Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/04

Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 881-924).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

IV.
UNE VISITE AU KENTUCKY. — LA CAVERNE DU MAMMOUTH. — LA LUTTE ELECTORALE A NEW-YORK.


Louisville, 17 septembre 1864.

Je retourne à New-York[1]. Hier matin, à cinq heures, je devais partir de Saint-Louis pour Chicago ; je descendais quatre à quatre l’escalier de l’hôtel Lindell : le train de Chicago était parti. Il a fallu monter dans le train de Louisville, et voilà comment j’ai changé de route.

En venant de Saint-Louis, j’ai traversé l’Illinois, l’Indiana et l’Ohio. Sauf quelques vallées et quelques rivières bordées de forêts, l’Illinois est un pays plat, triste et vulgaire. J’aime mieux l’aspect des landes que ce paysage tant renommé de la prairie. C’est le pays le plus fertile de l’Amérique ; mais ces grandes plaines nues, ces cultures improvisées, ces herbages marécageux, ces villages bâtis en planches sont à nos campagnes riches et populeuses comme les faubourgs de New-York aux beaux quartiers de Paris ou de Londres.

Il y a des choses délicieuses dans le sud de l’Indiana, des contrées montagneuses couvertes d’immenses forêts, percées çà et là de grandes cultures de maïs. J’aime l’aspect de ces beaux champs dorés arrondis à l’ombre des futaies, sur les premières croupes de la montagne. Les rivières jaunes et limoneuses, mais calmes, coulent dans des vallons pleins d’une végétation exubérante, entre deux haies de forêts séculaires, où les platanes, les sycomores aux feuilles lustrées, les ormes à la taille svelte et noble, les cotonniers aux guirlandes pâles, les chênes-lièges à fine et sombre ramure s’inclinent sur les eaux et y trempent leurs branches. Il y a dans la profondeur de ces forêts des retraites sombres et humides, où dorment sans bruit sur les feuilles mortes de petits ruisseaux noirs et encaissés. L’Ohio est moins pittoresque et plus cultivé. A la station de Mitchell, où s’embranche le chemin de fer de Louisville, nous trouvons des soldats campés le long de la voie. Des enfans vont et viennent, vendant des œufs et des gâteaux. Dans le wagon délabré où je trouve place à grand’peine, on crie, on chante ; l’uniforme bleu règne et domine. Voilà mes compagnons de voyage habituels.

La population du « vieux Kentucky » diffère visiblement de celle des états du nord. Les Kentuckiens sont grands, forts, hardis, pleins de mouvement et de vie : ils plaisantent, rient, parlent haut, chantent à tue-tête. Ils n’ont pas la gravité sèche et raide des Yankees leurs cousins. Les femmes surtout ont un type marqué et singulier : grandes, viriles, dures de traits et d’expression ; elles sont d’ailleurs renommées pour la violence de leurs passions politiques. Les nègres encore esclaves abondent au Kentucky. La population allemande, venue de Cincinnati, est fort nombreuse à Louisville, et, pour compléter la revue des races diverses qu’on y rencontre, les rues sont habitées par un peuple de pourceaux nomades qui semblent mener dans les tas d’immondices une vie libre, abondante et délicieuse. Louisville est pourtant une grande et agréable ville de quatre-vingt mille âmes, située sur l’Ohio, à l’endroit où des bas-fonds et des rapides, qu’on appelle emphatiquement les chutes, en interrompent la navigation pendant l’été. Un canal creusé dans le roc tourne l’obstacle et peut recevoir d’assez gros steamers. La vallée en cet endroit est large, riante et fertile. La rue principale, bordée d’hôtels et de monumens publics, a vraiment un grand air ; la ville basse, aux environs du port, est un cloaque ; la ville haute au contraire, plantée d’arbres, largement percée, bâtie de petites maisons coquettes entourées de jardins fleuris, garde encore, malgré la boue et les sales masures qu’on rencontre çà et là, un air d’élégance et d’aristocratie. Quelques monumens d’un style simple, mais assez noble, mêlent leurs masses sévères aux cottages de ce quartier tranquille. Vers le centre de la ville, sur une vaste place plantée d’arbres, s’élève la colonnade du Court-House. Partout les pourceaux émancipés promènent impunément sur les trottoirs leurs groins provocateurs.

Je voulais partir le soir même pour la fameuse caverne du Mammouth, qui est située sur le chemin de fer de Nashville, à peu près à mi-route. Par hasard, en me promenant dans les rues, j’achetai un journal et je vis annoncé pour le soir même un grand meeting démocrate en face du palais de justice. Les wards ou quartiers étaient convoqués d’avance dans leurs lieux de réunion respectifs, et devaient se rendre, enseignes déployées, tambours battans, sur le perron de l’édifice. Vers huit heures, au lieu d’aller au chemin de fer, je me mis à la mode américaine ; cela veut dire que je pris mon pistolet dans ma poche. Le meeting promettait d’être nombreux et enthousiaste. Qui sait si les troupes de passage dans la ville ne s’aviseraient pas d’intervenir ? On les servirait d’ailleurs à souhait, et, quoique étranger à la bagarre, il était prudent de pouvoir se retrancher sous la sauvegarde d’un bon revolver armé de six balles ; mais la violence même des sentimens démocratiques de Louisville, la presque unanimité de la population fut justement ce qui assura au meeting une liberté entière. Pour faire respecter son droit, il n’est rien de tel que d’avoir la force.

Il y avait donc quelques soldats mêlés à la foule comme auditeurs, mais on ne voyait pas la queue d’un fusil ni d’un sabre. Tout Louisville était dans les rues et marchait vers la grande place. Les boutiques étaient fermées ; il y avait de grands feux de joie à tous les carrefours, les pétards tonnaient, les fusées sifflaient de tous côtés : les pauvres Diogènes des rues couraient effarés à travers la foule. Rien de plus pittoresque et de plus animé que l’aspect de la grande place. Une multitude immense s’accumulait devant la façade du Court-House, autour d’une fragile estrade éclairée de quelques lampes fumeuses. En face, sur les degrés du palais, se tenaient rangées les députations des wards avec leurs torches, leurs bannières et de grandes lanternes de toile qui portaient sur leurs quatre faces des devises burlesques : Comment vas-tu, Abraham ? — Plus de springfield-jokes aujourd’hui ! (Vous savez que le président Lincoln est célèbre pour ses jokes ou bons mots.) Plus de tes drogues, vieux charlatan[2] ! — Old Abe est un cheval, Mac-Clellan un cavalier. — Mac-Clellan est un nouveau Washington. — La lumière éclate, nos ennemis tremblent ! — L’Union, la constitution et Little-Mac ! — Il y en avait aussi de plus sérieuses : Lincoln a ruiné le pays en quatre ans. — Nous voulons nos droits, — nous demandons notre liberté, — qu’on nous rende l’habeas corpus ! — Le seul spectacle de cette mascarade sérieuse valait tous les discours ; du reste elle n’avait rien de séditieux ni d’inusité. Telle est la décoration ordinaire, tel est le cérémonial obligé de tous les meetings américains.

Cependant la multitude s’était tassée ; on était monté sur les balcons, sur les toits, on se pressait aux fenêtres. Je m’étais glissé jusqu’au pied du stand, au plus dense de la cohue, et je sentais autour de moi des pistolets dans toutes les poches. Les feux de joie et les fusées flambaient de plus belle, avec une lueur rouge d’incendie. Parfois des chut ! passaient dans la foule murmurante et agitée. Un orateur se leva, un vieillard au front chauve, aux cheveux blancs, simplement vêtu : c’était le président du meeting, James Guthrie, ancien sénateur des États-Unis, ancien ministre des finances dans le cabinet de M. Buchanan. D’une voix faible, cassée, mais non sans énergie, il prononça, au milieu des détonations et des hurrahs d’une foule qui ne pouvait l’entendre, un discours modéré dans le fond, sinon toujours dans les mots, parlant beaucoup des libertés atteintes, repoussant bien loin toute pensée d’infidélité à l’Union, et donnant à penser.

Divers speakers se levèrent après lui. J’en remarquai deux. Le premier, Judge Bullock, un grand homme mince, brun, de bonne tournure, sobre de gestes et distingué dans son langage, m’inspira tout d’abord quelque sympathie. Je vis bien cependant, dès ses premières paroles, que j’avais affaire à un dévot de l’esclavage, à un partisan à peine déguisé des rebelles. « Je veux, disait-il, défendre les droits du nord, — et ceux du sud aussi. » Mais l’orateur était si contenu, si lettré, en un mot si Européen, il faisait un contraste si frappant avec la déclamation commune des meetings populaires, que je m’abandonnai sans mauvaise volonté à son éloquence. Quand il par la de la décadence du peuple américain, des prédictions trop bien accomplies des grands écrivains qui étaient venus d’Europe admirer une nation libre et qui s’en étaient retournés annonçant au monde que ces fiers républicains avaient dégénéré, — quand il adjura ses concitoyens de les faire mentir et de saisir cette occasion dernière, quoique peut-être il fût déjà trop tard, — il me semblait voir un des représentans de cette vieille race de républicains aristocrates qui conduisaient à l’origine les affaires du pays. Ses tirades ambitieuses elles-mêmes ne me déplaisaient point. Ce n’est pas en Amérique que je reprocherai à personne d’encombrer son style d’un trop gros bagage littéraire ; mais quand à la fin, dans un mouvement d’invective calculé, il jeta adroitement, comme s’ils lui échappaient, ces deux mots, « l’infernale abolition, » j’étais remonté sur mon cheval de bataille et redevenu invulnérable aux séductions oratoires.

Après lui vint un tout autre homme qui me disposa moins à l’indulgence : c’était un attomey de Louisville, appelé à la tribune par les cris tumultueux de la multitude, dont il semble être l’orateur favori. Il fendit la foule et grimpa sur l’estrade : un gros homme commun, jovial, débraillé, à la barbe inculte, à la longue crinière, un sourire ironique aux lèvres, chapeau en arrière, l’œil goguenard et le nez au vent. Il monta sur une chaise, retroussa ses manches, défit le dernier bouton de son gilet, cracha deux ou trois fois autour de lui, avala un verre d’eau avec un geste d’escamoteur, et d’une voix perçante qui pénétrait jusqu’aux derniers rangs de la foule entonna a tue-tête son speech improvisé ; puis, avec force grimaces et pasquinades, affectant à dessein l’accent le plus vulgaire, il débita et mima tout à la fois un long chapelet de plaisanteries en argot de cabaret. Le peuple trépignait de joie. Il y avait sans doute du sel et de la finesse au milieu de ces pantalonnades grossières : comme dans l’extérieur de l’homme, l’esprit et la malice y perçaient une épaisse enveloppe ; mais c’était bien là l’attorney américain, ancien loustic des bar-rooms, devenu homme politique et courtisant sans vergogne les instincts brutaux du bas peuple. Je voyais en lui l’Amérique moderne après l’Amérique d’autrefois. Après le meeting, acclamations prolongées, résolution prise de voter en masse pour Mac-Clellan, rassemblemens dans les rues. On pérore auprès des feux de joie ; la ville résonne toute la nuit de hurrahs pour Mac-Clellan, sans qu’il ose s’élever un seul cri d’opposition.

Les démocrates conservent à Louisville une écrasante majorité. L’état de siège et la loi martiale n’y peuvent dominer l’opinion publique. On accuse de toute sorte d’atrocités le général Burbridge et le général Payne, qui représentent au Kentucky l’autorité fédérale. Ce dernier surtout est si honni, si détesté, que le gouvernement songe, dit-on, à le destituer. Ce n’en est pas moins une exagération singulière de dire que toute liberté est perdue dans un pays où les mœurs l’ont si profondément enracinée, que, même sous la loi de la guerre, quatre-vingt mille personnes peuvent se rassembler publiquement pour combattre le gouvernement de leur pays et accuser de trahison le chef de l’état. L’abus de la force brutale n’y est pas l’application régulière d’un système savant de despotisme ; il n’atteint pas l’ensemble des libertés publiques. Si troublées que soient les institutions de l’Amérique par les nécessités de la guerre civile, la voix populaire n’a pas cessé de s’y faire entendre, et la liberté politique y est devenue une part indestructible du caractère national.


Mammoth-Cave, 18 septembre.

Le chemin de fer de Nashville est aux mains de l’autorité militaire. Des factionnaires armés refusent l’entrée des wagons. Tout voyageur est suspect : on fouille nos bagages pour voir si nous ne portons pas d’or ou de munitions de guerre aux rebelles. Pour aller à Nashville, il faut une passe du provost-marshal. L’officier de garde me demande mon sauf-conduit : je n’en ai pas. Par bonheur, le passage est libre jusqu’à Bowling-Green. Enfin, après de longs pourparlers, on me laisse monter au moment même où le train s’éloigne. Je me cramponne au fourgon des bagages, heureux d’en être quitte à si bon marché.

On ne m’avait pas trompé en me vantant la nature du Kentucky. Tout en cheminant, j’admire la beauté douce et pastorale de ces riches campagnes. Des vallées à demi cultivées, entourées de petites montagnes vertes et boisées, des pâturages semés d’arbres comme les prairies d’un parc, une variété infinie de tours et de détours dans les ondulations des collines, et pourtant une certaine monotonie due à la succession indéfinie des mêmes scènes, voilà le paysage kentuckien. La forêt est si belle que les montagnes se dérobent sous des touffes ondoyantes de verdure, qui pendent sur leurs flancs rapides comme une toison bouclée. Les unes sont comiques et pointues, les autres doucement arrondies. Tantôt elles s’éloignent et font place à une rivière qui coule entre deux haies penchantes de grands arbres ; tantôt elles se rapprochent, prennent un aspect sauvage : les vallons resserrés deviennent des ravins tortueux. Les prairies, les champs de maïs, serpentent encore en bandes brillantes au fond du défilé. Bientôt l’espace leur manque, le ravin devient une fissure étroite, et l’on ne voit plus rien que le pêle-mêle de la forêt. On enjambe ces profondeurs sur des charpentes à-claire-voie, puis on débouche sur un vaste plateau doucement ondulé où reparaissent les habitations, les cultures, mais aussi les jachères et les ruines. La population blanche presque entière a disparu. Çà et là un vieillard déguenillé ou une troupe de négrillons demi-nus rôdent autour d’une masure écroulée. Tous les hommes valides ont pris les armes ; s’ils ne servent dans l’une ou l’autre armée, ils se font dans le pays cette guerre de partisans si implacable qui est la vraie guerre civile. On ne voit tout le long du chemin que désolation et ravages : ici une palissade où le canon a laissé des brèches, là une redoute de terre à demi ruinée. A Munfordsville, sur une éminence qui domine la Green River, est un petit fortin où, sans vivres, sans munitions, le colonel Wilder et une poignée de recrues de l’Indiana arrêtèrent pendant quarante heures les douze mille hommes de l’armée de Bragg. Çà et là un poste isolé veille au passage d’un pont. Souvent les guérillas rebelles détruisent le chemin de fer, attaquent les trains, pillent les passagers. On ne voyage que sous bonne escorte ; cependant il règne sur cette ligne un mouvement prodigieux. Presque à chaque station, on rencontre sur la voie d’évitement deux ou trois trains remplis de chevaux et de soldats. Ils campent dans les gares, ou plutôt, car il n’y a d’autres gares qu’une ou deux baraques, dans les champs voisins. On les voit sur le bord des mares faire leur toilette dans l’eau boueuse, ou bien dormir sur le sommet des wagons avec leur sac et leurs couvertures. Notre car offre un assortiment assez complet de types militaires : ici l’Allemand blond et frêle, d’apparence triste et souffrante ; là le Kentuckien gai, remuant et robuste ; là un enfant de douze ans, écrasé sous l’uniforme, à peine aussi haut que la moitié de son fusil ; plus loin, la figure grave, rasée, septentrionale, d’un sergent méditatif et lettré, sans doute un homme des états de l’est, qui lit assidûment un livre d’agriculture ; enfin les grosses têtes laineuses et aplaties des nègres, qui se tiennent à l’écart au fond de la voiture, car on les traite moins en compagnons d’armes qu’en bêtes de somme, bonnes à se faire tuer sans mérite. Leurs grands feutres pointus à larges bords sont ornés soigneusement d’un aigle de cuivre et d’une plume noire. Même sous leurs haillons militaires, les noirs conservent un goût inné pour la parure. L’uniforme d’ailleurs n’est jamais très rigoureux, et il règne dans le costume la même liberté que dans les actes. Cependant nous redescendons insensiblement dans les vallées, et voici le but de mon voyage, la station de Cave-City.

Une ville sans doute, à en croire son nom ? Oui, une ville de quatre ou cinq cabanes. Il n’est pas en Amérique de si petit hameau qui ne s’intitule du premier coup cité, et ne trace à angles droits le dessin de ses rues futures. Il y a des villes avant les maisons. Cave-City en possède six, y compris les bâtimens de la station ; elle n’a d’autre raison d’être que sa situation à la tête du chemin de Mammoth-Cave et l’appétit des voyageurs qui vont à Nashville. Les cinq ou six cents soldats qui encombrent le train descendent ici pour dîner : — les officiers et les richards à la table d’hôte moyennant la somme élevée d’un dollar, — la plèbe, d’un morceau de pain et de lard tiré du bissac. Après deux heures d’attente arrive une voiture borgne, conduite par un cocher gentleman qui m’offre du tabac et porte des gants de peau : c’est le stage de Mammoth-Cave, et j’en suis le seul occupant.

La route est heurtée, rapide, rocailleuse, bonne tout au plus pour des mulets ; je n’en aime pas moins cette façon de voyager. D’un chemin de fer ou d’un bateau à vapeur, on ne voit guère qu’un tableau panoramique et à vol d’oiseau ; c’est comme si l’on regardait le pays par le gros bout d’une lorgnette. En voiture, on en suit tous les détails et toutes les aspérités pittoresques, on en connaît les retraites intimes. Le chemin courait familièrement le long des prairies, s’enfonçait dans les bois, gravissait les premiers penchans d’une montagne escarpée. En m’élevant, je voyais la contrée se découvrir, une riche, sauvage et riante contrée, qui sous un aspect général de plaine cache des replis innombrables. Aux environs, les montagnes, vêtues de châtaigniers et de chênes, s’allongent comme les promontoires avancés d’une île ; au fond, semblable à une mer, la longue ligne bleue des forêts et des plaines. La route passe sur la crête d’un bras étroit de la petite chaîne ; à droite s’ouvre une vallée, et dans le lointain le large horizon ; à gauche, un ravin plus rapide, plus enfermé, plus sauvage, et si touffu que les arbres obstruent la vue de leurs branches entrelacées. Arrivé au sommet, on court longtemps sur un plateau inégal, au sein de l’éternelle forêt, où çà et là un gros arbre tombé en travers a bouché la route. Et voilà, sur la pente d’un vallon caché, quelques champs, une ferme, l’hôtel enfin dans sa retraite.

C’est une grande masure de bois et de plâtre, un peu branlante, qui a la simplicité propre et rustique des auberges de montagne. J’ouvre la grille, je monte au perron : deux chiens viennent à ma rencontre en aboyant, comme si les visiteurs étaient rares en ce lieu perdu. Une négresse coquette et jolie jouait avec une petite fille blonde ; un esclave mulâtre accourut pour me recevoir. Corridors, escaliers, galeries, tout est ouvert au vent ; une longue aile entoure une sorte d’enclos ombragé qui sert de pâturage à quelques vaches. Ma fenêtre donne sur une basse-cour où des poules, des porcs, des veaux cabriolent autour de l’étable ; derrière est un potager rustique envahi par les fleurs sauvages, un champ de maïs, puis la forêt, dont le rideau impénétrable ferme tout horizon. De chaque côté de rugueux sentiers plongent sous la futaie, et de broussaille en broussaille conduisent au fond de la vallée. J’en prends un au hasard, la forêt se referme sur ma tête, et je descends, je descends toujours. Enfin un rayon de soleil perce à travers les arbres, je saute une barrière, et je me trouve en pleine lumière, dans un champ isolé, ceint tout autour de collines boisées. Pas de maison, pas de chemin, pas de trace récente de l’homme, mais seulement des arbres fruitiers à demi sauvages dont on vient ramasser la récolte quand elle est mûre, et une forêt de maïs aux tiges colossales, aux épis gros comme les deux poings, poussant presque sans culture dans un terrain à peine remué. De grands sycomores se penchent sur la clairière. On entend bien dans le lointain le mugissement d’un troupeau de bœufs ; mais ce bruit lent et vague ne trouble pas le calme silencieux du vallon. On s’y croit à mille lieues du monde, et s’il apparaissait un être humain au détour du sentier, on tressaillirait comme une bête sauvage surprise dans son gîte écarté.

Je me plais dans cette solitude après le tumulte d’un voyage à la vapeur : le sifflet du steamer, la cloche de la locomotive, ne viendront pas me troubler jusqu’ici. Les Kentuckiens y viennent prendre le frais dans la saison chaude ; mais à partir du mois de septembre l’hôtel est presque désert. Le rez-de-chaussée s’ouvre de plain-pied sur la prairie ; les portes sont toujours ouvertes : il n’y en a pas une dans toute la maison qui puisse être fermée. On aime jusqu’à ce délabrement qui parle de repos et de vétusté. le soir vient avec la fraîche rosée et tous les bruits nocturnes, le chant des cigales, le coassement des grenouilles, la note plaintive de quelque oiseau mélancolique. On s’enfonce dans la forêt, sous les ténèbres où glisse un rayon de lune, et l’Amérique, ses habitans, sa guerre civile, sont oubliés : on se croirait aussi bien sur la terre natale, sous l’ombrage de nos futaies, et à deux pas du toit paternel.

Cette apparence de paix est trompeuse : la fusillade a retenti dans cette retraite. On en voit la trace aux vitres brisées, aux portes enfoncées des chambres, à cette armoire de fer dont les débris se rouillent dans le jardin. Le propriétaire de l’hôtel a un frère dans l’armée fédérale. Un jour qu’il était allé à Louisville, les guérillas confédérées pillèrent sa maison, brisèrent ses meubles, forcèrent son coffre-fort, volèrent 15,000 dollars environ qu’il y avait laissés. On leur sait gré de n’avoir pas mis le feu : sans doute leur prochaine visite sera moins courtoise. Aujourd’hui pillés par les brigands, demain mis à réquisition par les troupes, qui prennent leurs chevaux, leurs mules, et vivent ensuite à leurs dépens, les malheureux habitans du Kentucky et du Tennessee sont pris entre le marteau et l’enclume. Tandis que les états de l’est, éloignés de la guerre, n’en connaissent que les charges pécuniaires, les border-states en sont le champ de bataille accoutumé ; c’est là, sur cette limite indécise où depuis quatre ans les deux partis se rencontrent, que se fait sentir toute l’horreur de la guerre civile. La population se divise en deux camps à peu près égaux et également exaspérés. La Géorgie, la Caroline du sud, les états les plus compromis dans la rébellion, n’ont pas souffert autant que les border-states. Ici l’ordonnance de sécession n’a été obtenue que par l’intimidation et la violence. Pendant les deux mois qui ont précédé les élections, on a menacé, maltraité, persécuté de toute façon les unionistes ; on les a chassés des polls ; ceux qui ont voté n’ont pu le faire que les armes à la main. On cite un M. H…, riche planteur du Tennessee, qui fut officiellement menacé de la potence, s’il ne se rangeait du parti des rebelles. Le jour de l’élection, il alla aux polls avec deux de ses esclaves armés jusqu’aux dents et vota contre la révolte. On le traduisit devant une commission militaire, on le mit en prison, on le ruina d’exactions, on fit camper deux régimens sur ses terres, on empoisonna son puits, on tenta de l’assassiner. Ce fut un temps d’affreuse anarchie : le frère trahissait le frère, le père trahissait le fils ; d’anciens amis se dénonçaient l’un l’autre. Chacun courait sus à ses ennemis. Les haines privées prenaient le masque des inimitiés civiles, et cela dura jusqu’au jour où les armées fédérales reprirent possession du pays.

Aujourd’hui la plupart des grands planteurs ont émigré vers le sud, laissant leurs esclaves libres et leurs biens abandonnés. Des hommes nouveaux, énergiques, sortis des rangs du peuple, et ennemis fougueux de l’oligarchie esclavagiste, le gouverneur Johnson[3] du Tennessee, le prédicateur abolitioniste Brownlow, le fighting parson, comme on l’appelle, rallument au cœur du peuple un ardent patriotisme. Ce sont des hommes qui savent tour à tour parler et combattre, qui ont bravé cent fois la mort, qui paraissent dans les meetings le pistolet au poing, qui enfin appartiennent eux-mêmes à cette classe plébéienne des petits blancs (mean whites) que le système de l’esclavage tenait dans la misère et dans l’abjection. Sous leur conduite, les unionistes ont repris courage, et maintenant ils savent se défendre ; mais ce gouvernement n’est encore que la guerre civile organisée, Les guérillas sont plus nombreuses, plus audacieuses que jamais : tous les voleurs, assassins, repris de justice et coupe-jarrets du pays mettent leurs crimes sous le manteau de la sécession ; le gouvernement de Richmond en prend pour lui le bénéfice et la responsabilité. — Un certain Woodward, maître d’école à Hopkinsville, leva au début de la guerre quinze cents hommes, tout un régiment de cette racaille ; il en a maintenant de cinq à six mille. Chaque jour, des hommes ruinés, désespérés ou altérés de vengeance, se jettent tête baissée dans cet enfer. On tue, on brûle, on n’épargne rien. Un chef de bande du nom de Ferguson ouvre le ventre à ses prisonniers. Les victimes deviennent furieuses : à leur tour, il leur faut du sang. C’est surtout parmi les gens des border-states que l’armée fédérale recrute ces scouts, ces éclaireurs, ces enfans perdus, dont on raconte à la veillée les aventures héroïques et terribles. On tue un rebelle comme un chien ou un loup. Des hommes qui ont vu leur père pendu, leurs enfans massacrés, leurs femmes outragées, leurs récoltes et leurs maisons livrées aux flammes, appartiennent tout entiers à leur vengeance. Il n’y a point de place en eux pour la pitié…

Je vais rester ici deux jours : ce n’est pas trop pour visiter la fameuse caverne. Je regrette beaucoup d’être ignorant, car ce pays est riche en curiosités géologiques. Sur les sommets des petites montagnes, répandues irrégulièrement par groupes ou par chaînes capricieuses à travers la plaine, on trouve à chaque pas des entonnoirs sans issue, comme les cratères d’un volcan. La plupart aboutissent à des fissures, plusieurs à des trous béans et insondables. Il y a près d’ici, à Munfordsville, un de ces abîmes qui semble n’avoir pas de fond. Le pays tout entier est criblé de cavernes et miné par les eaux souterraines. Les sources minérales, les fontaines intermittentes, abondent dans les vallées. Voilà tout un monde d’observations et d’idées qui m’est fermé par mon ignorance. Je n’en vais pas moins faire mon pèlerinage dans les régions infernales.


19 septembre.

A deux pas de l’hôtel, dans un entonnoir plein de verdure, s’ouvre la gueule noire de la caverne. On y descend par quelques marches grossières, puis on s’enfonce sous la montagne une lampe à la main. Le jour s’efface, disparaît ; on n’a plus d’autre clarté que la lueur jaune d’une mèche fumeuse.

On s’avance d’abord dans un long corridor, entre deux murailles de pierres sèches. Le guide raconte qu’en 1812 on établit là une exploitation de salpêtre et une fabrique de poudre à canon. On voit encore sur la terre, alors molle, mais à présent durcie, l’ornière des roues des charrettes, l’empreinte des pieds des bœufs. De grands trous creusés de main d’homme, quelques échafaudages de poutres, et des anneaux naturels dans le rocher, où l’on avait coutume d’attacher les attelages, sont tout ce qui reste de la fabrique. Près de là s’aligne une rangée de maisonnettes bâties, il y a quinze ans, pour les poitrinaires : tous ceux qu’on y envoya moururent en peu de semaines, et la caverne n’a plus maintenant pour habitans que les milliers de chauves-souris, de rats et de lézards qui y prennent leurs quartiers d’hiver. Peu à peu le toit s’élève ; on traverse d’immenses salles subitement éclairées par une pièce d’artifice que le guide jette adroitement sur quelque entablement du rocher. L’une est remarquable par les déchirures bizarres de ses parois, celle-là par son dôme circulaire, celle-ci par une masse de rochers tombés de la voûte, qui s’élève au milieu comme une estrade. Le guide les nomme successivement, — la rotonde, le vestibule, l’église méthodiste, la salle de bal, — et tant d’autres dont j’oublie les noms. Parfois la voûte s’abaisse, on marche tête courbée ; mais l’ensemble de cette longue galerie est vaste, grandiose et monumental.

Tout à coup nous tournons à droite et nous nous engageons dans une étroite fissure. Ici le chemin semble barré. La caverne est semée partout de labyrinthes et de chausse-trapes. On monte, on descend, on rampe péniblement dans un corridor escarpé ; puis on entre dans quelque vaste salle où les eaux tournoyantes ont arrondi une coupole haute de cent pieds. On rencontre ici des abîmes noirs et inconnus, là des galeries qui plongent dans une profondeur effrayante. Le guide se démêle sans peine au milieu de ces méandres, et vous conduit d’un pied sûr, à travers les ténèbres, au bord du bottomless pit (puits sans fond).

Ne vous effrayez pas du nom : le bottomless pit a un fond, même assez rapproché, si j’en dois croire mes oreilles : j’entends très distinctement les gouttes d’eau y tomber une à une. J’y peux même jeter une pierre sans l’exposer à la triste aventure de bondir de roche en roche et de rouler à travers l’espace sans jamais trouver de repos. Le spectacle n’en est pas moins surprenant et terrible. Imaginez une galerie horizontale brusquement interrompue : profondeur sombre sous les pieds, profondeur sombre au-dessus de la tête. Un pont de bois franchit le précipice. Imaginez enfin le silence, la solitude, l’atmosphère étouffée et sépulcrale, et nos deux ombres penchées sur l’abîme à la lueur faible de nos lampes vacillant dans les ténèbres.

La caverne a une foule de ces crevasses gigantesques où jadis les eaux s’engouffraient sous la terre et se précipitaient dans les réservoirs souterrains. Elles s’y glissent encore par d’invisibles fissure, et s’en échappent par des conduits submergés dont on ne peut découvrir l’entrée. Les voûtes sont ogivales, les parois taillées en piliers comme par une main cyclopéenne. Quand on s’y trouve suspendu dans l’espace, on se croirait dans la nef de quelque cathédrale haute de trois cents pieds : c’est la hauteur de l’un de ces puits, le plus profond de tous, quoiqu’il ne s’appelle pas bottomless. L’an dernier, un Anglais voulut en explorer la profondeur pour immortaliser son nom. On le fit descendre au bout d’une corde : il y avait un lac au fond du puits. On construisit un bateau. De tous côtés s’élevait l’infranchissable barrière. L’eau était vive et courante ; il fallait bien qu’elle eût une issue. Je m’étonne que le nouvel Empédocle n’ait pas plongé dans le gouffre et tenté l’aventure originale d’un voyage aquatique dans ce monde inexploré.

Les eaux se sont retirées dans la partie basse de la caverne ; mais on en voit partout la trace aux formes capricieuses des roches. Ici le courant s’est brisé sur une veine dure, et, tournant l’obstacle, s’est creusé une issue tortueuse dans une pierre plus tendre. Là il s’est précipité, entraînant tout sur son passage et entassant d’immenses débris ; là encore il a tourbillonné, captif dans sa prison sourde, et usé les parois circulaires de ces blanches coupoles. La pensée des cataclysmes souterrains et du mouvement mystérieux des eaux dans les entrailles du sol accompagne partout le visiteur et prête un charme fantastique à cette promenade. Il semble qu’on pénètre dans les secrets de la nature et qu’on voie revivre les scènes passées. Quelle lutte ont dû se livrer la masse robuste de la montagne et ces masses d’eau non moins puissantes qui bouillonnaient dans ses profondeurs ! On se les figure dans les fissures étroites, sur les pentes rapides, précipitées avec une vitesse vertigineuse ; on voit ces puits gigantesques débordans, pleins jusqu’à la gueule, et les eaux comprimées, comme souffrantes, soulever les rochers dans un effort suprême et se ruer dans quelque nouvel abîme. Tout ce que nous admirons dans les gorges étroites des montagnes où les fleuves roulent en écumant dans leurs crevasses déchirées a dû se passer ici avec bien plus de puissance et de terreur. Que penser de ce torrent souterrain, sorte d’Achéron tumultueux, qui entraîne au fond des abîmes les débris des forêts, des rochers et des êtres vivans ?

Comment vous dire les noms de tous les coins et recoins que j’ai visités ? Nous allions dans les ténèbres, allumant çà et là un feu de bengale qui donnait aux sombres salles l’air de palais de fées. Je vis ainsi la Chapelle gothique, longue nef écrasée où des stalactites pendantes figurent de vastes colonnades de pilastres massifs et d’ogives entrelacées, assez semblable à l’église souterraine d’une ancienne basilique. Je vis enfin la célèbre Chambre des étoiles, c’est le site le plus merveilleux de la caverne, et nous allons nous y arrêter ensemble. Vous arrivez par une large galerie, dont la voûte élevée s’enveloppe d’ombre, ancien lit de quelque grand fleuve du monde des ténèbres. Les murs s’éloignent, le ciel s’élève, et vous regardez au-dessus de vos têtes : oui, c’est bien le ciel qui brille là-haut. La terre s’est donc ouverte ? Il fait nuit : notre promenade aura duré jusqu’au soir ! Mais voyez ces deux murailles blanches et leur profil qui se découpe là-haut sur le ciel ; on dirait un ravin désert, lit desséché d’un torrent. Je ne vois pas encore d’étoiles ; c’est bien là pourtant le ciel de la nuit, — nuit sans lune, calme et pure, animée d’une douce lueur bleue. Vous faites un pas ; regardez bien, que voyez-vous briller là-haut comme une étoile qui scintille et disparaît ? Ne croyez-vous point voir passer sur le ciel des nuées blanches et légères ? Comme le silence est profond ! Quelle immobilité dans cette nuit sereine ! Quelle est donc cette contrée aride, muette, désolée, où la nature perd jusqu’à ce vague et léger murmure qui accompagne son sommeil ? Vous écoutez, vous retenez votre haleine, — non, pas un bruit ; pas un souffle, pas une brise tiède et vivifiante dans cet air glacé. Vous vous taisez, comme si votre voix n’y pouvait retentir. Vous vous croiriez sur une de ces planètes mortes et nues où la nature minérale règne au sein d’une solitude silencieuse et terrible, sur quelque terre que le soleil n’échauffe pas et où il n’anime aucun germe de vie.

Voici le secret de cette fantasmagorie : la voûte de la salle est d’une autre pierre que les murailles, d’un gypse noir à reflets verdâtres et tout couvert de cristallisations étincelantes. Le guide vous poste dans un coin sombre : lui-même descend dans un trou et dirige sur le ciel la lumière de sa lampe. Vous n’y voyez briller que quelques rares étoiles ; puis il s’en va par une galerie latérale et vous laisse un peu de temps solitaire dans la nuit noire. Bientôt vous entendez des pas retentir au loin sur le rocher sonore ; une faible lueur apparaît, puis l’homme lui-même tenant à la main le soleil. Aussitôt le ciel s’illumine : les étoiles apparaissent par myriades et forment des groupes, des nébuleuses, de longues bandes lumineuses comme la voie lactée ; l’illusion ne saurait être plus complète. Voulez-vous maintenant la dissiper : le guide allumera un feu de bengale, qui d’abord fera jaillir là-haut des fusées d’étoiles, mais dont les dernières flammes, plus perçantes, vous montreront le ciel véritable et sa vitreuse surface verte.

Je ne vous parle pas des rochers, des dessins naturels, des monstres fantastiques que l’imagination populaire a baptisés de mille noms expressifs : ici c’est le cercueil, là l’éléphant, le chat, le fourmilier, puis le géant, sa femme assise sur la pointe de ses pieds, et leur enfant en l’air, avec lequel ils jouent à la balle. Il y a six heures que nous errons dans ces catacombes. Enfin voici un rayon jaune qui se glisse là-bas par une fissure ; voici les parois du rocher qui brillent comme de l’or, puis comme un monceau de neige éblouissante en face de nous. Verdure, pierre, gazon, tout dégage une lumière éclatante et surnaturelle. Je chancelle aveuglé ; la terre, que je foule étincelle ; mille bruits joyeux m’assourdissent. Voilà l’air tiède et caressant, l’azur resplendissant du ciel, les chansons des oiseaux, les cris des cigales, les rayons glorieux du soleil inondant de gaîté la clairière. Je ne puis vous dire la joie, le ravissement, l’éblouissement des premières minutes : il semble qu’on ressuscite et qu’on sort d’un tombeau.

Je rentre dans le salon délabré de l’hôtel, où se prélasse une épinette édentée, d’antique apparence. Cette vénérable musicienne est aussi une victime politique. Les guérillas ont tenté de l’emporter lors du pillage ; mais, désespérant de faire descendre la montagne à cette lourde masse, ils l’ont jetée au bord du chemin à deux lieues d’ici. C’est de là qu’elle est revenue, un peu boiteuse, trôner dans son petit parloir obscur. Un grand feu pétille dans l’âtre, et autour de la cheminée au large manteau est assise une famille de Nashville, avec laquelle je noue connaissance. Ce sont des sudistes déclarés, ruinés d’ailleurs par la guerre et chassés de leurs foyers, qui viennent ici chercher un peu de repos. Ils portent le nom d’un homme d’état célèbre et vénéré des sécessionistes. Quoique peu favorable à leur cause, je ne puis rester insensible au tableau qu’ils me font de la ruine de leur pays. Ils me parlent de la loi martiale qui règne au Tennessee, du régime militaire qui livre au bon plaisir des généraux la fortune et la vie des citoyens, du prétendu gouverneur André Johnson, qui exerce au nom du président une sorte de proconsulat militaire, comme en pays conquis. Agriculture, industrie, commerce, tout est ruiné ; le pays ne vit plus que du passage de ces mêmes armées qui l’épuisent et l’oppriment. Les lois sont oubliées : dernièrement, un soldat nègre en faction devant le capitole de Nashville menace un passant paisible qui marchait trop près de lui ; l’autre s’éloigne docilement, mais il tombe mort, fusillé. On arrête le nègre, on l’enferme une heure, puis on le remet en faction à la même place, bravant à la fois la justice et l’indignation publique. Quand un homme est malveillant ou suspect, on lui envoie un régiment à héberger sur ses terres ; s’il se plaint, il est frappé d’une amende de 4, 5, 10,000 dollars ; s’il ne se résigne de bonne grâce, l’amende est doublée. On reçoit ici l’ordre d’ouvrir sa bourse comme on recevait à Rome l’ordre de s’ouvrir les veines. Les rapines, imitées de celles que les gens du sud ont commises, s’appellent tout simplement des tributs de guerre ; elles passent pour légitimes tant qu’elles n’atteignent que des ennemis publics. Le gouverneur André Johnson a déclaré la guerre aux anciennes fortunes. Homme du peuple lui-même, garçon tailleur à vingt ans, ayant appris seul à lire et à écrire, parvenu successivement à tous les postes électifs les plus élevés de son état, M. Johnson est un type remarquable de cette espèce d’hommes fils de leurs œuvres dont l’Amérique offre tant d’exemples. Devenu membre du congrès, puis sénateur des États-Unis, enfin dictateur du Tennessee et aujourd’hui candidat des républicains à la vice-présidence, il est demeuré toujours l’homme du peuple et l’homme du sud, le représentant de cette classe que les grands planteurs appelaient avec mépris les petits blancs. Quoique enrôlé au service de la politique républicaine, ce n’est ni un abolitioniste, ni un radical, ni même un ancien whig ; c’est un vieux démocrate de l’école du président Jackson, L’abolition de l’esclavage n’est pas pour lui ni pour ses pareils une question de principes, c’est une question d’intérêt social. Comme tous les hommes de sa classe, il tient moins à émanciper les noirs qu’à affranchir les blancs de l’influence aristocratique des grands possesseurs d’esclaves ; mais il ne borne pas son aversion à l’esclavage. Il est encore et surtout l’ennemi de la grande propriété foncière, qu’il dit incompatible avec une vraie démocratie. Il déclare à qui veut l’entendre que le sud ne sera régénéré que le jour où les grandes fortunes territoriales seront détruites, où ces vastes domaines cultivés loin du maître par des troupeaux d’esclaves seront morcelés en petites fermes et occupés par des travailleurs libres qui seront en même temps les maîtres du sol[4]. Bref, le gouverneur Johnson est un révolutionnaire, et je ne m’étonne pas que mes nouveaux amis le maudissent de tout leur cœur. Ils disent que si leur pays demeure courbé sous la tyrannie de Lincoln et de Johnson, ils prendront le parti de s’exiler en Europe. Du reste ils proclament le sud invincible et la cause de l’Union à jamais perdue. Ils souhaitent que Mac-Clellan soit élu pour le triomphe des confédérés ; mais ils se moquent du parti chimérique qui espère encore reconstituer l’Union par la paix : pas de milieu entre l’asservissement du sud par les armes ou son avènement comme nation séparée. Je n’ai pas entendu de plaidoyer plus éloquent pour la politique guerrière du président Lincoln que cette profession de rébellion quand même, poussée, s’il le faut, jusqu’à l’anéantissement.


Louisville, 21 septembre.

Je suis descendu hier dans la caverne pour la seconde et dernière fois. Traversant de nouveau l’espace que j’avais parcouru la veille, je me suis enfoncé vers la partie basse, où coule à une profondeur de trois ou quatre cents pieds cette rivière navigable où vit une race de poissons sans yeux, née pour ces régions sépulcrales. On suit un dédale de corridors raboteux, tantôt rampant dans la « vallée de l’humilité, » tantôt se faufilant dans l’étroite rainure appelée fat man’s misery, « la misère de l’homme gras. » On redresse la tête à Great-Relief ; puis, descendant toujours, on traverse le chaos de la Grotte des Bandits, on jette des pierres et des torches dans la Mer-Morte, au fond d’un précipice ; on prête l’oreille au bruit lointain d’une cascade invisible ; on s’embarque enfin sur la rivière Styx, qui pour le moment n’est guère qu’une flaque de boue. Nous y naviguons pourtant à travers mille détours, sous une arche élevée et grandiose où la voix résonne et se répercute en traînant comme sous les arceaux d’une cathédrale. Plus loin, la rivière a trente pieds de profondeur et deux cents pieds de large. Dans les basses eaux, quand rien ne la trouble, elle est si transparente que les rochers de son lit peuvent se voir à la lueur des torches et que l’embarcation semble flotter dans les airs. Quand au contraire elle déborde, elle s’élève à une hauteur de soixante pieds ; quelquefois même la galerie entière est submergée. Nous mettons pied à terre pour marcher dans la vase le long du fleuve infernal. Çà et là coasse une grenouille solitaire, entraînée. dans ce triste monde par les infiltrations de la rivière Green, qui coule au-dessus de nos têtes dans la vallée. C’est ici que se pêche le poisson aveugle, indigène de la caverne. Cet étrange animal est vivipare et d’une entière blancheur : il a des rudimens d’yeux, mais point de nerf optique. On y trouve aussi des écrevisses, aveugles comme les poissons. Plus loin, dans un gouffre appelé le Maëlstrom, on a pris des rats d’une espèce singulière, gros comme des lapins, gris sur le dos et blancs sous le ventre ; de gros grillons jaunes, lourds et muets, qui ne sautent ni ne chantent, mais se traînent comme des crapauds et se dirigent avec d’énormes antennes ; enfin des lézards jaunes et tachés de noir, qui ont de gros yeux hors de la tête. On suppose qu’il y a près de là quelque ouverture cachée par où les ancêtres de ces races mystérieuses ont pu pénétrer dans la caverne à une époque reculée.

Ici le guide s’arrête et me déclare qu’il nous est impossible d’aller plus loin : la rivière déborde, et les corridors bas qui mènent aux Montagnes-Rocheuses et à la Grotte des Diamans sont obstrués par les eaux. Force est donc de revenir sur nos pas. Je me fais conduire en revanche au Mammoth-Dome. Après un long trajet dans un tuyau écrasé où l’on rampe sur les genoux et sur les mains, on aboutit tout à coup dans une salle immense, si l’on peut appeler salle un pareil précipice. Une échelle descend au fond, ou plutôt à mi-côte de l’abîme. De là on aperçoit au-dessus de sa tête, à une hauteur prodigieuse, deux ou trois cents pieds, une voûte en arceaux à forme de dôme. A gauche s’ouvre la gueule d’un gouffre obscur ; à droite, une pente rapide et glissante sur une montagne de roches ébranlées conduit à une galerie régulière, bordée de gros faisceaux de colonnes, pareille à la nef colossale d’une cathédrale romane. Tout à coup un feu de Bengale illumine ce lieu plein d’horreur. Les grands piliers de la galerie haute surgissent de l’ombre à la tremblante lumière bleue ; ils semblent là-haut inaccessibles comme le porche d’un palais aérien. On voudrait y placer la sombre figure de l’hippogriffe aux larges ailes qui emporte Dante et Virgile vers les régions supérieures, à travers les puits sans fond de l’enfer. J’y monte pourtant, à l’aide de mon bâton et de ma lanterne, et là, au milieu d’un pêle-mêle gigantesque de quartiers de roche entassés, je plonge des deux côtés sur l’abîme comme du haut d’un échafaudage élevé dans l’immense édifice. Le guide allume encore une fusée, et j’embrasse d’un coup d’œil l’ensemble du palais infernal. Nefs sombres, voûtes lumineuses, chapiteaux, cannelures, colonnettes, piliers gros comme des tours m’apparaissent dans un demi-désordre grandiose comme un essai prodigieux d’architecture inachevée ; puis la vision lutte un instant avec les ténèbres, elle s’évanouit, et l’on n’entend plus rien que le tintement argentin des gouttes d’eau qui tombent une à une au fond du gouffre.

J’en sors comme j’y suis entré, rampant sur mes genoux ; je dîne accroupi au bord d’une source, et vers le soir je revoyais le jour. On ne parle à Mammoth-Cave que des cavernes. Il y a pourtant, à deux pas de l’auberge, un fond de vallée frais et ombreux où se cachent de délicieux paysages. Vers le coucher du soleil, je pris en flânant un sentier qui descendait le long du ravin. Tout en m’enfonçant pas à pas dans la vallée, j’admirais les colonnes sveltes des érables et des sycomores, le fouillis des vignes vierges et des lianes sauvages. Là un petit ruisseau serpente sous la futaie ; des sentiers courent sous des berceaux naturels de verdure ; les arbres élancés semblent choisis parmi les plus beaux et soignés comme dans un parc. Tout à coup le sentier s’enfonce : je me trouve à l’improviste au bord d’une rivière limpide, aux eaux vertes, au courant rapide, qui coule encaissée entre deux bouquets touffus de saules et de platanes inclinés, dont les longues chevelures pendent sur les eaux en guirlandes légères. Çà et là des troncs gisans dans la rivière font bondir l’eau écumante. Une petite île couverte d’osiers la divise en deux branches. J’y passe sur un arbre renversé qui forme un pont naturel ; je m’y promène sur la petite plage de fins cailloux lavée par les eaux, et je ne puis me lasser d’admirer ce tableau doux et gracieux. Les vallées des cantons montagneux de l’Amérique ont une beauté simple et ravissante dont je ne sais comment vous donner l’idée : rien de grand ni de terrible, pas de spectacles singuliers ni effrayans ; ce n’est ni l’Angleterre avec la monotonie de ses chênes perpétuels et de ses prairies sans bornes, ni la Suisse avec ses sapins et ses noyers, ni l’Italie avec ses oliviers grisâtres ou ses châtaigniers éclatans. C’est quelque chose de bien plus doux, de bien plus discret, de bien plus aimable. Pas un rocher sévère, pas un feuillage triste, pas un coin de terre qui ne regorge de verdure et de fleurs. La nature semble avoir mis sa plus souriante parure. La soirée est gaie, musicale, étourdissante du chœur de ces voix sauvages qui sortent des bois à l’heure où tombe la rosée. Jamais je n’ai entendu tant de millions d’insectes chanteurs ; à leur soprano aigu se mêle la basse grave et nasale d’une petite grenouille presque invisible, qui vit dans la mousse, sur les troncs humides. Dans cette saison tardive où tout chez nous semble sécher et mourir, ces forêts ont plus de vie et de joyeux murmures que nos plus belles soirées de printemps. On se croirait aux plus jeunes mois de la saison fleurie. Pas une feuille n’est tombée ; si quelques arbres çà et là prennent un reflet plus sombre, si d’autres se changent déjà en panaches roses, lilas ou dorés, d’une teinte douce et aérienne comme les nuées de l’aurore, la plupart ont gardé la tendre fraîcheur des premiers bourgeons. Je ne puis comparer ce délicieux vallon qu’à nos jardins artificiellement peuplés des arbres de ces climats. Figurez-vous les plus gros que nos plus beaux chênes, plus altiers que nos sapins les plus élancés, couvrez-en des collines entières au pied desquelles bondit une eau vive, et vous n’aurez qu’une faible idée des beautés de la Rivière-Verte.


Cincinnati, 22 septembre.

Vous savez de quel œil mécontent les Américains voient le nouvel empire du Mexique, et comment leur colère n’est pas exempte d’un peu d’hypocrisie, puisque l’intervention française leur fournit à eux-mêmes l’occasion d’intervenir en libérateurs et de faire leurs propres affaires au nom de la nationalité mexicaine outragée. D’autre part, vous savez combien les rebelles ont jeté de regards d’espérance vers l’armée française et fait au gouvernement mexicain d’avances qui n’ont pas été toujours dédaignées. En tout cas, ce que n’a pas fait un traité d’alliance, la force des choses, l’hostilité des États-Unis, menacent de le faire malgré nous, et nos troupes, en présence des Mexicains soutenus par les fédéraux, ne peuvent manquer, si la guerre dure, de prêter main forte aux confédérés. Les Américains n’ont pas cessé de regarder le Mexique comme leur patrimoine, et aujourd’hui qu’ils ont affaire à un usurpateur étranger, ils se sentent des entrailles de frères pour ces bons voisins qu’ils allaient jadis fusiller dans leur capitale. L’opinion est là-dessus d’une vivacité qui pourrait bien justifier de notre part quelque ressentiment réciproque. Il ne se passe guère de semaine qu’on ne lise dans les journaux le récit, — vrai ou mensonger, peu leur importe, — de quelque défaite humiliante ou de quelque lâcheté honteuse des Français : c’est la pâture que réclame le patriotisme du lecteur américain. Ouvrez le Times ou le Herald de New-York, la Tribune de Chicago, l’Enquirer de Philadelphie, ou bien quelque obscure gazette de province ; il est rare qu’à la première page, après la nouvelle obligée d’une victoire, remplacée, quand cette victoire manque, par l’annonce pompeuse de quelques détails réchauffés des dernières batailles, vous ne lisiez en grosses lettres : « Mexique. — Désastre des impériaux. — Triomphe du général républicain un tel. — Fuite de Johnny-Crapeau (c’est ici notre surnom national, imaginé sans doute pour être mis en regard de John Bull, comme la grenouille qui voudrait imiter le bœuf). » Les escarmouches insignifiantes sont annoncées comme de grands faits d’armes. Dût la lecture du texte contredire absolument le titre qui vous attire, l’effet est produit, et les grosses lettres moulées de la première page auront toujours raison des petits caractères illisibles égarés au bas de la quatrième. Dernièrement le Chicago-Times mettait en vedette : « La déroute des Français continue, » quand au contraire il racontait qu’une bande de guérillas mexicaines avait été fort maltraitée par une patrouille de cavalerie française.

A vivre longtemps en Amérique, on se prendrait à faire des vœux pour Maximilien et le nouvel empire. Il faut avouer pourtant que notre entreprise est bien faite pour porter ombrage aux États-Unis. La fameuse doctrine de Monroë, que nous regardons comme le prétexte grossier d’une ambition sans scrupule, est en elle-même aussi respectable que notre théorie de l’équilibre européen. Quand nous nous armons pour défendre contre l’avidité des forts l’indépendance des faibles, la justice abstraite n’est pas évidemment notre seul mobile : nous obéissons aussi à nos intérêts légitimes en empêchant de s’élever trop près de nous des puissances rivales. Les Américains ne font pas autre chose quand ils interdisent aux nations européennes de prendre pied sur leur continent. Qu’on se figure la juste colère de l’Europe le jour où les Américains s’aviseraient de la régenter, d’enlever l’Irlande à l’Angleterre, d’entourer les monarchies du continent de républiques hostiles au principe même de leur gouvernement ! Washington, dans sa lettre d’adieu, recommandait à ses concitoyens de rester étrangers aux guerres européennes : cette neutralité, devenue pour eux une loi, doit au moins être réciproque. Voilà l’esprit de la doctrine Monroë. On en a souvent abusé pour justifier des entreprises coupables, on en a fait depuis quelques années un code de piraterie et d’usurpation. Il y a, je suis le premier à le dire, une infatuation et une morgue irritantes dans cette prétention qu’affichent les Américains d’avoir reçu du ciel en patrimoine toutes les terres qui peuvent tenter leur ambitieuse avidité. La doctrine du président Monroë n’en est pas moins le développement naturel de la politique traditionnelle des États-Unis, de la sage politique de Washington : elle proclame à la fois comme un devoir et comme un droit la neutralité mutuelle des deux continens ; elle ne menace ni le Canada, ni les Antilles, ni le Mexique, — encore moins l’Europe, — mais elle nous interdit de jeter le poids de nos armes dans la balance de la politique américaine.

Les Américains d’ailleurs ressentent notre intervention plus qu’ils ne la redoutent : c’est leur guerre civile qui les inquiète, et non pas notre présence au Mexique. Ne nous ririons-nous pas de leur folie, s’ils avaient la prétention de refaire la carte d’Europe ? Eux aussi, ils se rient de nos efforts pour improviser militairement la prospérité d’un pays moitié dévasté, moitié sauvage. C’est le vice de toutes nos entreprises coloniales : nous voulons toujours commencer par la fin, et imposer une tête étrangère à un corps qui n’est pas formé. Le conquérant des solitudes, le véritable agent civilisateur, ce n’est ni un colonel ni un chef de bureau ; c’est le pionnier qui, avec sa pioche, sa carabine et sa hache, va se planter seul dans le désert et en tirer richesse, au lieu de manger d’avance le gain d’un avenir problématique. Rien n’empêchera ces hommes de pénétrer et de s’établir un à un sur la terre mexicaine. L’Amérique du Nord tout entière doit, dans un bref avenir, appartenir, sinon à leur peuple, au moins à leur race, car ils sont les seuls capables d’y répandre la civilisation et la vie…..

Il y a eu hier soir à Cincinnati un grand meeting unioniste, et les rues sont encore pleines d’immenses bannières presque aussi longues que les maisons sont hautes. Il y en aura un second samedi, où M. Chase, qui renonce décidément à toute candidature, doit parler pour le président Lincoln. Hier, en même temps que les unionistes se réunissaient devant Court-Hall, les démocrates s’assemblaient à Covington, dans le Kentucky, sur l’autre bord de la rivière. Là encore il y eut une sorte d’émeute : il était venu bon nombre de soldats blessés du corps des invalides. Un des orateurs, l’honorable M. Pugh, de l’Ohio, prit plaisir à les insulter ; il déclara que leurs victoires n’étaient que des mensonges télégraphiques, parla de la « bête Butler » et de la « brute Burbridge » (beast Butler and brute Burbridge), et dénonça la tyrannie militaire en termes des plus énergiques. Comme il s’apitoyait sur les souffrances de ses frères du sud, un soldat de l’armée de Sherman, défiguré par une balafre au visage, s’écria : « Vous êtes un traître ! — Vous êtes des lâches ! » répliqua l’orateur. Ce fut le signal du tumulte ; les soldats, furieux, le menacèrent, se ruèrent sur lui, et l’auraient tué, s’il n’avait pris la fuite. En cinq minutes, la foule fut dispersée, et l’estrade mise en flammes.

Les journaux démocrates signalent d’autres violences. Il paraît que dans l’Indiana plusieurs meetings ont été assaillis par l’armée. L’un d’eux, dispersé une première fois, s’est rassemblé de nouveau en armes ; mais ces excès ne profitent à personne, encore moins aux républicains qu’aux démocrates. Les unionistes de Covington regrettent si fort les désordres dont M. Pugh a été à la fois l’auteur et la victime, qu’ils proposent de lui fournir une salle pour y convoquer une autre assemblée. Ils ne veulent pas qu’on puisse leur reprocher d’avoir étouffé la voix de leurs adversaires. En général, le souhait de tous les républicains honnêtes est de faire des élections pacifiques et libres.

Cincinnati, la reine de l’ouest, est la plus jolie ville d’Amérique, pavée à peu près partout, largement percée, bien bâtie dans le quartier central, riche, populeuse, animée et pourtant tranquille. La situation en est admirable, sur le bord de l’Ohio, dans cette belle et féconde vallée où les villages se pressent comme en Europe, où les vignes, les cultures potagères, les champs de maïs se mêlent aux forêts. En face, dans le Kentucky, s’élèvent deux villes déjà considérables, Covington et Newport, séparées par le vallon de Licking-River. Un pont suspendu hardiment jeté le traverse au milieu des maisons de campagne et des jardins. On en bâtit un gigantesque sur la grande rivière, à une telle hauteur que les gros steamers pourront passer dessous avec leurs tours et leurs cheminées. En attendant, des ferrys à vapeur nagent à chaque instant d’une rive à l’autre, chargés de voitures, d’omnibus, de gros chariots attelés de quatre mules. Du faubourg de Covington, l’aspect de la ville est tout à fait pittoresque : rangée en amphithéâtre, hérissée de clochers, dominée par une colline de terre rouge à demi boisée, bordée surtout d’une double ligne de grands steamers blancs et d’une forêt de cheminées noires, elle s’étend à perte de vue le long de la rivière et se dissémine dans la campagne. Ma promenade me conduit ensuite vers le nord, au-delà du canal, dans les quartiers lointains qu’habitent les Allemands, et qu’ils appellent « l’outre-Rhin ; » c’est en effet une succursale de l’Allemagne : figures, langage et costumes même à l’avenant ; puis je monte par des pentes rapides jusqu’aux sommets qui environnent la ville. La vue qu’on y embrasse est riante et vaste. Cette grande cité avec ses murailles rouges, ses bâtimens et ses tours innombrables, ce cercle de collines couronnées de villas fleuries, ces trois rivières qui serpentent mollement dans la plaine, ces côtes boisées du Kentucky sur l’autre rive, ce mouvement, ces fumées, ce murmure de vie qui s’élève, forment un ensemble riche et gracieux qui rappelle nos plus belles villes d’Europe. On descend de là dans une vallée abrupte, où se groupe autour d’une rivière et d’un canal tout le quartier industriel de la ville. C’est un curieux pêle-mêle de chutes d’eau, de moulins, d’usines en planches, de cheminées fumantes, de machines à vapeur en action. Çà et là je lis sur une muraille en lettres colossales ces deux mots expressifs : Slaughter house (littéralement maison de carnage) ; c’est un de ces grands abattoirs perfectionnés où les troupeaux de porcs entrent vivans par milliers, pour n’en ressortir qu’en barils de viande salée. En face, sur le revers opposé de la vallée, une peuplade de vieilles maisons de bois gravit le flanc escarpé, de la colline. De ce côté s’étendent de grands et beaux jardins où trônent cinq ou six habitations monumentales, maisons de campagne englobées par la ville. C’est là le quartier élégant, le West-End de Cincinnati. Près de la rivière sont les rues commerçantes et leurs édifices de granit surmontés de tours florentines d’un goût médiocre, mais de proportions colossales. L’hôtel seul, avec son dôme, ses terrasses, ses péristyles, ressemble plus à un monument qu’à une auberge.


New-York, 26 septembre.

En sortant de Cincinnati, le chemin traverse les longs faubourgs qui se pressent dans la vallée, puis il tourne au nord et longe quelque temps le cours du Little-Miami, rivière champêtre et pastorale qui coule sous les noyers et les chênes. A Columbus, capitale de l’état d’Ohio, commencent les forêts monotones et les landes sablonneuses qui couvrent ces grands plateaux. A Crestline, arrivés une demi-heure trop tard, nous trouvons le train parti. Il faut passer tout le jour dans une baraque de planches, à l’angle des deux voies. Je suis le seul parmi ces voyageurs flegmatiques qui ait l’air de trouver le temps long ; les autres se couchent sur les bancs, mettent leurs pieds sur la cheminée et fument en silence. Comme aucun règlement sérieux ne protège le bien-être des passagers contre la négligence des compagnies, ces contre-temps sont journaliers, et nul ne songe à s’en plaindre. Le voyageur américain s’accommode de tout : on le jette sur la voie comme un ballot pour le reprendre au train suivant, on le parque dans d’étroits espaces où l’air n’est pas respirable, ou bien, comme au dernier accident du Pensylvania-Central, on laisse brûler soixante personnes dans une voiture fermée. Les journaux racontent l’événement sans s’émouvoir, le public en lit le récit d’un œil distrait, le coroner prononce un verdict de mort accidentelle, et le désastre se renouvelle la semaine suivante par la même incurie.

Recueilli par l’express de nuit, je me réveille au point du jour dans la région la plus montagneuse des Alleghanys. La chaussée du chemin de fer longeait des vallées sauvages, sans trace de culture, mais hérissées de cheminées et de puits de mine, et sillonnées par des cours d’eau torrentueux. Une multitude de petites voies ferrées s’engagent dans les ravins tributaires. La tranche nue des montagnes montre des veines noires où l’on trouve la houille à fleur du sol. On y recueille, dit-on, le fer et le cuivre tout près du charbon. C’est la fameuse région houillère des Alleghanys, peut-être la plus riche du monde. Nous touchons bientôt le sommet de la chaîne : une large et profonde vallée s’ouvre à nos pieds avec une vue lointaine sur des montagnes bleues dont les ondulations s’effacent dans la plaine. La descente rapide et tortueuse s’enlace en corniche aux flancs de la montagne, s’.enfonce dans les vallées latérales avec des courbes brusques et heurtées. On serre les freins ; le train se replie comme une couleuvre, incline à droite, à gauche, soubresaute au bord des précipices, et en une demi-heure nous sommes au fond de la vallée, à la station d’Altona. Pendant cinq ou six heures encore, nous courons dans un pays sauvage, au fond des ravins, au bord des torrens à l’eau verte, au milieu des forêts luxuriantes qui donnent leur nom à la contrée. Il y a là des passes très grandioses et très austères, d’étroits défilés dont les deux bords semblent se rejoindre au-dessus de nos têtes, puis de jolies vallées ornées de villages blancs et propres qu’entoure une ceinture de terres cultivées. Quelquefois, aux coudes resserrés des ravins, on embrasse d’un coup d’œil une longue perspective bornée par les Alleghanys, dont les grandes piles sombres dominent au loin forêts et pâturages. On aperçoit des chalets dans les clairières, des prairies closes de haies ; on entend le son argentin des clochettes et les mugissemens des troupeaux. La Pensylvanie est la Suisse américaine, à la fois riante et sévère, sauvage et peuplée. Les populations agricoles que l’Allemagne y envoie complètent la ressemblance. On sent qu’on n’est pas dans la wilderness, peuplée d’hier et brutalement dévastée, mais dans un pays de culture héréditaire et d’ancienne prospérité.

Plus loin, nous débouchons dans la grande vallée de la Juniatha, un des principaux affluens de la Susquehannah, avec ses rives étagées, ses nuageux horizons, et son manteau de verdure où brillent, parmi les sapins noirs, les ormes dorés et les chênes roses, comme des broderies sur une robe de deuil. L’automne, plus hâtif que dans la plaine, répand déjà partout la magie de ses couleurs brillantes. Depuis l’écarlate éblouissant et l’orangé brillant comme une flamme jusqu’au lilas timide et au jaune de chrome pâle et doré, les arbres affectent toutes les nuances les plus fantastiques : on dirait une forêt de pierres précieuses comme dans les contes de fées, — à tout le moins un parterre de fleurs. Les chênes, les érables ressemblent à d’immenses pivoines ou à des giroflées colossales, les ormes à de grosses touffes de genêts fleuris. Certains arbres ont gardé toute la fraîcheur tendre du printemps, d’autres ont pris une teinte sombre et noirâtre ; souvent la même touffe est panachée de vert et de pourpre. Des bouquets d’un vermillon vif se détachent sur le gris-perle des bouleaux ou sur la noirceur bleuâtre des pins. L’effet de ces contrastes est brutal, éblouissant, et d’abord choque la vue. Les forêts de l’Amérique, ressemblent à son ciel : c’est partout une violence, un luxe de couleurs à confondre toutes les idées de nos paysagistes européens ; l’œil pourtant s’y habitue et finit par s’y plaire.

Mais voici la grande Susquehannah, le pont, la ville de Harrisburg. Les cultures, les villages se pressent, le pays me semble un jardin continuel. Encore quelques heures, et je traverse le Schuylkill, je passe à Philadelphie, je débarque enfin à New-York après un voyage de quarante et une heures.


New-York, 27 septembre.

Je reviens d’un grand meeting unioniste tenu à Cooper’s-Institute, dont le tumulte tient encore la ville éveillée. La lutte électorale est active à New-York. Il y a eu la semaine dernière à Union-square un prodigieux meeting démocrate, auquel assistait une immense population venue des faubourgs et des environs. Les républicains ont voulu prendre leur revanche et faire à leur tour leur charivari. Je me guide à la lueur des feux d’artifice accoutumés, et j’arrive à une grande place triangulaire, où parmi la foule mouvante s’élèvent une douzaine de stands illuminés et encombrés d’orateurs volontaires qui commencent à haranguer le peuple. De chaque estrade, on tire des chandelles romaines, des serpens de feu ; on lance des bombes qui éclatent avec fracas. De chaque estrade, on déclame à un groupe d’auditeurs, quelque speech ou quelque chanson qui se perd dans le tumulte. Ces prouesses oratoires de la place publique ne sont que la queue du meeting régulier qui a lieu dans la salle même de Cooper’s-Institute, et où je n’essaie pas de pénétrer. M. Blair, M. Noyes, d’autres hommes importans y font des discours que les journaux publieront demain ; mais c’est ici l’outside meeting, l’assemblée vraiment populaire, dont la mise en scène est plus curieuse que tous les discours ; c’est ici que viennent librement se produire toutes les inspirations extravagantes des orateurs de carrefour et des hommes d’état de cabaret. Rien de moins respectable, en vérité, que le peuple de New-York en émotion politique. Plusieurs injurient les orateurs, bien peu les écoutent : la plupart se donnent l’intelligent plaisir de hurler sans repos des hurrahs formidables. Les parleurs eux-mêmes, du haut des estrades où ils gesticulent, au milieu des lanternes, des torches, des feux de Bengale, des soleils, des fusées dont leurs amis leur font une bruyante auréole, ressemblent à des charlatans sur leurs tréteaux. Quand on les voit, d’un stand à l’autre, lutter de vociférations et d’invectives, on dirait une guerre civile plutôt qu’une réunion harmonieuse d’hommes du même parti.

Mais que disent-ils ? Essayons de les écouter. Ici un Allemand harangue dans sa langue native un groupe de compatriotes. Là c’est un Polonais qui vient bégayer d’un air tragique, avec force coups de poing et trépignemens de pied, ce trait d’éloquence inouie : « Si vous voulez sauver vos familles, vos enfans et votre patrie, nommez Abraham Lincoln. » L’idée était maigre et la grammaire mauvaise, mais l’intention bonne, assaisonnée de blasphèmes, et il n’est rien que ce public peu athénien n’avale avec la sauce de deux ou trois jurons poivrés. Plus loin, une sorte de géant lançait d’une voix éclatante comme une trompette une apostrophe miltonienne à Mac-Clellan, prince des enfers : c’est la métaphore usuelle de la rhétorique américaine, et je n’ai guère entendu de discours où l’on ne fît sortir le diable de sa boîte. Ailleurs c’est un réfugié du Texas qui vient raconter ses longues souffrances pour la bonne cause et des cruautés sans doute très réelles dont il fait par son récit un mélodrame du « boulevard du crime. » Ici le président Lincoln est appelé « l’homme immortel, » l’homme « suscité par la Providence, » le a nouveau Washington. » Là-bas on met la populace en bonne humeur en lui donnant à manger de l’Européen, mets dont elle est toujours très friande. Un Hongrois mime éloquemment, dans un langage indescriptible, une imprécation contre l’Autriche. Un Irlandais saisit l’occasion d’accuser le despotisme asiatique de la monarchie anglaise. Tous les. peuples du globe écorchent à l’envi la langue de leur patrie nouvelle. Enfin c’est la confusion des langues, et l’on se demande dans cette Babel cosmopolite où sont les Américains. Les trouverons-nous dans ces processions triomphales qui parcourent les rues, tambour et musique en tête ? Je vois des uniformes, des galons, des drapeaux, des canons, de pleines charretées d’orateurs comme nos voitures de carnaval ; mais, hélas ! ce sont des figurans qu’on loue pour endosser les couleurs du ward et promener son drapeau par la ville. Ils figuraient l’autre jour à Union-square parmi les démocrates : ils viennent aujourd’hui avec le même enthousiasme grossir les rangs des républicains.

Cependant de petits meetings démocrates s’organisent dans Broadway ; les processions, en passant, ont été assaillies de pierres. Les têtes commencent à s’échauffer. Tout à coup un mouvement se fait dans la foule ; la pétarade redouble et s’augmente du bruit du tambour et des instrumens à vent. Les délégués des wards débouchent au pas militaire, en longues colonnes, précédés de leurs chefs, suivis de leurs canons et de leurs chariots illuminés, couverts d’orateurs. Ceux-ci commencent à déblatérer ; les injures à Mac-Clellan retentissent à tous les échos. Quelques peace men protestent, interrompent à grands cris : « A bas les nègres ! — you damned scoundrels ! — it is a damned nigger warr[5]. » Cependant le canon tonne, la multitude rugit, la musique souffle à grand orchestre : c’est au milieu de ce vacarme que les speakers hurlans, écumans de fureur et de fatigue, essaient encore de se faire entendre. Un orateur de l’antiquité se faisait rappeler par un joueur de flûte à la mesure et à l’harmonie ; que penser d’une éloquence qui prend le ton de la canonnade ?

On dit que le grand meeting de la semaine dernière était bien autrement significatif et solennel. Non-seulement la ville entière y était venue, mais aussi les mac-clellanites, les liltte-mackerels (comme les appellent certains journaux mal élevés) de tout le voisinage, et jusqu’à des députations de la campagne. Union-square contenait à peine la multitude encombrée. L’excitement fut tel qu’un des canons ayant éclaté par malheur et fait quelques trouées dans la foule, on emporta les blessés sans aucun signe de trouble, sans même interrompre une minute les hurrahs et les cris de joie. La manifestation des républicains est plus mesquine et fait sentir leur faiblesse ; mais elle fait bien comprendre ce que c’est que la politique à New-York. Dans cette grande cité cosmopolite et mêlée, sentine enrichie des deux mondes, on ne trouve guère de vrais citoyens. La rabble, la plèbe grossière y domine. J’ai vu des meetings où la passion profonde des auditeurs imprimait un caractère de gravité à l’appareil burlesque qui l’accompagne. Ici le fond même est d’accord avec l’apparence. La politique est une occasion de désordres, le meeting un spectacle ; la mise en scène en est pompeuse, comme ces pièces insignifiantes qui ne valent que par les décors. C’est en vain qu’on cherche une pensée dans cette cohue, rassemblée par l’unique attrait du tapage. L’on dirait une manifestation commandée d’avance à quelque Barnum politique.

Aussi est-ce dans New-York, au cœur même des états du nord, que le président Lincoln rencontre la plus violente opposition. Sur un million cinq cent mille habitans, il faut compter six cent mille étrangers qui ne sont ni Européens, ni Américains. C’est une grande cause de trouble que cette multitude d’aventuriers sans patrie qui, pour avoir reçu, avec le nom de citoyens, le baptême improvisé du républicanisme, n’ont pas encore appris à pratiquer les droits et les devoirs des peuples libres. Elle n’a ni foi politique, ni desseins arrêtés ; elle n’a qu’une humeur aveugle, turbulente et vénale qu’exploitent certains démagogues déshonorés. Nouvelle venue, elle a l’étrange prétention d’être affranchie des charges communes et de faire la loi au pays qui l’adopte. Tous les partis y trouvent des mercenaires : nulle part la république n’a acheté plus de soldats que dans la populace de New-York ; mais elle préfère en général le service des démocrates à celui des républicains. Ceux-ci lui demandent des hommes, des subsides, des sacrifices ; ceux-là lui promettent l’exemption d’impôts, lui offrent pour passe-temps l’insurrection et le pillage. Ses chefs parviennent aux charges municipales en tenant sous la menace d’une émeute les honnêtes gens timides. Dans ce pays où la liberté fait une si rude guerre, à l’ignorance et aux haines sociales, le peuple de New-York en est encore à ce vague communisme qui aboutit au brigandage et à la guerre des rues. Les Américains ont bien raison de ne pas vouloir pour capitale d’une ville qui appartient à peine à leur pays.

Les démocrates comptent sur cent mille voix de majorité dans la ville. Il est probable au contraire que les campagnes nommeront Lincoln. Les populations agricoles, qui, au lieu d’être un ramassis d’émigrans comme celles des villes, se composent en Amérique de propriétaires éclairés, industrieux et honnêtes, sont en général favorables à l’opinion républicaine. Les élections locales du Maine ont donné une majorité unioniste. Tout va donc bien du côté politique malgré une échauffourée sanglante dans les rues de Cincinnati ; mais l’ouest est gravement menacé par les rebelles. Les trois expéditions concertées de Smith, de Shelby et de Price bouleversent l’Arkansas et le Missouri. A Saint-Louis, les affaires ont été suspendues : on enrôle dans la milice tous les hommes de seize à soixante ans. Price traîne à sa suite un certain Reynolds, qu’il prétend établir gouverneur dans Jeffersonville à main armée. Il a déclaré qu’il ne ferait quartier à personne, et pend, fusille, brûle méthodiquement. Jamais ce pays accoutumé à tant d’horreurs n’avait vu guerre si sauvage, car si le sud fait une défense héroïque, c’est l’héroïsme sanguinaire d’un tigre acculé.

Les conspirations continuent. Le général Hovey, qui commande dans l’Indiana, vient de faire arrêter Richard Barret, du Missouri, Josuah Bullit, du Kentucky, et le général Bowles, de l’Indiana, tous membres de l’ordre secret des fils de la liberté et impliqués dans le procès d’Harrison Dodd[6]. La société secrète semble avoir passé dans les mœurs politiques du pays : ce n’est pourtant pas faute de liberté. On comprend la conspiration sous le règne d’une loi despotique qui provoque la rébellion cachée en forçant l’opposition publique à se taire ; mais dans un pays où la presse, où la parole sont libres, où les citoyens peuvent s’assembler et s’associer entre eux, où la licence de la discussion va jusqu’à prêcher la guerre civile, les sociétés secrètes sont une anomalie inexplicable et propre à faire douter des vertus de la liberté. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elles ne font aucun mal, et qu’il a fallu le trouble de la guerre civile pour donner à ces affiliations inoffensives le caractère dangereux et criminel dont on s’alarme aujourd’hui. Le gouvernement fédéral fait d’ailleurs bonne défense au moyen de la nouvelle autorité militaire et des tribunaux de guerre exceptionnels qu’il a institués. Devant l’inaction ou la malveillance des pouvoirs locaux, nommés souvent en opposition à sa politique, il a dû envoyer dans chaque état un général dont l’autorité, appuyée sur les baïonnettes, s’exerce à côté et parfois en dépit des lois. Les copperheads ont beau jeu contre un système dont les unionistes eux-mêmes savent trop bien les inconvéniens. Ils crient à la constitution violée ; l’arbitraire donne aux actes les plus justes un air de tyrannie. Qu’ils y songent pourtant, ces démocrates extrêmes, ces admirateurs absolus du système fédéral et de l’anarchie de tous les pouvoirs, c’est justement dans un pays comme l’Amérique que l’abus dont ils se plaignent devient le plus vite une nécessité.

30 septembre.

Rien de nouveau dans cette triste ville que les drapeaux tendus à travers les rues, les réunions électorales, les variations inexpliquées du cours de l’or, et la pluie qui depuis quelques jours tombe à torrens. Je commence à connaître sur le bout du doigt les lieux communs de l’éloquence américaine. Quand on a entendu deux ou trois meetings de chaque parti, on a approfondi la politique générale du pays comme l’approfondissent la plupart des citoyens. C’est se tromper que de croire, sur la foi des romans, qu’il y a en Amérique une mine inépuisable de curiosités morales. Le peuple américain a une idée fixe, et comme cette pensée dominante est l’argent, on conçoit qu’elle donne à son génie une certaine sécheresse uniforme et déplaisante. Je dis plus : des hommes qui n’ont jamais eu l’esprit éveillé que sur une chose, et pour qui faire de l’argent est la gloire suprême, ne peuvent être des modèles d’intégrité et de puritanisme. Ils seront froids, raisonnables, réguliers, inflexibles ; ils auront leurs règles morales raides et étroites, mais établies sur le principe de l’obéissance rigoureuse à l’intérêt et à la légalité, non sur des maximes chevaleresques qui les font rire. Ainsi le duel sera sévèrement jugé ; on n’aura pas trop de mépris pour les criminels qui, sans utilité possible, mettent en jeu leur vie et celle du prochain. Est-ce par charité chrétienne ou esprit de soumission ? Point du tout ; c’est seulement parce que le duel est une sottise et ne peut profiter à personne. En revanche, on attendra son voisin au coin d’un bois pour le rouer de coups ou le cribler de balles. Ce qu’on réprouve, ce n’est pas la vengeance, c’est l’espèce de générosité mal entendue qui s’y mêle.

Autre exemple : la prodigalité sera un crime irrémissible aux yeux des austères faiseurs d’argent qui adorent le dieu dollar. Laborieux, suant pour gagner, ils n’ont pas assez de pitié pour les oisifs qui dépensent ; mais on a de l’indulgence pour le banqueroutier habile qui s’enrichit de sa ruine et qui sait garder la confiance publique après ses naufrages. On ne dira pas avec mépris « c’est un escroc, » mais avec admiration « c’est un luron ! il est smart ! » C’est que le point de vue est différent du nôtre : des hommes accoutumés à ne compter que sur eux-mêmes et à coudoyer la foule brutale des compétiteurs voient dans l’intérêt un devoir qu’ils avouent hautement, au lieu d’afficher comme nous autres un désintéressement suspect. Mieux on sert la divinité de l’intérêt personnel bien entendu, plus on a de titres à leur estime.

Les habitudes privées se peignent, comme de raison, dans les mœurs publiques ; il n’est guère d’homme politique qu’on n’accuse de trafiquer de son influence ou de son pouvoir. Je vous ai déjà dit ce qu’il fallait penser de certaines administrations locales ; à New-York surtout, l’organisation municipale a beaucoup de petits défauts. Le corps de ville vote bien les impôts, mais on ne sait trop à quoi il les emploie. Le fait est que la voirie, qui figure au budget pour une grosse somme, est singulièrement négligée. Quand une rue devient impraticable, ce sont des pourparlers sans fin entre les propriétaires et les magistrats municipaux, qui ne consentent aux réparations nécessaires que si les intéressés paient la moitié de la dépense. Souvent même, de guerre lasse, les propriétaires font tout eux-mêmes. Comment ces abus persistent-ils malgré l’élection populaire, la liberté de la parole, le contrôle quotidien de l’opinion publique ? Les Américains éclairés vous diront qu’ils ont exagéré dans les lois municipales le principe en lui-même salutaire de la démocratie, ils ont institué l’élection directe et annuelle des administrateurs par la masse du peuple. Si courte qu’en soit l’échéance, cet appel tumultueux à la foule ne remplace pas la surveillance active qu’exercerait une représentation communale sur un agent exécutif qu’elle aurait délégué. Une administration ainsi élue n’a d’autre souci que de flatter les passions de ses juges, et il n’est pas étonnant qu’elle mette à profit son règne éphémère jusqu’au jour où elle courbe la tête devant le pouvoir qui la maintient où la brise. D’ailleurs elle n’est pas importune : elle fait peu de bruit et ne demande qu’à se faire oublier : Être indépendant chez lui, n’avoir pas de tracasserie à redouter dans sa maison, voilà tout ce que l’Américain exige et ce qu’il paie volontiers ; c’est un roi débonnaire qui se laisse gruger par ses favoris.

Quant aux législateurs, ils ne sont pas tous irréprochables : vous savez que la classe des politicians ne se recrute pas toujours parmi les plus dignes, et que les querelles des bar-rooms ont été la première école de plus d’un homme d’état qui siège au congrès. Le souverain populaire a, comme les rois, ses courtisans et ses parasites, qui font métier de la politique et y cherchent le soutien d’une vie besoigneuse. Ces hommes, une fois parvenus dans les législatures d’états, prennent la fortune aux cheveux. Des Américains qui ont sollicité m’assurent qu’ils ne faut rien demander les mains vides. Avez-vous un droit à faire valoir, une créance à faire payer : obtenez l’appui d’un législateur qui plaidera votre cause et partagera avec vous le bénéfice, « Dernièrement, me disait un habitant du Minnesota, les Indiens firent une incursion sur le territoire de notre état et pillèrent quelques propriétés. Le gouvernement devant protection aux habitans et leur garantissant la sécurité de la frontière, les victimes du pillage avaient recours en indemnité. Elles avaient perdu 3,000 ou 4,000 dollars peut-être, 5,000 tout au plus : elles commencèrent par en réclamer 50,000 sur la foi du serment. L’affaire vint devant la chambre, et les plaignans obtinrent 25,000 dollars ; il en resta 12,000 aux mains de l’avocat bénévole qui avait soutenu leurs intérêts. » — Un colon français de Saint-Louis avait une affaire pendante devant la législature du Missouri, qui ne prenait aucun souci de sa requête et la laissait dormir depuis plus d’un an au fond du panier. De guerre lasse, il se rendit à Jeflersonville où siégeaient les chambres, acheta un tonneau de whisky, invita ses juges à souper tous ensemble ; on ne sait ce qu’il leur dit après boire : le lendemain, vote unanime en sa faveur.

On excuse ce petit commerce des législateurs par l’insuffisance ridicule de leurs traitemens : on dit qu’un homme pauvre, qui n’a pour vivre loin de chez lui que trois dollars par jour, surtout depuis la guerre et le papier-monnaie, est bien forcé, pour manger, de se faire à lui-même un supplément d’indemnité. Il en est de même des petits employés des administrations publiques. Aussi la corruption fleurit-elle surtout dans les rangs inférieurs. Les chefs du gouvernement sont, quoi qu’on en dise, à l’abri de tout reproche ; cependant, si j’en devais croire les accusations d’une presse calomnieuse et déshonorée, il n’y aurait pas jusqu’au premier citoyen des États-Unis, jusqu’à celui que la voix publique a appelé l’honest old Abe, sur qui je ne dusse perdre mes illusions. Le World et le Daily News, journaux bien connus pour recevoir les inspirations des frères Wood, ne poussaient-ils pas hier l’infamie jusqu’à insinuer que Mme Lincoln, en sa qualité de bonne ménagère, approvisionnait son garde-manger pour le temps des revers politiques ? Quant à M. Seward, on le plaisante sans cesse sur ses économies ; on lui demande si la « petite sonnette » qui a la vertu magique de fermer les portes des prisons a en même temps celle d’ouvrir le trésor public. M. Chase, qui reste pauvre, est accusé d’avoir fait une fortune scandaleuse. Personne n’ajoute foi à ces calomnies qui ne salissent que ceux qui les écrivent, et dont les honnêtes gens dédaignent de s’émouvoir ; mais c’est le sang-froid même des honnêtes gens qui m’étonne. Il faut que l’habitude de la corruption soit bien enracinée pour que de pareilles indignités se débitent sans scrupule, et qu’on les supporte si doucement. Et voyez par quel étrange argument de morale un journal républicain réplique aux imputations des copperheads ; il invoque la minime proportion des escroqueries qu’on prête à M. Chase pour louer sa probité ! « A tout prendre, dit-il, M. Chase n’aurait perçu des fonds de l’état qu’un centième tout au plus pour cent, commission bien inférieure à celle des agens d’affaires ! » Attaque injurieuse ou défense perfide, l’outrage est le même des deux côtés. Si je vous montrais les Américains peints par eux-mêmes, je vous en ferais un triste tableau. Ils sont tellement endurcis aux soupçons déshonorans, aux insultes brutales, qu’ils les prodiguent et les acceptent tour à tour sans sourciller, comme des boutades inoffensives. Je sais bien que cette crudité démocratique vaut mieux que l’hypocrisie élégante, l’infamie dorée qui se cache sous un lambeau d’honneur faux et frelaté ; mais la nature humaine est la même partout, et la sauvegarde la meilleure contre la corruption est encore dans ces conventions et dans ces chimères que les Américains tiennent en trop grand mépris.


1er octobre.

J’ai à vous annoncer une série de victoires. D’abord le général Sheridan, qui grandit tous les jours, a gagné coup sur coup deux batailles brillantes dans la vallée de la Shenandoah. De son côté, l’amiral Farragut a décidément pris Mobile, ou plutôt il s’est emparé de la baie, et sera maître de la ville quand il voudra. Hier enfin, nouvelles de Richmond, — un combat où l’on a pris une quinzaine de canons. Les confédérés ne manqueront pas de s’attribuer la victoire : il est vrai que Grant est plus lent à « assommer la tête de la rébellion » que Sherman à en « couper la queue. »

Je vous parlerais plus souvent de la guerre, si j’étais sûr de vous dire la vérité ; mais dans cette ville de spéculation et de charlatanisme les bruits se répandent et s’évanouissent avec une étourdissante rapidité. C’est dans le quartier des affaires un cliquetis de nouvelles extravagantes, souvent contradictoires, auxquelles les gens sages ont pris, pour leur repos, le parti de ne pas prêter l’oreille. Il ne suffit point, comme à Paris, de rumeurs anodines pour qu’on s’effraie, et les inventeurs américains lancent de bien autres ballons que la mauvaise humeur du sultan, la colique de l’empereur de la Chine, ou le propos guerrier tenu hier en petit comité par tel valet du prince. Lorsqu’on veut émouvoir l’opinion publique ou, plus exactement, le marché des fonds publics, on fait bel et bien écraser le général Grant par le général Lee, ou tomber devant le général Grant les murs de Richmond. Le Mexique est encore, pour les journaux embarrassés de remplir leurs colonnes, une mine inépuisable de nouvelles à sensation (sensation news). J’ouvre le New-York Herald, et je lis ce matin, comme d’usage : « Désastres des Français. — Miramon à la tête d’une révolution républicaine. — Prise de Monterey par les Mexicains. — Première dépêche : Cortinas a battu les Français à Matamoros ; ils se barricadent dans Bagdad ; l’amiral Bosse est au désespoir. — Miramon est à Mexico, maître d’une partie de la ville, s’alliant au clergé contre l’empire. Maximilien est à cheval, traqué dans la campagne. » Deuxième dépêche : « Il paraîtrait que le colonel Du Pin a repris possession de Matamoros, que Cortinas s’est enfui sans combattre, et que le colonel regrette de ne l’avoir pas pendu[7]. Mexico est tranquille, l’empereur en bonne santé, et c’est Juarès qui s’est enfui de Monterey, poursuivi par les balles françaises. » Le Herald en conclut que le Mexique est la propriété des États-Unis, mais que provisoirement les Mexicains feront bien de se rallier au gouvernement nouveau, afin d’avoir le temps de s’entendre et de se soulever plus tard contre l’étranger.

Ce Herald est un des personnages les plus curieux, les plus spirituels et les plus influens de la presse américaine. Personne ne devine encore quelle est son opinion ; à vrai dire, on ne le soupçonne pas d’en avoir une. Il ignore lui-même auquel des deux partis il appartient : il sait seulement que c’est le parti du succès. Le voilà aujourd’hui dans une grande perplexité : neutre et déclassé, boudeur, quinteux, mécontent de tous, il ne demande qu’à abdiquer son indépendance incommode pour entrer au service du plus fort. Il erre comme une âme en peine, comme un chien perdu qui n’a plus de maître, et accoste tous les passans, aboyant à l’un, flattant l’autre, disant à tous par sa pantomime : « Je suis à vendre, prenez-moi. » Tantôt il défend le président contre les calomnies du Daily News, tantôt il insinue des doutes perfides sur l’honnêteté de l’administration républicaine. Un jour il vengera Mme Lincoln contre ceux qui l’accusent d’occuper dans le cabinet de Washington le ministère des petits profits, — le lendemain il pulvérisera Greeley pour avoir dit du mal de Mac-Clellan, puis il fait une sortie furieuse contre les traîtres de Chicago. En même temps il tourmente sans relâche « notre très littéraire et très classique président » pour un mot un peu rustique qui lui est échappé. Enfin Mac-Clellan devient à son tour le but de ses ironies : il lui conseille d’étudier les campagnes de Grant, lui demande s’il n’a jamais entendu parler d’un nommé Grant. Il exploite Grant, Sherman, Sheridan, « cette glorieuse trinité, ces immenses génies » contre le « grand homme manqué » que les démocrates ont imposé au peuple. Il ne se passe pas de jour qu’il ne lui décoche avec un air bonhomme, et sous prétexte de le soutenir, quelque trait mordant et empoisonné. A le voir ainsi isolé, étranger partout, on le croirait à la recherche d’un troisième parti honnête et modéré. N’en pensez rien : ce n’est qu’un prétexte pour mieux tirailler sur les deux armées en attendant l’occasion de passer au vainqueur, car les républicains ne lui plaisent guère mieux que les démocrates ; Horace Greeley n’est pas moins sa bête noire que Fernando Wood. Il confond dans sa haine le fanatique abolitioniste et le venimeux copperhead, le rebelle infernal et le nègre sempiternel, la « shent per shent convention » de Chicago et la « shoddy convention » de Baltimore. Comment prévoir les évolutions capricieuses de ce bachi-bozouk politique ? Peut-être bien finira-t-il sa fantasque campagne au premier rang de l’armée républicaine. Le Herald est le plus riche, le mieux informé, le plus répandu et l’un des mieux goûtés des journaux américains. Cela suffit pour juger des autres. Ce ne sont, pour la plupart, que des flibustiers à l’enchère, fidèles seulement à leur bourse, bravi passant tour à tour du pape à l’empereur et de l’empereur au pape, tout en guerroyant pour leur propre compte et harcelant à la fois tous les partis pour se faire acheter plus cher leur alliance ou leur neutralité. A part quelques exceptions rares, ils ne prétendent pas, comme chez nous, au rôle d’initiateurs et d’apôtres d’une religion politique ; ce sont tout bonnement des industriels qui spéculent sur les changemens de l’opinion. Tout en tenant la presse à la chaîne, nous gardons une haute idée de son pouvoir ; nous lui infligeons des châtimens et lui rendons des honneurs exagérés ; nous en faisons tour à tour une souveraine et une martyre. La liberté américaine en a fait tout simplement une affiche ; loin de la rendre, comme nous le craignons toujours, arrogante et dictatoriale, elle l’a réduite au rôle de servante et d’instrument matériel de publicité. La presse américaine est assurément celle qui se rapproche le plus de la perfection souhaitée par un de nos plus fameux diseurs de paradoxes. Ce n’est pourtant pas qu’elle soit impuissante pour avoir le droit d’être libre ; loin de là : elle est au contraire l’intermédiaire indispensable sans lequel les partis ne peuvent se former, les opinions se produire et se répandre dans le pays. Supprimez la presse, et vous n’avez plus en Amérique ni organisation des partis, ni contrôle de l’opinion, ni liberté, ni vie politique. Seulement elle n’a pas pour cela le monopole de l’esprit public, elle ne prend pas ces airs d’autocrate et de prophète qui réussissent si bien chez nous. Quand le Herald rappelle avec orgueil qu’il a devancé la voix populaire, il se vante non pas de l’avoir dirigée, mais de l’avoir devinée et suivie d’avance. En un mot, la presse américaine publie, elle n’enseigne pas : toute libre qu’elle est, elle est moins dangereuse, s’il est possible, qu’une presse docile et bâillonnée.

Ce n’est pas, à ce qu’il paraît, l’avis du général Wallace, commandant fédéral dans le Maryland. L’autre jour, il supprimait une feuille sudiste de Baltimore afin de la protéger contre les violences auxquelles il prévoyait que le peuple ne tarderait pas à se livrer contre elle : le prétexte est ingénieux et digne d’être inventé de l’autre côté de l’Océan.


2 octobre.

J’ai fait hier une promenade charmante sur la rivière de l’Hudson. Bien que je l’eusse déjà parcourue dans le brouillard d’un bout à l’autre, je n’avais aucune idée de ce charmant paysage : je n’ai rien vu d’aussi beau dans tout l’ouest. L’Hudson est un long estuaire, une sorte de route liquide qui s’enfonce à cent milles dans les terres, à travers un chaînon des Alleghanys. Un chemin de fer en suit tous les détours, entre New-York, bâtie sur une des îles de son embouchure, et Albany, sise à la tête de sa navigation ; mais c’est par eau qu’il faut remonter cette rivière. On dit qu’elle ressemble au Rhin. La nature y est sauvage, mais partout habitée, et les passages les plus rudes, les plus sévères, empruntent au continuel mouvement de l’homme un air de vie et de gaîté. Bien qu’attristé hier par un ciel sombre et pluvieux, l’Hudson est en habits de fête : les feuillages rouges, violets, lilas, dorés de l’automne, émaillent la verdure des rives. A gauche s’élève la longue et sourcilleuse barrière des palissades, dont le nom seul indique la structure abrupte. A droite s’étend une côte toute brillante de maisons blanches et de jardins fleuris, parsemée de bourgades industrieuses, au pied desquelles se pressent des forêts de navires. En face, les horizons bleus de montagnes ondulent à perte de vue. Tout à coup la rivière se détourne, se resserre, et entre dans un grand défilé bordé de hautes murailles : c’est ce qu’on appelle les Highlands.

Je ne puis vous dire toute la grâce et toute la sauvagerie de ce passage, les masses heurtées de la montagne, sa végétation pastorale, la noirceur des ravins, les anses retirées sous les grands arbres, les maisons de campagne isolées qui se cachent sous la verdure. Plus loin se dresse West-Point, perché sur un escarpement granitique, au bord du lac.

Le village blotti dans le ravin, au fond d’une coupe verte arrondie, l’hôtel assis sur une pile de roches massives, les côtes richement vêtues, et derrière, les montagnes debout dans leur grandeur sévère, tout cela forme un tableau charmant quand au tournant de la rivière West-Point se déroule devant vous. C’est là que je mets pied à terre. Sur le rocher s’étend un petit plateau fermé par des collines : un ruisseau vient des sommets, s’y arrête, forme un petit lac limpide, puis bondit de roche en roche jusqu’à la rivière. Plus bas, un petit hameau, un moulin, quatre ou cinq maisons rustiques s’accoudent au précipice. La vue plonge sur les eaux dormantes, à travers les châtaigniers, les pins noueux et tordus qui poussent alentour ; elle se repose sur un troupeau de barques balancées par leurs voiles blanches, ou bien, suivant les ondulations de la rive, passant par-dessus les golfes bleus et les promontoires, elle s’arrête à une muraille lointaine de montagnes vaporeuses, sur une ligne argentée qui brille à leur pied.

L’hôtel où je descends est la demeure habituelle du vieux général Scott, le vainqueur du Mexique, une des seules ruines américaines auxquelles s’attache une vénération durable. A quelques pas s’élève la fameuse école militaire de West-Point. Enchanté de ce beau site, je ne songe ni à voir le vieux général, ni à visiter le collège, ni même à monter à Fort-Putnam, d’où se découvre un beau panorama de toute la contrée. Le bateau passe, et je m’en retourne à New-York, trouvant ma journée bien remplie.


4 octobre.

Il y a eu des troubles graves, une sorte d’émeute à Chicago. Depuis quelque temps, les événemens militaires ont terriblement agité le marché et fait danser le cours de l’or. Enfin la dernière baisse a fait tomber à Chicago deux banques importantes, où diverses associations avaient fait des dépôts qui se trouvent engloutis dans la faillite. L’un de ces dépôts était le fruit d’une souscription volontaire, et devait servir a racheter les citoyens pauvres du draft ou de la conscription. Or le draft avait lieu le jour même, et le peuple en fureur courut aux bureaux des banques pour en tuer les directeurs ; il a fallu le secours des troupes pour les empêcher d’être pendus. Le bien lui-même a son mauvais côté, et le peuple, qui reprochait au gouvernement l’insuccès de la guerre, va maintenant lui reprocher encore la crise inévitable qu’amènent les récentes victoires.

On craint qu’il n’en arrive autant aux banques de New-York. Le commerce est paralysé ; les négocians qui n’ont pas suspendu leurs affaires jouent un jeu très périlleux. Quand la valeur du numéraire change d’un cinquième en huit jours, à moins de spéculer sur le danger même, on aime mieux laisser dormir son argent. Le spéculateur qui joue sur des valeurs fictives, sur du coton qui n’est pas planté, sur du porc salé qui n’est pas tué encore, se meut aisément dans le désordre des fluctuations financières. Il est là dans son élément, et sa facilité d’évolutions est grande, puisque ses magasins sont vides et sa cargaison imaginaire. Il peut vendre, racheter et revendre encore, comme un joueur qui passe de la noire à la rouge et de la rouge à la noire. C’est un pirate qui suit la vague, qui se retourne au gré du vent, qui épie les naufrages et qui se joue des tempêtes ; il a au moins autant de chances de gain que de perte ; mais le commerçant sérieux est sûr de perdre. Il lui faut du temps pour opérer sur les valeurs réelles ; il ne peut pas en un jour vider son magasin ni jeter son lest à la mer. Il fait un voyage au long cours, et il faut qu’il aille contre vents et marées. Si même il prend le parti de liquider les affaires présentes, sa cargaison est lourde et lente à décharger : il est ruiné avant d’en avoir pu rien tirer.

Il y a ici un journal, le Herald, qui a pour système d’attribuer toutes ces variations à des tripotages officiels. La hausse était une flouerie, la baisse est un vol, et les voleurs vengent les uns sur les autres l’honnêteté publique outragée. Il est bien possible que le gouvernement aide à la baisse : on assure qu’il a jeté depuis quelques jours une grande quantité d’or sur le marché. Ce n’est, en tout cas, qu’une goutte d’eau dans la mer, et je sais par notre expérience l’effet insignifiant de ces manigances pour faire remonter le courant aux lourdes masses des fonds publics.

Cette crise aura, dit-on, de graves conséquences : le contre-coup s’en fera sentir jusqu’en Europe, et les Américains se consolent de leurs embarras en espérant que la Banque d’Angleterre, et par suite la Banque de France, sauteront. Quant à eux, leurs mesures sont prises, et ils se vantent de l’heureux système qui les met à l’abri de ces catastrophes. En effet, il n’y a aucun danger que le trésor américain suspende ses paiemens, puisqu’il n’en fait plus : la banqueroute, dont le papier à cours forcé n’est qu’un déguisement, est devenue ici un état permanent.

N’exagérons rien toutefois. S’il y a un pays au monde dont la richesse soit pour ainsi dire élastique, et qui puisse supporter un état financier ruineux partout ailleurs, ce sont les États-Unis. Cette reprise si rapide du papier-monnaie dès la première victoire prouve leur vitalité. Il fallait bien qu’après une émission folle, indéfinie, dépassant de beaucoup, je ne dis pas seulement la somme des espèces, mais le besoin des transactions quotidiennes, la valeur du numéraire diminuât d’autant que la quantité en était accrue ; mais, sitôt passé l’effroi de la guerre, on commence à voir que les greenbacks ne représentent pas au cours actuel une somme de numéraire suffisant, et qu’après la paix la renaissante prospérité du pays les absorbera vite. Souvent, sur le marché de New-York, tout le numéraire est dévoré en quelques heures, et il se fait alors sur le papier des hausses momentanées qui jusqu’à présent cédaient toujours devant la continuelle et extravagante émission par laquelle M. Chase faisait face aux dépenses. Aujourd’hui les greenbacks n’ont pas plus qu’autrefois de garantie positive et de certitude de remboursement ; mais il suffit d’une victoire, d’une espérance, de l’intention annoncée par M. Fessenden de briser la planche aux assignats, pour qu’immédiatement la confiance renaisse.

Chez nous, le commerçant est un homme prudent qui ne s’engage qu’à bon escient, pèse et repèse les denrées, compte et recompte son or, le garde dans sa bourse, et s’enrichit par l’économie. Il ne se contente pas d’une demi-promesse, et toute valeur sans garantie tombe vite à néant. Tout autre est l’Américain. Sa fortune roule toujours ; il n’en laisse pas une parcelle oisive, et la risque tout entière incessamment. Les valeurs qui passent dans ses mains n’y séjournent guère ; il en use comme d’un moyen d’échanges, et se soucie peu du reste, si elles ont cours sur le marché. Il vit au jour le jour ; il est comme un créancier pressé d’argent, qui accepterait de son débiteur de la fausse monnaie, comptant la repasser lui-même à ses créanciers, ou bien comme un navigateur impatient qui s’embarque sur un navire avarié : peu lui importe, pourvu qu’il fasse la traversée. Il n’y a pas de perte si lourde qu’il redoute plus qu’un jour de retard ou d’inaction.

Aussi l’Amérique est le pays des chimères. Elle adopte les yeux fermés les théories financières les plus extravagantes, et le succès lui donne raison. Elle accomplit par enchantement les tours de force les plus téméraires. Dans ce pays où la richesse sort pour ainsi dire de terre tout armée, le sol s’affermit sous les pieds de ceux qui s’aventurent au-delà des chemins battus. Les capitaux qui n’existent pas sont dévorés d’avance par les mille entreprises d’une industrie hasardeuse, mais confiante dans le succès. Pour aller plus vite, on gagne à représenter par un crédit fictif la valeur qui n’est pas encore créée : c’est une manière d’emprunter à gros intérêts. C’est même à cet esprit d’aventure et de spéculation intrépide que les Américains doivent en partie leur rapide et merveilleuse prospérité. Ils parlent du go a head comme de leur plus grande vertu nationale. Sans doute il serait insensé de vouloir en faire un système applicable à des sociétés anciennes, à ce que sera l’Amérique elle-même le jour où la charrue aura partout remplacé la hache, et où le coup de baguette du spéculateur ne fera plus rien jaillir du désert épuisé. Rien de si funeste que la théorie qui prétend développer une richesse sans limite avec des emprunts et des crédits illimités. L’heure viendra donc où les États-Unis ne pourront plus supporter ces onéreuses hypothèques sur l’avenir qui sont aujourd’hui leur ressource ; mais la limite est lointaine encore, si lointaine qu’on ne peut la fixer. Les Américains peuvent largement anticiper sur les gains de l’avenir sans compromettre les épargnes du passé. A moins que la guerre ne dure beaucoup d’années, à moins que le fardeau ne les écrase, ils ne seront pas hommes à se laisser abattre par une timidité vaine. Qu’ils la paient ou la répudient, la dette sera vite oubliée ; le papier-monnaie reviendra au pair et sera absorbé par de nouveaux besoins. Le jeu hardi que joue l’Amérique dépend seulement du maintien de l’Union. Si l’Union subsiste et se consolide, il ne faut s’effrayer de rien, ni de la dette, ni des impôts, ni du papier. Si fort que soit l’enjeu, la partie alors est gagnée, et paiera cent fois les sacrifices.


7 octobre.

Depuis les deux victoires de Sheridan, le général Grant semble piqué d’honneur : il livre au général Lee une série de combats peu brillans, mais effectifs, qui le mènent pas à pas jusqu’aux murs de Richmond. Ce Grant, qui ne frappe pas de grands coups et n’a pas certainement « l’immense génie » que lui prête ici l’exagération populaire, est néanmoins un homme énergique, laborieux et persévérant. Il avance lentement, parce qu’il rencontre à chaque pas les ouvrages élevés depuis trois ans par les rebelles comme une ceinture impénétrable autour de leur capitale. Le général Lee a fait là ce que les Russes faisaient à Sébastopol, avec cette différence qu’en Crimée la guerre concentrée sur un étroit espace devait finir tout d’un coup. Ici les opérations de la seule armée de Grant s’étendent sur plus de cinquante milles, et ne peuvent être poussées qu’avec grande lenteur. Il y a des fous qui voudraient culbuter Richmond avant la bataille électorale : je n’y compte pas avant l’année prochaine, et dans le cas seulement où nul changement politique ne viendrait troubler la conduite de la guerre. Quand on dit que les confédérés souhaitent que Lincoln soit élu, on dit une folie ou un mensonge, car l’élection de Lincoln, c’est la guerre poursuivie énergiquement et sans trêve. Or l’élection de Mac-Clellan signifie ce que vous savez : avant même la transmission du pouvoir, elle aurait sur l’administration républicaine et sur la conduite de la guerre une influence désastreuse ; elle serait pour Lincoln un motif de jeter le manche après la cognée. C’est l’habituelle injustice des peuples que d’imputer au dernier venu les fautes ou les bienfaits de ceux qui l’ont précédé. L’administration vaincue pourrait donc ne pas être désireuse de laisser aux démocrates le triomphe trop facile d’une victoire préparée et d’une paix glorieuse. Ils sont rares en effet les hommes assez désintéressés pour faire le bien de leur pays au profit de leurs ennemis politiques.

Les journaux du sud affectent d’être indifférens aux événemens du nord. Il est aisé pourtant de voir qu’ils ont joué leur dernière carte sur l’élection de novembre, et qu’ils attendent avec anxiété un vote qui sera leur charte d’indépendance ou leur arrêt de mort. Chaque jour ajoute à l’épuisement du sud. Depuis longtemps, il n’avait de secours et de communication avec l’Europe que par les trois ports de Charleston, de Wilmington et de Mobile. Voilà Mobile étroitement bloqué ; Charleston n’a pas encore succombé, mais son port est emprisonné, sa baie aux mains de l’ennemi, et la fièvre jaune aide la canonnade. Il ne reste plus que Wilmington, où les fédéraux vont concentrer tous leurs efforts, et qui ne tardera pas, à subir le sort de Mobile. Le président Davis est inébranlable ; mais il lui manque les deux nerfs de la guerre, les hommes et l’argent. Ses emprunts sont tombés à néant depuis ses dernières défaites ; ses bons nationaux remboursables dix ans après la guerre ne valent pas le vingtième de ceux des États-Unis. Quant aux hommes, il en est réduit, pour recruter son armée, aux plus déplorables expédiens ; on dit même qu’il songe à enrôler les nègres en leur offrant la liberté, sacrifiant à la fureur de la résistance jusqu’au principe sacré de l’esclavage. En attendant ce scandale, les guérillas saisissent et envoient au général Lee tout ce qu’ils peuvent ramasser d’hommes. Dernièrement, des habitans de la Louisiane échappés au joug fédéral s’étaient enfuis jusqu’au Texas, à Brownsville, dans le camp du colonel confédéré Ford. Celui-ci leur dit qu’il était bien fâché, mais qu’il était obligé de les envoyer sans retard à l’armée de Virginie, qui avait besoin de renforts, et il expédia sous bonne garde au général Lee ces héros involontaires de la rébellion.

Ceci doit dégriser les énergumènes qui crient dans le nord à la tyrannie. S’ils regrettent si fort de ne point combattre avec leurs frères, il ne manque pas de gens, dans le sud, qui sont prêts à changer de place avec eux. La lassitude y est grande et amène la division. M. Jefferson Davis est forcé, pour soutenir sa popularité chancelante, de courir le pays d’un bout à l’autre, soufflant le feu qui va s’éteindre. Dans une curieuse harangue qu’il vient de prononcer à Montgomery, dans l’Alabama, il avoue les dernières défaites, mais il dénonce énergiquement l’erreur grossière et pernicieuse de ceux qui se figurent que l’avènement de tel ou tel candidat dans le nord peut rétablir l’ancienne Union. — La guerre, dit-il, ne finira que par l’indépendance, et le citoyen du sud qui, au lieu de prendre son fusil, a recours aux négociations et aux intrigues est un déserteur et un traître. La réprimande est visiblement à l’adresse de ce gouverneur Brown, de la Géorgie, dont on annonçait ces jours derniers la défection. Depuis longtemps, le gouverneur est las de la guerre ; depuis la chute d’Atlanta, il a retiré au général confédéré Hood les milices d’état qui avaient défendu la ville ; on a même dit qu’il avait fait au général Sherman des ouvertures pacifiques.

La nouvelle a été démentie, mais on y croyait à Richmond autant qu’à New-York. Les journaux virginiens ne trouvent pas assez de paroles amères pour cette Géorgie qui, après les avoir traînés à la sécession, les abandonne à l’heure suprême, quand leur cause est désespérée. Aujourd’hui le gouverneur Brown se justifie avec indignation des rumeurs injurieuses qui ont couru sur son compte, et nie absolument qu’il ait fait au général Sherman aucune proposition de paix. Je ne le crois pas aussi calomnié qu’il veut bien le dire. Si furibond qu’il ait été jadis pour la révolte, il a des terres encombrées de cotons qui expliquent sa conversion récente. Ce sont d’anciennes récoltes dont il n’a pu vendre les produits : encore quelques mois de guerre, et sa ruine est consommée ; la paix au contraire, une paix faite à propos, le sauve et l’enrichit. Notez enfin que, si la Géorgie veut se séparer de la confédération nouvelle, la théorie de la sécession l’y autorise. Quand les états du sud brisèrent le lien fédéral, ils nommèrent des conventions extraordinaires pour voter des ordonnances de sécession. Ce qu’a défait la dernière convention, une autre peut le refaire, et cette convention, il est au pouvoir du gouverneur Brown de la convoquer. Sitôt l’ordonnance annulée, l’état rentre en pleine possession de sa souveraineté démocratique, et se trouve, d’après la doctrine même de la constitution confédérée, affranchi de tout devoir de fidélité envers le gouvernement qu’il répudie. Il est curieux de voir la rébellion dissoute à son tour par le principe destructif qu’elle a invoqué contre l’Union.

Cependant le canvass se poursuit avec ses incidens accoutumés. Pour le moment, les grands meetings se taisent, et les citoyens se réunissent en petites conventions locales pour organiser leurs forces. Ils préparent le feu d’artifice des derniers jours, et l’on se demande encore avec anxiété s’ils n’y mettront pas des boulets de canon.

Il est difficile de dire quelle est précisément la force des partis, car, à mesure que l’heure de la bataille approche, chacun d’eux se vante de ses recrues nouvelles et de son triomphe assuré. Il y a ici, comme ailleurs, une masse indécise qui ne prend parti qu’à la dernière heure, et qui se trouve, en définitive, l’arbitre du combat. Pourtant, s’il est un pays où l’on puisse prévoir le résultat d’une élection politique, ce sont les États-Unis, car nulle part les partis n’ont une discipline plus régulière, une organisation plus puissante et plus étendue. A la veille de toute élection, il y a quelques semaines d’épreuves durant lesquelles chaque armée dénombre ses combattans. Les comités locaux envoient aux comités d’états les listes qu’ils ont dressées, et ceux-ci en forment de nouvelles listes qu’ils adressent au comité central. Ce mécanisme compliqué fonctionne avec une aisance et une précision parfaites. Les élections locales sont aussi comme des épreuves préparatoires rarement contredites par le jugement définitif. Jusqu’à présent, elles sont favorables au président Lincoln : les démocrates n’ont la majorité que dans trois ou quatre border-states et dans la ville même de New-York. Reste à savoir si l’état ne matera pas la ville.

Ils ont pourtant les puissances pour eux : le gouverneur de l’état, M. Seymour, est un de leurs chefs. Quant à l’administration municipale, elle se fait plus royaliste que le roi, plus démocrate encore que New-York. Le maire est un M. Gunther, marchand de fourrures et pauvre politique, mais qui a le mérite de dire très haut ses opinions. Il pousse la rigidité puritaine jusqu’à avouer publiquement sa sympathie pour les rebelles et prendre le deuil à chaque victoire de son pays. Le conseil des aldermen ayant voté une illumination pour célébrer les récentes victoires, le maire y a mis sèchement son veto, et écrit ou (disent les mauvaises langues) fait écrire aux journaux une lettre fort hautaine pour développer ses raisons. Il ne veut pas, dit-il, fournir à ceux qui se réjouissent des derniers événemens une occasion d’insulter aux sentimens des bons citoyens qui s’en affligent, ni faire à la bourse du pauvre un appel qui ne mérite pas d’être écouté. Cet acte de malveillance maladroite et brutale vaudra plus de voix aux républicains qu’aux démocrates ; mais le maire Gunther sait, dit-on, faire lui aussi le miracle de la multiplication des votes, et les vides accidentels qui se font dans le parti sont vite comblés par le flot de l’émigration européenne et le procédé non moins européen de la naturalisation in extremis. Il ne se passe pas de jour, — on le dit du moins, — que 300 ou 400 Irlandais, Italiens, Français ou Allemands ne soient expédiés à la mairie et admis sommairement aux bienfaits du droit de cité, sur leur promesse formelle de voter pour Mac-Clellan. Il y a bien une loi qui prescrit aux étrangers, avant leur naturalisation, une résidence de cinq ans sur la terre américaine ; mais qu’importe ? Autant de gagné sur la loi, et quant aux conditions exigées, les nouveaux citoyens auront le temps de les remplir après l’élection.

On avait pu croire un instant que le parti de la trahison allait déserter le candidat de Chicago et lui opposer un copperhead de meilleur aloi ; mais, toute réflexion faite, les Wood, les Vallandigham, les Voorhees et toute leur séquelle ont compris qu’il était plus sage de soutenir Mac-Clellan. Le Daily News, journal du copperheadisme avancé, affirme que le général a eu connaissance des résolutions de Chicago deux mois avant la convention, qu’elles lui ont été soumises au nom du parti démocrate par Alfred Edgarton de l’Indiana, et qu’il en a approuvé sans réserve l’esprit et la lettre. Si c’est une calomnie, pourquoi ne la point démentir ? Fernando Wood, dans un récent discours, justifie son candidat, non pas du reproche de faiblesse, mais du soupçon de patriotisme auquel l’exposent un passé honorable et une loyauté connue. « Il sera, dit-il, notre agent, notre créature ; il ne peut désobéir à la voix publique… Quant à sa lettre, tant pis pour qui s’y trompe : ce n’est qu’un subterfuge, une ruse de guerre. » De tels éloges sont des flétrissures. Peut-être en prenant une attitude plus ferme le général Mac-Clellan pouvait-ii dérober au président Lincoln l’honneur de défendre l’Union. À présent le dé est jeté, et il ruinerait sa candidature, s’il tentait de répudier des alliés infâmes.

Qu’on ne l’oublie point toutefois ; ce n’est pas une lutte ordinaire où il soit permis de consulter des préférences et des sympathies personnelles. Jamais l’Amérique n’a traversé crise si dangereuse et si solennelle ; jamais révolution pacifique n’a enveloppé de si redoutables conséquences, et lorsqu’on songe à la gravité des intérêts, à la violence des passions qui sont enjeu, on s’étonne que l’Amérique ne soit pas encore plus déchirée, et que chaque assemblée de cette lutte électorale ne devienne pas un champ de bataille. Néanmoins cette patience dont seul peut donner l’exemple un peuple instruit à la discipline des luttes politiques par un long exercice de la liberté, cette patience extraordinaire ne peut pas être éternelle. Il ne faut pas seulement que le président Lincoln soit élu, il faut encore qu’il obtienne une imposante majorité. Sinon, il est à craindre que les démocrates ne se tiennent pas pour vaincus et jettent le poids des armes dans la balance. Il importe plus que jamais de remporter sur les rebelles cette victoire de l’intérieur qui sera le présage et le commencement de l’autre.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août, 1er et 15 septembre.
  2. No more of this rubbish, old pills !
  3. Aujourd’hui président des États-Unis.
  4. C’est la même idée radicale qui a dicté plus tard au président Johnson, dans son décret d’amnistie, cette exception singulière dont on lui a fait de si grands reproches, et qui refusait le bénéfice du pardon aux possesseurs de plus de 20,000 dollars. Malgré sa tendance bien connue aux lois agraires, le nouveau président a usé modérément des droits de la victoire ; il semble incliner plutôt vers les conservateurs que vers les radicaux.
  5. « C’est une damnée guerre de nègres. »
  6. Voyez la Revue du 15 septembre.
  7. Voyez, sur la Contre-Guérilla française au Mexique et le colonel Du Pin, la Revue du 1er octobre.