre à leurs conditions de paix. S’il est vrai qu’on ait voulu les tromper, ils ne s’y sont pas laissé prendre, et cet air d’innocence leur sied mal après la hautaine condescendance dont ils se sont vantés. Il serait bien étonnant d’ailleurs qu’après les avoir combattus quatre années, dans la bonne et dans la mauvaise fortune, on choisît pour s’avouer vaincu le moment même où on tient le loup par les oreilles et où on le serre à la gorge ; mais c’est peine perdue que de démontrer leur folie et de dénoncer leur mauvaise foi.

Le rapport du président Lincoln au congrès fut enfin publié, avec une lettre écrite par M. Seward à M. Adams, ministre des États-Unis près la cour d’Angleterre, et le monde put voir jusqu’où ce Tibère et ce Séjan avaient poussé le délire de la tyrannie. — Les plénipotentiaires rebelles et le président des États-Unis se rencontrèrent à Hampton-Roads, sur la rivière James, à bord du bateau à vapeur qui les avait amenés ; leur entrevue fut cordiale, franche, bienveillante ; ils burent ensemble du vin de Champagne, et quand ils se séparèrent, Seward poussa l’ignominie jusqu’à dire, à la façon américaine, à son ancien ami Hunter, qui lui serrait les mains : God bless you, Hunter ! — « Mieux vaudrait, s’écrie le Richmond Dispatch, la malédiction de l’enfer que la bénédiction de Seward ! » — M. Stephens avait commencé la conférence avec un sincère désir que la paix y fût conclue ; mais il conservait une grande illusion : il se figurait que le gouvernement des États-Unis pouvait reconnaître temporairement l’existence et la légitimité du gouvernement rebelle, lui accorder une amnistie, retirer ses armées, lui rendre le territoire auquel il prétend toujours, et attendre patiemment, sur la foi d’une promesse verbale, que les choses et les hommes fussent mûrs pour la reconstruction proposée. Dans cette attente, la confédération se serait alliée aux États-Unis pour appliquer sur le continent américain la politique de la doctrine Monroë, c’est-à-dire pour affranchir le Mexique de l’occupation des armées françaises et peut-être même s’emparer du Canada contre les Anglais. Le président Lincoln dit dans son message qu’en général les commissaires confédérés ne se sont point positivement refusés à l’union, mais qu’ils ont demandé seulement d’ajourner et de réserver le différend. M. Seward aussi dit en propres termes que M. Stephens a proposé pour compromis un traité d’alliance politique et d’action commune contre les puissances qui attaquent la doctrine Monroë. De cette façon, la guerre aux puissances européennes eût été employée comme dérivatif pour donner aux haines engendrées par la guerre civile le temps de s’effacer et de s’évanouir. Voilà la bienveillance des rebelles pour leurs bons amis d’outre-mer, amis timides, j’en conviens, mais qui, pour récompense de leurs secrètes espérances et de leur demi-complicité, méritent mieux que la haine systématique qu’on semble leur avoir vouée à Richmond bien plus encore qu’à Washington. On ne songe plus maintenant à les flatter pour obtenir leur aide, encore moins à se donner à eux pour les forcer à prendre parti. Le président Davis a compris qu’il ne gagnerait rien à ramper devant l’Europe, et voilà les sentimens que cachait le rideau de flatterie officielle qui nous a si longtemps abusés.

Quant aux États-Unis, qui n’ont pour le présent aucun souci de la guerre européenne, le marché qu’on leur offre est aussi improfitable qu’inadmissible et incompatible avec leur dignité. L’assistance des populations décimées et des belles finances du sud serait d’un prix médiocre dans l’hypothèse même d’une guerre extérieure. Enfin n’est-il pas étrange, après quatre ans de luttes sanglantes pour le maintien de l’Union, de ne leur offrir en prix de la victoire qu’une vague promesse d’alliance, en leur demandant d’abandonner le principe et le nom national même pour lesquels ils ont combattu ? Ce n’est pas aux vaincus de faire la loi aux maîtres, et quand à la lettre du président Davis annonçant à M. Blair qu’il était prêt à négocier une paix entre les deux peuples le président Lincoln a répondu par la même voie détournée qu’il entendait rendre la paix au peuple de leur patrie commune, il était bien clair qu’il ne reviendrait pas sur cette parole. Les commissaires confédérés savaient donc ou devaient savoir ce qui leur serait proposé, et s’il y a insulte et arrogance, c’est plutôt du côté de ces vaincus qui veulent dicter aux vainqueurs les conditions de la paix qu’on leur accorde.

On dit aussi que M. Stephens a essayé d’une autre issue, non moins impraticable et non moins ridicule que la première. Il a fait entendre que les états confédérés reviendraient à l’Union en temps et lieu, si le gouvernement des États-Unis voulait d’abord reconnaître leur souveraineté individuelle absolue et leur droit inaliénable à la sécession ; ce qui revenait à dire : « Vous aurez gain de cause à la condition d’avouer que vous avez tort. » Admettre la souveraineté absolue des états, c’eût été non-seulement un acte indigne d’une nation qui a affirmé sa propre souveraineté dans cent batailles, mais la plus impolitique et la plus funeste des concessions. Cette clause purement théorique en apparence n’aurait pas tardé à ranimer le fléau proscrit des nullifications et des sécessions d’états, elle aurait fait une révolution dans le droit constitutionnel des États-Unis et rendu l’autorité nationale impuissante contre les fantaisies d’une rébellion nouvelle ? Ces prétendus compromis ne sont que des façons ingénieuses de désarmer le gouvernement de l’Union et de lui arracher un meâ culpâ dont on n’aurait pas manqué ensuite de se prévaloir. Je ne crois pas qu’il y ait un homme assez insensé dans le gouvernement rebelle pour s’imaginer que ces termes fussent acceptables, et qu’on pût sans dérision les offrir à un président réélu pour avoir déclaré qu’il ferait triompher l’autorité nationale tout entière. À ces propositions dérisoires M. Lincoln a répondu et devait répondre un non possumus irrévocable, et personne ne peut de bonne foi s’étonner qu’il l’ait prononcé.

Il a fait en revanche toutes les concessions qu’autorisaient l’honneur national et le mandat qu’il a reçu du peuple, exigeant seulement que la loi des États-Unis fût souveraine dans les états dits confédérés, que le gouvernement de la confédération fût dissous, — non ceux des états, — que l’armée mît bas les armes, que l’amendement constitutionnel fût adopté comme le fondement du droit public, et l’esclavage aboli dans les états rebelles du jour où, suivant la constitution, qui est la loi suprême, les trois quarts des états l’auraient ratifié. Il promettait ensuite que dans la pratique et l’exécution des lois, dans l’application surtout du décret de confiscation qui pèse encore sur les rebelles, il userait de toute l’indulgence compatible avec son devoir et ferait grâce des peines trop rigoureuses, pourvu seulement qu’on admît son droit de les infliger. On dit même qu’il a donné sa parole qu’il aiderait de tout son pouvoir le sud à se relever de ses ruines. Rien ne suffit aux envoyés du sud. Puisque leur gouvernement veut l’usurpation ou la guerre, qu’on s’en prenne à lui du sang versé !

Voilà les faits tels qu’ils ressortent du rapport succinct du président Lincoln et des récriminations mêmes des rebelles. C’est aux journaux de Richmond que j’emprunte les détails qui témoignent le plus hautement de leur opiniâtreté intraitable. Les récits qu’ ils font de l’entrevue de Hampton-Roads sont les actes d’accusation les plus concluans contre eux-mêmes et les plus claires justifications de celui qu’ils appellent le tyran Lincoln, car leurs excès les plus odieux sont à leurs yeux les actes les plus nobles d’héroïsme patriotique. Le gouverneur de la Virginie William Smith, plus connu sous le sobriquet d’Extra-Billy Smith, a convoqué le peuple de Richmond à un immense meeting « pour répondre dignement à l’outrage que leur a fait (aux gens du sud) le président des États-Unis, » en ne les suppliant pas humblement de se contenter de l’indépendance et de ne plus vouloir conquérir les états du nord. Le général Lee et tout son état-major y sont venus en grand appareil, et 10,000 personnes ont voté par acclamation qu’elles rejetaient « avec l’indignation que mérite une aussi grossière insulte » les conditions que Lincoln a mises à la paix entre les deux peuples. Jefferson Davis a parlé. « Tout, dit-il, doit être sacrifié sur l’autel de la patrie. Nous prouverons bien à Lincoln que nous sommes ses maîtres. On verra bientôt que Sherman a conduit en Géorgie sa dernière armée. Avant l’été, ce sera l’ennemi qui nous mendiera des conférences et des occasions de lui dicter nos lois. » MM. Benjamin, Hunter, Oldham, d’autres encore, ont parlé, tandis que les journaux faisaient feu de toutes leurs batteries. La Sentinelle, dans un article éloquent et insensé dû à la plume de Jefferson Davis lui-même, fait appel aux souvenirs de l’histoire romaine, et propose aux rebelles l’exemple des héroïques vaincus de la bataille de Cannes. « Les lâches, dit l’Examiner, doivent être pendus à la lanterne. — On ne peut, dit l’Enquirer, nous ravir le droit de remplir une tombe glorieuse. » Puis des indignations burlesques : « sommes-nous des rebelles ? sommes-nous des traîtres ? » Le dessein du président Davis en jouant cette comédie pacifique apparaît dans son audacieuse et habile impudence : il a voulu clore la bouche aux amis de la paix et mettre encore une fois le feu à l’opinion publique. Il a momentanément réussi. Stephens, résigné à la guerre, va, en docile instrument d’une politique qu’il déteste, révolutionner la Géorgie. Lee fait blanc de son épée ; le peuple de Richmond est revenu au fanatisme des premiers jours. Malheureusement ces grands coups de théâtre sont bien connus ; on appelle cela fire the southern heart (enflammer le cœur du sud), et chacun de ces beaux incendies a toujours laissé des cendres et des ruines. Tandis que Jefferson Davis poussait à Richmond son cri de guerre, répété par dix mille voix, Sherman coupait à Branchville le chemin de fer d’Augusta à Charleston, et la gauche de l’armée du Potomac faisait autour de Petersburg un de ces mouvemens modestes qui, deux ou trois fois répétés, intercepteraient les communications de Lee. Tandis qu’on se préparait à prendre des mesures rigoureuses contre les déserteurs et les réfractaires, ils n’en occupaient pas moins les montagnes de la Caroline du Nord, d’où ils donnent la main à l’ennemi. Enfin, à l’heure même où les négociations officielles étaient rompues en Virginie, la législature de la Caroline du Nord nommait pacifiquement cinq négociateurs tirés de son sein et invitait les autres états à suivre son exemple. A Richmond même, deux jours après les mass meetings belliqueux du président, le congrès, qui s’y était associé en grande pompe, repoussait unanimement la proposition renouvelée d’armer les nègres. Les négociations ont échoué avec Davis, mais elles réussiront ailleurs avec d’autres. Ceux même qui jurent de résister jusqu’à l’extermination seront les premiers à faire leur paix quand le jour viendra de faire honneur à leurs sermens téméraires.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. On sait qu’aujourd’hui même, et depuis deux mois, le vote des législatures de la Caroline du Sud, de la Caroline du Nord et de la Géorgie a donné force de loi à l’amendement constitutionnel en complétant le nombre des vingt-sept états qui devaient y adhérer, et que l’esclavage, aboli déjà de fait dans la plupart des états du sud, a cessé d’y exister légalement. Chose étrange, le vote de l’amendement a rencontré plus de résistance dans certains états du nord et dans certains border-states, où cependant la cause de l’Union comptait de nombreux défenseurs, que dans les états du sud, courbés par leur défaite et pressés de remplir les conditions mises par le président Johnson au retrait des gouverneurs provisoires. Les états de New-Jersey, de Delaware, du Kentucky même (qui cependant avait failli l’année précédente abolir l’esclavage par mesure locale et dans l’intérieur de l’état, pour sortir de l’anarchie d’une demi-émancipation, aussi funeste aux propriétaires blancs qu’aux travailleurs nègres), se sont obstinés jusqu’au bout à en refuser l’adoption. Ce qui est maintenant acquis, c’est qu’avant même d’avoir été décidément ratifiée par le vote des états du sud, l’abolition de l’esclavage était un fait accompli. Les anciens partis se sont réorganisés sur des plateformes nouvelles. Il s’agit seulement de savoir si le dernier mot restera aux démocrates, qui veulent la réadmission pure et simple, sans condition, des députés du sud dans le congrès, et l’abandon des noirs affranchis au bon plaisir de leurs anciens maîtres, — aux radicaux, qui veulent obtenir pour les noirs l’égalité absolue dont le droit de suffrage est le symbole, traiter jusque-là les états du sud en territoires et en pays conquis, et payer même la dette contractée pendant la guerre avec le produit d’une confiscation générale de tous les biens des rebelles, — ou enfin aux républicains modérés, qui, avec le président Johnson à leur tête, se contentent d’exiger du sud les garanties indispensables pour la liberté des noirs, en laissant à l’avenir le soin de développer pacifiquement les principes dont la violente application serait dangereuse. Le retour au passé n’est plus possible, et quelle que soit, des modérés ou des radicaux, l’opinion qui l’emporte cette année, chaque jour sera marqué par un progrès nouveau dans le sens de l’égalité.
  3. C’est ce que comprennent fort bien les états du sud, et c’est pour cela que plusieurs d’entre eux ont volontiers aboli l’esclavage par mesure locale, sans pourtant se décider facilement à l’adoption de l’amendement constitutionnel. Quelques-uns même, et entre autres celui de Mississipi, ont ratifié le premier article de l’amendement et repoussé le second.
  4. On sait que l’ancienne législation des états du sud refusait aux gens de couleur le droit d’ester et de témoigner en justice contre un homme blanc. Celles même des nouvelles législatures qui ont repoussé cette odieuse exception n’autorisent encore la présence des noirs dans les tribunaux que lorsqu’il s’agit des intérêts d’un homme de couleur.
  5. Voyez, sur la vente de charité de la commission sanitaire, la Revue du 15 août 1865.
  6. Of course, naturellement, comme de raison.
  7. Ces détails ont été confirmés depuis par le récit que le vice-président Stephens a fait lui-même des négociations de Hampton-Roads. Les rebelles n’ont plus le droit de se plaindre qu’on les oblige à répudier la dette confédérée : ils l’ont condamnée eux-mêmes le jour où ils ont repoussé les offres trop généreuses du président Lincoln. Ils ne se sont d’ailleurs jamais fait illusion sur le sort probable de leurs expédiens financiers. Le discours prononcé autrefois par M. Stephens dans la législature de la Géorgie pour l’exhorter à prendre sa part de l’emprunt confédéré prouve très bien que les états rebelles savaient, en contractant cette dette, qu’elle était perdue, si la guerre tournait contre eux.