Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/06

Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 627-670).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

VI.
L’ELECTION PRESIDENTIELLE A CHICAGO. — LA CALIFORNIE DU PETROLE.


Chicago, 5 novembre 1864.

Depuis mon arrivée à Chicago[1], on est en pleine bataille électorale. Avant-hier une bande de musique passa sous mes fenêtres avec un char tout plein de femmes vêtues d’oripeaux. Je la suivis jusqu’au Court-House, où je trouvai sous le péristyle quelques groupes clair-semés que haranguaient divers orateurs, tandis, que deux hommes postés aux fenêtres les inondaient d’une pluie de petits papiers imprimés. On se ruait pour les ramasser, et j’eus quelque peine à en saisir un. C’était un de ces étranges pamphlets électoraux, moitié sermons, moitié affiches, en phrases brèves et rompues, à grand renfort de majuscules, d’exclamations, de mots isolés et interlignés, que les Américains excellent à fabriquer pour le gros public. Il portait ce titre pompeux en grandes lettres : la Vérité ! Suivait une longue énumération des conséquences funestes de l’élection de Mac-Clellan. — « 20 millions d’hommes soumis à 300,000, maîtres d’esclaves ! — Une confédération du nord-ouest ! Une insurrection démocratique (voir les menaces du World et du Chicago-Times) ! — Mac-Clellan à la tête de la révolte (voir les discours à la convention de Chicago) ! — La guerre portée d’Atlanta et de Richmond à New-York, Philadelphie, Cincinnati et Chicago (voir les journaux de Richmond, complices des copperheads) ! — Barricades, guerre civile, — nos rues pleines de sang, — nos campagnes dévastées, — le crédit de l’état ruiné, — l’or à 2,000, le prix des denrées en proportion (voir l’Histoire de la Révolution française et le règne de la terreur à Paris) ! En doutez-vous ? Voici le tableau comparatif des prix républicains, des prix démocratiques, des prix de Mac-Clellan, tels que les ferait son compromis avec Jeff. Davis, c’est-à-dire la garantie de la dette rebelle et le paiement des frais de la guerre aux états du sud, — des prix rebelles enfin, tels qu’on les verra, si Belmont[2] réussit à soulever une insurrection démocratique. Le thé, qui coûte maintenant 1 dollar la livre, en coûtera 200 ; le sucre en coûtera 50, et ainsi du café, du tabac, des épices, des toiles, cotons, lainages, du charbon, du fer, du cuivre ; — le plomb seul, hélas ! n’abondera que trop. Si ce tableau vous sourit, votez la liste rebelle. Si au contraire vous voulez que le drapeau de l’Union flotte glorieusement des lacs au golfe, de l’Atlantique au Pacifique, sur cent états libres et pas un despote, sur cinquante et dans peu d’années cent millions d’hommes et pas un esclave, alors nettoyez le pays, une fois pour toutes, de ce parti avide (Floyd), perfide (Buchanan), hypocrite (Seymour), furibond (Vallandigham), traître (les fils de la liberté !), infâme (Fernando Wood), vendeur de nègres, auteur de révoltes, de dettes et d’impôts, qui s’intitule le parti démocrate !… Votez pour Abraham Lincoln ! »

En dépit de ces fusées, incendiaires, l’assemblée restait flegmatique et froide, poussant à peine, pour la forme, quelques hurrahs de politesse : on allait, on venait, on chuchotait avec un air de désœuvrement et d’ennui. Un passant pénétra dans le groupe et cria three cheers for Mac-Clellan ! On se mit à rire. Le lendemain, la Chicago-Tribune racontait la procession, le meeting en termes emphatiques, dignes des récits qu’on fait chez nous des « enthousiasmes indescriptibles » qui suivent partout les princes… « On voyait, disait-elle, les copperheads s’enfuir pâles et effrayés, comme frappés d’avance, du sort qui les attend le 8 novembre. » Il faut se défier de tous les récits de manifestations triomphales, de « meetings monstrueux, » dont regorgent en ce moment les journaux des deux partis. On ment en Amérique aussi hardiment qu’en Europe, avec cette différence que, tout le monde ayant le droit de mentir, personne n’a le privilège d’être cru.

Le soir, j’ai assisté à une scène plus sérieuse : il y a eu meeting à Bryan-Hall, dans une de ces grandes salles disposées comme des théâtres et contenant plusieurs milliers d’auditeurs, qui sont une des nécessités de la vie américaine. Le premier et le principal discours fut prononcé par le gouverneur de l’Illinois, Richard Yates, ancien démocrate, ancien membre de la convention de Chicago, et depuis lors transfuge au camp républicain, dans l’espoir, disent les langues médisantes, d’obtenir, à l’expiration prochaine de sa charge, un des deux sièges de l’Illinois dans le sénat des États-Unis. Je vois un homme robuste, en habit bleu à boutons jaunes, dans une tenue un peu dépareillée qui voudrait sembler grave, le front haut, les cheveux longs, la bouche grande et spirituelle, mais le visage un peu raviné, à ce qu’on m’assure, par un usage immodéré des liqueurs fortes : défaut d’ailleurs assez commun parmi les hommes de l’ouest. Sauf les hang, les damn et autres grossièretés inévitables, son discours ne manquait ni de force ni d’esprit. Il commença par raconter sa conversion récente, se moquant volontiers de lui-même et habillant de la belle façon ses acolytes de la convention en homme qui sait ce dont il parle, quorum pars magna fuit. À mesure qu’il s’échauffait, ses bras et ses jambes se mettaient en danse ; il aboyait et martelait les mots avec une énergie singulière ; à la fin, il sautait sur place en frappant des talons pour accentuer sa parole : pantomime fort habituelle aux orateurs américains.

Après lui vint un énergumène barbu, l’œil brillant, la voix nerveuse et vibrante, qui secouait sa crinière et courait sur la plateforme, tout en débitant avec un accent étranger un dithyrambe exotique dont la pompe imagée ravit l’auditoire. Cependant son orateur favori manquait à la foule, « Coy ! Coy ! » criait-on de toutes parts. Alors, au milieu des cris de joie, se lève une figure étrange, hérissée, à grosse barbe noire, à longs cheveux épais, triste et maigre, les yeux caves, l’air ténébreux, une sorte de fripier juif d’Allemagne. « Messieurs, dit-il d’une voix tonnante et caverneuse, je ne voulais pas parler ce soir, parce que je n’ai pas vu dans la salle le drapeau des États-Unis. Je ne parle jamais sans avoir devant moi le glorieux emblème de la patrie. » Puis, avec une gravité tragique et superbe, il déclame un chapelet de pantalonnades excentriques qui font pâmer de rire toute la salle. Il pend les copperheads, leur coupe le cou, les hache menu, les fait brûler à petit feu, puis, faisant une visite à « monsieur le diable, un gentleman de très bonne compagnie, » s’amuse encore à les voir rôtir au fin fond de l’enfer, empalés sur des fourchettes ardentes. L’auditoire trépignait d’enthousiasme. Ce sont les friandises qui allèchent ici le gros public Quant à l’orateur qui tient ce beau langage, ce n’est point du tout un Juif allemand : c’est le professeur Mac-Coy, un homme célèbre dans tout l’ouest pour son éloquence irrésistible, un des premiers de la phalange d’orateurs enrôlés pour cette campagne dans l’armée républicaine.

Enfin s’est levé le vieux John Wentworth, long John, comme on l’appelle, celui-là grand buveur, mais ancien maire de Chicago, député au congrès depuis quinze ans, maître du corps municipal de la ville et vivant encore sur les restes d’une ancienne popularité. C’est un grand, gros corps, un vrai colosse, une sorte de tonneau perché sur de longues jambes, avec une petite tête chauve et cramoisie, des yeux gris percés en vrille, une mâchoire épaisse et carrée, une voix âpre et avinée, le type achevé du démagogue. On le dit orateur de talent : je n’eus pas cette fois l’occasion d’admirer sa faconde populaire. Il venait simplement jeter un défi à ceux qui se flattent de l’exclure du congrès, car c’est contre lui que se porte à Chicago tout l’effort des démocrates. Long John, s’il a de chauds partisans, a parmi les républicains eux-mêmes des ennemis implacables : il est, dit-on, brutal, emporté, dominateur. On l’accuse d’être à la fois trop avide et trop avare des deniers publics. La police de Chicago est dans la misère, j’ai vu des policemen en habits troués et en bottes percées ; mais Long John refuse obstinément d’augmenter leur paie. Enfin les catholiques, unis partout aux démocrates, sont ses ennemis particuliers : quand les sœurs de la Charité voulurent s’établir dans cette ville, il les persécuta grossièrement. Les démocrates de Chicago ont exploité tous ces griefs : ils ont imprimé à l’usage des républicains des listes, dites anti-Long John, d’où son nom seul est effacé. C’est pour eux une affaire d’état : s’ils échouent dans l’élection générale, ils s’en consoleront, pourvu que Long John soit battu.

Le lendemain, nouvelle fête. M. Chase, l’ancien ministre, l’inventeur du papier-monnaie, devait passer par la ville et haranguer les républicains à Sherman-hall. Deux heures auparavant, toute la salle était pleine, la rue même encombrée, et un peuple immense assiégeait les portes. Guidé par un ami officieux, je me faufilai dans les couloirs pleins de mondé et montai par un escalier dérobé jusque sur la plate-forme où devait se tenir l’orateur. La foule y était dense, et je m’y trouvais comme noyé. Tout à coup un murmure se répand : « Voilà Chase ! » La foule se déchire, et je vois s’avancer un homme blond et rasé, boutonné dans sa redingote noire, avec une démarche droite et militaire, un air de bonne grâce et de simplicité. Sa grande et robuste taille, sa tête énorme, mais proportionnée à son corps d’athlète, son œil bleu hardi, ses traits arrêtés et énergiques, toute sa personne a un grand caractère de puissance et de fermeté. On vante beaucoup son éloquence ; j’avoue que je n’en fus pas émerveillé. Il est vrai qu’il avait parlé le matin même et passé sa journée en chemin de fer. C’est une rude vie que celle d’orateur populaire en Amérique au temps des élections, si rude que les chefs de partis n’y pourraient suffire, et qu’ils sont obligés d’engager à leur service une légion d’orateurs de métier qui font pour eux le gros ouvrage : eux-mêmes se réservent les grandes villes et les succès retentissans. Cependant le public de Chicago n’est pas difficile, il s’extasie d’admiration à la pensée la plus plate, à l’effort le plus outré et le plus malheureux pour relever une période qui tombe. Il n’y a eu dans toute l’allocution de M. Chase qu’un passage curieux et remarquable, celui où, après avoir gratté la bête populaire en lui parlant de cette armée qui au lendemain de la guerre affranchirait le continent américain du joug des despotes étrangers, de cette marine, la plus belle du monde, qui, si l’Angleterre et la France se liguaient jamais contre les États-Unis, leur donnerait à toutes deux une leçon, — il s’est mis à se glorifier lui-même d’avoir donné au pays le papier-monnaie. On eût dit vraiment, à voir ce naïf orgueil, que l’assignat était une trouvaille nouvelle et inimitable, et qu’il avait fallu du génie pour imaginer en temps de détresse l’expédient d’une émission indéfinie de papier à cours forcé. Quant à la foule ignorante et aveugle, venue seulement pour voir un homme connu, elle acclamait dans la joie de sa curiosité satisfaite la chose même dont elle murmure tous les jours. « Je vous promets, dit M. Chase, que si vous abattez cette rébellion, avant six mois chaque greenback dans vos poches vaudra de l’or. » Là-dessus applaudissemens frénétiques, cris de joie et de délire, comme si en effet la parole magique de ce nouveau Law avait changé en or le contenu de toutes les bourses. Three cheers for the father of greenbacks[3] ! Et les trois cheers ébranlèrent la salle. La multitude est partout la même, et quand nous parlons en Europe de ces lumières supérieures qui permettent à l’Amérique de supporter une liberté dont nous sommes incapables, nous nous faisons à nous-mêmes une injure que nous ne méritons pas.

Ces Américains, qui nous regardent du haut de leur grandeur, sont encore au fond de grands enfans. Ils ont, il est vrai, la pré- tention de dominer d’une coudée, tous les peuples du monde. Parvenus, aisément à une fortune toute faite, ils ont l’orgueil et l’imprévoyance de tous les aventuriers heureux. Isolés par la nature du monde européen et garantis par deux mille lieues d’Océan, ils se figurent devoir à leur force la sécurité qu’ils doivent surtout à leur éloignement. Ils se croient les géans de Brobdingnac et traitent, avec dédain les pauvres Lilliputiens d’Europe. Lors de la guerre de Crimée, un sénateur, Reverdy Johnson[4], prenant en pitié ces combats de mouches, disait d’un air de fatuité amusante : « Avec notre petite armée et le général Scott, nous en finirions en une semaine. » On offense les Américains en leur disant que leur pays est soumis aux conditions générales de l’humanité. Cette imperturbable assurance, cette insolente audace, est à certains égards une qualité ; elle leur permet de fouler d’un pied sûr un sol effondré, et de prospérer encore là où nous ne saurions que fermer portes et fenêtres et nous cacher dans nos caves. Il faut pourtant que leur orgueil ne les pousse point par bravade au précipice. Ils sont aujourd’hui dans l’épreuve de leur virilité. Si le pied leur manque, ils ne remonteront jamais sur leurs échasses ; mais, s’ils restent debout, ils sortiront de cette épreuve à la fois plus forts et plus sages.


6 novembre.

Hier soir, c’était le tour des démocrates. Ils ont tenu à Bryan-hall un grand meeting auquel j’ai religieusement assisté, où même je me suis laissé décorer pour 25 cents d’un Mac-Clellan badge, avec les deux portraits photographiés de Mac-Clellan et de Pendletoh, mais où je me suis endormi profondément. Le premier orateur, un honorable quelconque, s’étant élevé d’un ton posé au pathétique des cris continus, mon attention a commencé à se détourner et mon oreille à s’assourdir. Un petit incident m’éveilla : l’orateur, dans une de ses invectives, demandait ce qu’avait fait Lincoln des ressources immenses qui avaient passé par ses mains. « Du bien à son pays ! » répondit une voix du fond de la salle. Aussitôt tumulte, agitation, menaces : il fallut que l’orateur lui-même prît sous sa protection l’interrupteur indiscret qui avait enfreint le silence impose par la coutume aux adversaires qui viennent assister aux assemblées des autres partis. Sur quoi, j’ai refermé les yeux, et je ne puis savoir ce qui s’est passé.

Rien de bien remarquable assurément. Ces meetings se ressemblent tous, comme ces clubs dont les processions aux flambeaux troublent toutes les nuits les rues de la ville. Quand deux clubs ennemis se rencontrent, ils s’arrêtent l’un devant l’autre, se provoquent, luttent de grognemens, de sifflets, de cris étranges, et se séparent après quelques coups de bâton. Hier soir, tout dormait, quand un vacarme d’instrumens à vent a retenti dans la rue. C’était le Norwegian-Union-Club qui venait sérénader Long John Wentworth à l’hôtel Tremoht, où ce grand citoyen a l’habitude de jouer au billard jusqu’à une heure avancée de la nuit. La longue file de torches et de lanternes a stationné quelque temps sous nos fenêtres, poussant en cadence des hip ! hip ! hurrah ! en l’honneur de John. Les démocrates, groupés sur les trottoirs et dans les rues voisines, répondaient par des hisses et des cheers pour Mac-Clellan. Une bande de gamins se rua sur la procession, quelques coups de pied et quelques brûlures de torches allumées les dispersèrent : grave événement comme il s’en passe tous les jours à Chicago.

Quelquefois les rixes sont plus sérieuses. À Clinton, une réunion démocrate a été dispersée à coups de pierres. Ailleurs le général républicain Logan, deux fois assailli par les démocrates, a dû se faire entourer d’une troupe d’amis armés et parler lui-même le pistolet au poing. En somme, le peuple est paisible, et les deux partis font bon ménage dans la vie privée. Les Américains, qui à l’occasion s’entre-tuent comme des chiens, ne sont pas de leur nature turbulens ni querelleurs. Seulement, leur langage est plus énergique que le nôtre, et là où nous nous contentons d’un juron ou d’une injure ils donnent un coup de couteau ou de pistolet.

Les faussaires de Baltimore ont tous été condamnés à la détention perpétuelle[5], nonobstant l’évidente complicité de Ferry avec la police : on trouvera sans doute quelque moyen de le tirer d’affaire. Cependant on poursuit leprocès du colonel North, autre agent électoral de l’état de New-York, dont le crime, dénoncé par Ferry, est loin d’être aussi fortement prouvé que celui de Donohue. Le gouverneur Seymour a fait mainte démarche pour sauver le colonel North et obtenir qu’on suspendît l’affaire ; mais le ministre de la guerre Stanton a obstinément refusé de lui faire grâce. Les démocrates voient dans ce procès une infâme machination des républicains ; ceux-ci s’efforcent de lui donner, comme à celui des american knights, une importance visiblement exagérée. Il y a eu certainement des fraudes commises ; n’y a-t-il pas aussi de la part du gouvernement espionnage, provocation et préparation calculée d’un scandale ? Dans un pays libre, la fraude est d’ailleurs toujours dénoncée par l’adversaire qui la surveille. Rappelez-vous les joueurs aigrefins qui se volent l’un l’autre, mais dont les tricheries équilibrées aboutissent à une égalité parfaite.


7 novembre.

Ce matin, à son réveil, la ville apprend avec stupeur qu’elle vient d’échapper à un danger terrible. On a surpris un vaste complot ourdi par les démocrates et les rebelles, et qui devait éclater demain. Il s’agissait, disent les affiches placardées aux bureaux des journaux républicains, de délivrer les dix mille prisonniers du camp Douglas, de leur donner des armes, de saccager et de brûler la ville. Les sons of liberty ont préparé le crime. Les conjurés ont des complices à Chicago. Deux ou trois colonels, un capitaine, un juge (engeance titrée qui foisonne en Amérique, — on y trouve des colonels qui sont cabaretiers et des majors qui sont cochers de fiacre), nombre de dignitaires municipaux et d’officiers de la milice ont été mis en prison. On a pris soixante guérillas venus du sud, qui attendaient le signal. On a saisi deux chariots pleins d’armes et de munitions de guerre. Voilà du moins ce qu’annoncent les affiches brèves, mystérieuses, comme effrayées, autour desquelles le peuple se presse avec stupeur. Au bureau de l’Evening Journal sont exposés à la foule ébahie des échantillons formidables de l’arsenal avec lequel on devait armer les dix mille prisonniers rebelles : un gros pistolet d’arçon, un revolver de combat, un petit pistolet de poche dans son étui, une petite poudrière, et une boîte à capsules grosse comme une montre. L’arsenal des conspirateurs tiendrait tout entier dans une boîte de bonbons. J’oubliais la pièce la plus redoutable et la mieux faite pour répandre la terreur : un grand couteau rouillé, semblable au tronçon d’un vieux sabre, « trouvé (dit avec trois points d’exclamation une pancarte collée à la vitrine) sous la chemise d’un homme qui a répondu, lorsqu’on lui en a demandé l’usage : C’est pour couper la gorge aux abolitionistes ! » Voilà par quelle mise en scène on émeut le peuple le plus éclairé du monde ! Les républicains s’indignent ; les démocrates, surpris ou feignant de l’être, répondent qu’ils sont victimes d’une odieuse machination. C’est, disent-ils, une ruse grossière, un prétexte pour faire des arrestations intimidantes et de menaçans mouvemens de troupes ; les accusés sont des espions, des compères, les prétendus guérillas des agens de la police. Aussitôt nouvelle affiche, nouveaux articles des journaux républicains pour donner les détails de la conjuration : ils racontent que les guérillas se sont grisés à l’auberge, et que, le whiskey leur déliant la langue, la république a été sauvée. Ils ont beau dire, je ne puis voir dans cette affaire qu’un monstrueux canard. Les démocrates voudraient bien, pour y répondre., emprunter quelque tour semblable au sac de Barnum ; mais dans leur rôle d’opposans, ayant contre eux le gouverneur, la municipalité, l’armée, la police, ils en sont réduits à faire les victimes : ils se plaignent, ils accusent, ils récriminent, rôle triste et ingrat, car la foule est toujours du parti de ceux qui l’amusent le plus.

Fraude, mensonge, violence, ces trois choses jouent un grand rôle dans toute mêlée électorale, en Amérique autant qu’ailleurs ; je dirais même un peu plus, si je ne tenais à honneur de garder pour nous la palme. Nous avons ce grand avantage que chez nous toutes les influences pèsent d’un même côté. Ici les chances s’égalisent, et l’action de la bonne cause est neutralisée. L’électeur ici n’est que trop libre d’user et d’abuser de son suffrage, de le multiplier même à l’occasion. C’est, me dit-on, une manœuvre accoutumée que de faire mouvoir d’un poll à l’autre des bandes d’électeurs ambulans. La fraude est si publique que la presse ose l’encourager et donner en termes transparens ce mot d’ordre étrange : « Votez vite et votez beaucoup. » Ce n’est donc pas toujours le nombre qui fait la majorité, mais l’énergie, l’activité, l’habileté des partis. C’est même quelquefois la force ouverte, quand une bande armée s’empare des polls, les confisque et ne laisse approcher que ses partisans, coutume d’ailleurs plus familière à la chevalerie du sud qu’à la vile populace du nord. Un témoin oculaire de la dernière élection présidentielle à Baltimore me racontait une aventure électorale bien choisie pour m’édifier sur les mœurs politiques du sud. Dans cette ville alors toute sudiste, et qui ne devait être conservée à l’Union que par l’énergie du général Mac-Clellan et du colonel, depuis général Butler, les républicains avaient beaucoup à faire de tenir tête aux démocrates. Les meneurs du parti se tenaient auprès d’un poll, encourageant et ralliant leurs hommes. Les démocrates résolurent de les en déloger. Ils s’armèrent de petits poignards fins comme des aiguilles, qu’ils glissèrent dans leurs manches, et, sitôt qu’un adversaire avait le dos tourné, il était frappé à droite, à gauche, harcelé de coups d’épingle. Il fallut s’en aller de guerre lasse. Un autre jour, un démocrate, pour intimider le peuple, tira son pistolet et menaça un électeur paisible qui s’était permis de n’être pas de son avis. Celui-ci prit la fuite : il le poursuivit et le tua à bout portant. Personne ne s’émut ; la police, qui était présente, ne bougea point, et le meurtrier continua à distribuer de ses mains sanglantes les bulletins de Breckenridge. Vous vous récriez, vous vous demandez si c’est possible. N’oubliez pas que cet homme, appartenait au parti régnant dans le Maryland, au parti qui était maître de tous les pouvoirs. On a vu à Baltimore des canons braqués sur les polls menacer les votans de la mitraille comme des prisonniers ou des galériens, il y a des gens qui appellent cela les excès de la liberté.

Les hommes du nord sont plus paisibles ; en général ils préfèrent les spectacles aux batailles. Tantôt les démocrates tirent des feux d’artifice, tantôt les républicains annoncent une grande parade avec Union car and Monitor et combat naval aux flambeaux sur le lac. L’enthousiasme se mesure à la longueur des processions ; on en cite qui ont mis trois heures à défiler. Les minstrels dans les théâtres, les prédicateurs dans les églises prennent part à la mêlée. Les spirites font parler les âmes des morts : il n’y a pas de petits moyens. On raconte l’histoire d’un candidat malheureux à qui un montreur d’ours faisait une concurrence redoutable. Il eut une idée de génie : il acheta le saltimbanque, l’attacha à sa suite, le montra pour rien à son auditoire. Dès lors la foule se pressa pour l’entendre, et il fut nommé haut la main…

J’ai vu ce matin défiler dans les rues des gens qui ne s’inquiètent guère de savoir qui sera élu. Ce sont neuf cents émigrans européens, hommes et femmes, Allemands pour la plupart et menés en troupeau par des agens recruteurs du gouvernement des mormons. Il en passe tous les mois quelques centaines ; ce ne sont, vous pouvez le croire, ni des fanatiques ni des prosélytes : ce sont de pauvres gens qui fuient la misère du pays natal, attirés par la promesse d’un gros salaire et d’une vie facile. Les mormons, depuis quelques années, s’occupent activement de développer leur population. Ils sont déjà cent mille, et ils comprennent que les États-Unis leur passeront bientôt sur le corps, s’ils ne se hâtent de former un grand peuple. Ce qu’on dit de leur luxe, de leur prospérité, du mouvement d’affaires qui se fait dans leur ville, est véritablement merveilleux. Peuple agricole et manufacturier, ils sont de beaucoup en avant des rudes populations d’aventuriers et de mineurs que les États-Unis envoient au-delà des montagnes, séduits par l’appât d’une fortune rapide, Ils sont devenus les fournisseurs de tous leurs voisins, et les tiennent pour ainsi dire tributaires de leur industrie. Ce sont les convois de mules partis du Lac-Salé qui nourrissent les territoires de Montana, d’Arizona, d’Idaho, une partie même du Colorado et du Nouveau-Mexique. Les mormons n’aspirent plus guère qu’à former à eux tout seuls un état indépendant au sein de l’Union fédérale. On les dit tout prêts à abandonner les voies de Dieu pour entrer dans les voies du siècle. La façon dont ils se recrutent ne tend pas à augmenter le nombre des croyans. Il n’y a pas jusqu’à la polygamie, ce dogme sacré, qui ne soit en décadence[6]. Enfin on peut espérer qu’avant peu d’années cette étrange société rentrera sous la loi commune sans qu’il soit besoin de l’exterminer.


8 novembre.

Voici enfin l’élection commencée. Je viens de me promener cinq heures de ward en ward sans voir nulle part aucun désordre. Je m’attendais au moins à trouver autour des polls des foules bruyantes, passionnées, toujours prêtes à tirer le couteau. Quel n’a pas été mon étonnement, au premier ward que j’ai rencontré sur mon chemin, de voir un groupe calme et silencieux de trois à quatre cents personnes qui flânaient autour du poll en causant à demi-voix ! L’appareil du vote n’est pas somptueux. Une fenêtre d’où l’on a enlevé un carreau et où se tient le scrutateur qui reçoit les votes, une balustrade de planches formant un étroit passage le long du mur, de manière à forcer les citoyens à ne défiler qu’un à un devant le guichet, une longue queue d’hommes patiens et paisibles qui attendent deux heures, trois heures, que leur tour vienne, des distributeurs de bulletins qui offrent silencieusement et sans importunité leur marchandise, qui souvent, quoique de partis opposés, causent entre eux familièrement et disputent sans violence des mérites respectifs de leurs candidats, çà et là un ou deux Allemands imbéciles qu’on pousse au vote comme des moutons de Panurge, des épigrammes, des jurons, tout le gracieux cortège d’épithètes et d’exclamations dont l’Américain orne sa pensée, quelquefois une poussée ou un regard provocateur entre deux adversaires bientôt pacifiés par une poignée de main, voilà ce que sont ces terribles élections américaines.

Il est vrai que la pluie s’était mise à l’œuvre et refroidissait les têtes ; il est vrai que la municipalité faisait rigoureusement observer la loi qui tient les cabarets fermés les jours d’élection ; il est vrai enfin que la crainte des troupes du camp Douglas, l’effet des arrestations de la veille tenaient en bride la minorité démocrate : Les Américains d’ailleurs n’ont pas l’habitude de donner vent à toutes leurs pensées et de se provoquer bruyamment par plaisir. Les God damm you et autres politesses s’échangent d’un ton froid et goguenard, avec le sourire aux lèvres. Autre pays, autres mœurs ; chez nous, on aime et on recherche la contradiction, on fait grand vacarme de paroles sans un grain de haine au fond du cœur. Ici, quand on se querelle, on passe directement et sans transition de la conversation calme et ironique aux coups de pistolet à bout portant.

C’est pourquoi on évite la dispute : on aime mieux parler que se battre. De même que le meeting est le spectacle et l’amusement préféré du peuple, l’élection est le grand jeu de hasard, le jeu national américain. On parie sur l’élection comme sur une course de chevaux ou un combat de coqs, et ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques des mœurs politiques du pays. Cette manie n’est pas limitée aux riches capitalistes, comme M. Belmont, qui risquent de grosses sommes pour donner confiance : elle est populaire, et il se forme autour de chaque poll une petite bourse où l’on offre et vend les paris. « Six shillings pour une majorité de 600, — 10 dollars pour une majorité de 500 — un contre vingt, deux contre dix ! » — Toutes les chances sont évaluées, tous les candidats cotés sur le tapis vert. Je suis sûr qu’il y a des spéculateurs, des courtiers, qui font métier du jeu, comme aux courses d’Ascott ou de Chantilly. — Cependant de grands chariots ornés, attelés à quatre chevaux et remplis de musiciens payés, parcourent la ville sous la pluie, s’arrêtant dans chaque ward en face des polls et encourageant les hommes du parti par un air patriotique : les uns ont l’uniforme gris, les autres l’uniforme bleu. Des soldats blessés sont postés en permanence à-côté du poll pour faire effet. C’est du reste une innocente comédie ; mais ne croyez pas qu’ils y soient venus par hasard. Sur cette terre classique du charlatanisme moderne, on prépare, on calcule tout d’avance, et il ne faut pas prendre pour véritables tous les décors dont les partis entourent le théâtre de l’élection.

J’ai partout joué l’électeur, prenant ici un bulletin aux uns et le refusant aux autres, faisant là-bas le contraire, me faufilant dans les groupes, et écoutant les tournois de paroles des meneurs des deux partis. Partout j’ai trouvé, la passion contenue mêlée à la bonne humeur goguenarde. Lorsque, m’approchant d’un poll, je voyais les deux meneurs de la circonscription s’entretenir amicalement tout en distribuant les billets des candidats opposés, je sentais bien que leur mutuelle courtoisie n’était pas très sincère et qu’ils se recherchaient pour mieux s’observer. Quand j’acceptais de l’un d’eux un billet de vote, la réserve de l’adversaire, qui, voyant la place prise, me laissait passer sans mot dire, avait bien quelque chose de hautain et de désappointé. Errant de poll en poll et feignant de voter partout, on dut me prendre pour un de ces électeurs nomades dont c’est le métier de courir tout le jour aux quatre coins de la ville et de se : mêler à la foule de manière à déposer plusieurs votes à des bureaux différens. Je crus voir plusieurs fois qu’on me regardait de travers. Au poll du dixième ward, un jeune homme portant l’uniforme gris-bleu des soldats invalidés marmotta entre ses dents à un camarade, mais assez haut pour que je pusse l’entendre : « Celui-là ne se gêne pas, Dieu le confonde ! Je l’ai rencontré à tous les polls ; il a déjà voté quatre fois. » J’étais tenté d’en faire l’épreuve : j’aurais mis ici un bulletin pour Mac-Clellan, là un bulletin pour Lincoln, et fait taire ma conscience en neutralisant mon vote. Tel est, paraît-il, le désordre de ces élections, qu’un étranger, un inconnu, peut se présenter aux polls, jeter un faux nom au scrutateur qui le demande et voter comme un citoyen : l’expérience en a été faite. On ne sait trop d’ailleurs, chez ces populations nouvelles et nomades, quels sont les étrangers et quels sont les citoyens. S’il fallait observer rigoureusement la loi fédérale, la moitié peut-être des habitans de Chicago et de l’état même d’Illinois seraient privés du vote. De tous ces Allemands et Irlandais qui viennent chaque année s’abattre dans l’ouest, il n’en est pas un peut-être qui songe à remplir les formalités sévères et à attendre le terme du long stage légal après lequel on peut devenir citoyen des États-Unis. Ils ne connaissent que la législation de l’Illinois, qui, comme celle de la plupart des états de l’ouest, concède aux étrangers le droit de suffrage après une résidence de six mois seulement. La loi fédérale ajoute d’ailleurs, par une assez étrange contradiction, que tout citoyen d’un des états de l’Union sera en même temps citoyen des États-Unis. À vrai dire, la capacité politique n’est régie par aucune loi certaine ; elle appartient à qui la demande, parfois même à qui veut la prendre. Et s’il me plaisait de renoncer à mon pays, je ne désespérerais pas de me faire admettre aujourd’hui même parmi les électeurs de M. Lincoln.

Les élections américaines ont conservé beaucoup du hasard et de l’irrégularité des élections anglaises. L’autre jour, une feuille démocrate dénonçait un complot des républicains pour amener dans je ne sais quelle ville de l’Ohio toute une armée de faux électeurs, qui seraient ensuite retournés par le chemin de fer voter chez eux. La loi ordonne le secret du vote sans l’entourer de garanties sérieuses. Les mœurs d’ailleurs y répugnent, de sorte que l’élection est à peu près publique. Tous les citoyens sont appelés au contrôle ; ils peuvent stationner derrière la cloison de planches où les votans défilent, prêtant l’oreille aux questions du scrutateur et aux réponses de l’électeur. On les voit attentifs, penchés sur la balustrade, observant les visages, comptant les votes, les interrompant quelquefois par la formule consacrée : I challenge that vote. Rien de plus hardi que le coupable pris en faute : il sait le grand risque auquel il s’expose, les peines sévères dont la loi le menace ; il parlemente, retire son vote, et tout est dit. C’est la meilleure des polices ; mais quand il faut qu’en une journée quinze ou dix-huit cents personnes votent une à une à la même place, on ne peut accorder beaucoup d’attention à chacune. Le scrutateur d’ailleurs est lui-même l’agent d’un parti, et s’il ne profite pas de son pouvoir pour altérer les votes, au moins n’en usera-t-il jamais pour discuter ceux de ses amis. Le droit de le désigner appartient aux administrateurs du ward, formant ce qu’on appelle le ward committee, élus eux-mêmes directement par le suffrage universel. On peut craindre qu’il n’agisse non en magistrat équitable, obligé d’être impartial, même contre son parti, mais en démocrate ou en républicain jaloux de le servir.

Il y a une chose qui rachète tous ces vices : c’est l’esprit d’ordre et de légalité qui se manifeste après la lutte. Voilà le grand mérite de la démocratie américaine et l’utilité de cette insouciance même du juste qui étonne des esprits accoutumés à voir partout la valeur absolue des choses. Les Américains sont des hommes pratiqués qui savent accepter sagement les faits accomplis et irrévocables. Sitôt l’élection faite, toutes les plaintes se taisent : on ne s’inquiète plus de savoir s’il s’y est mêlé quelques fraudes, noyées d’ailleurs dans le flot du vote populaire, mais s’il y aura sagesse et avantage à reconnaître l’autorité ou à la combattre. Chacun, en cherchant à ravir à son adversaire le prix de cette lutte un peu tumultueuse, est résigné d’avance à lui en abandonner la possession quand le terme du tournoi sera expiré. Aussi, à l’heure même où devrait éclater l’incendie, le feu s’éteint comme par miracle, et toutes les menaces des partis s’apaisent dans l’accomplissement d’un grand devoir national.


9 novembre.

Le président Lincoln est élu avec une grande majorité. Dès hier, il était évident que les républicains l’emporteraient dans la ville. Ce matin, on apprend qu’ils ont réussi dans tous les états, sauf celui de New-York et quelques autres dont les votes, encore inconnus, seront plutôt favorables aux démocrates. Toute la nuit, la foule s’est pressée aux bureaux des journaux et dans le vestibule même de l’hôtel, lisant avec avidité d’heure en heure les dépêches apportées du télégraphe et affichées en gros caractères aux murailles. Les journaux démocrates, qui hier encore jetaient feu et flammes, ont ce matin l’oreille basse et cherchent à se consoler de leur défaite par des succès partiels.

Ce qui est merveilleux, c’est le calme profond avec lequel ce grand événement s’est accompli. Les journaux ne nous apportent aucun bruit d’émeute, aucun récit de violence ou de désordre. Sur toute la surface de l’Union, de Boston à Saint-Louis et de Washington à Chicago, le jour de l’élection a été un jour de trêve, et tous les partis ont jeté leurs armes avec une étonnante unanimité. Jamais, depuis que la république existe, on n’avait vu d’élection si paisible ; jamais pourtant élection ne s’était faite sous de plus sombres présages. Les plus optimistes comptaient sur du sang versé. On allait jusqu’à prédire que la réélection du président Lincoln serait le signal d’une insurrection et d’une anarchie générales. Et voilà qu’après le carnaval burlesque de la lutte électorale, quand toutes les passions semblent déchaînées et que l’heure du danger paraît venue, le peuple se recueille et vote en silence ; cette démocratie tumultueuse, qui semblait prête à se déchirer, éprouve elle-même le besoin de s’imposer la discipline et d’imprimer un caractère de stabilité solennelle à la constitution des pouvoirs nouveaux. Il faut l’avouer bien haut, c’est un spectacle qui fait le plus grand honneur au bon sens et au patriotisme de l’Amérique.

Quel est donc ce génie tutélaire qui protège la démocratie ? A qui doit-elle cet esprit d’ordre, de persévérance, de sagesse, que ses amis eux-mêmes n’ont jamais compté parmi ses vertus ? Elle le doit à l’organisation des partis. Ce mot tant redouté contient tout le secret de la liberté américaine. Ces conventions improvisées qui s’organisent au nom du peuple pour désigner les candidats et fixer la politique des partis sont obéies avec un ensemble qui prouve l’intelligence politique du pays. Il n’y a pas en Amérique affaire si locale, si privée, qui ne se rattache à la grande affaire qui divise la nation ; la question de la guerre ou de la paix, de Lincoln ou de Mac-Clellan, est impliquée dans le choix d’un policeman ou d’un balayeur. On n’y connaît pas, il est vrai, cette admirable centralisation administrative que, suivant une phrase consacrée, « le monde entier nous envie. » On n’y connaît pas non plus cette parfaite centralisation politique qui met sous une seule direction les opinions de tout un peuple ; mais la centralisation politique s’y établit toute seule, à la faveur même de la liberté, au sein des deux ou trois grands partis qui se partagent l’opinion. Ces puissantes associations, qui, tour à tour gouvernantes et gouvernées, victorieuses et vaincues, se combattent à la fois sur tous les points du territoire, ont toujours pour signe de ralliement une grande question d’intérêt national, et établissent entre les citoyens qui les composent une solidarité plus étroite que le despotisme le plus absolu. En ce jour de l’élection présidentielle, qui est pour ainsi dire le point culminant de la politique, les partis ne se battent pas seulement pour le choix d’un président, mais encore pour l’organisation de tous les pouvoirs locaux, qu’une commune origine rend solidaires du pouvoir central. Chaque parti compose alors ce qu’il appelle son ticket, les bulletins de vote ne portent pas seulement le nom du président ou des électeurs présidentiels, mais encore ceux du gouverneur, du lieutenant-gouverneur, de ses ministres, des députés au congrès, des députés aux deux branches de la législature de l’état, des magistrats même dans les états où la justice est élective. Ainsi l’élection qui nomme Abraham Lincoln et André Johnson président et vice-président des États-Unis nomme en même temps Richard Oglesby gouverneur de l’Illinois, William Bross lieutenant-gouverneur, S. Moulton député pour l’état at large, John Wentworth représentant du premier district, etc. Une fois les candidats désignés, on les. adopte ou on les repousse tous ensemble, et le ticket du parti vainqueur est toujours élu en entier.

Chaque parti a donc, à vrai dire, son gouvernement organisé, et jusqu’à une armée de subalternes prête à envahir les petits emplois. Tous les quatre ans, l’administration entière est menacée. Si le président change, elle change aussi de la cave au grenier, partout du moins où le nouveau pouvoir a obtenu la majorité. Cette vaste organisation des partis a sans doute bien des vices : elle met tout en question à la fois et fait tout dépendre à chaque instant des passions du jour, sans compter qu’en faisant des emplois un lieu de passage où l’on ne séjourne pas, elle y élève souvent des vainqueurs avides au lieu d’administrateurs consciencieux. Le pouvoir est pour ces maîtres éphémères une proie dont ils veulent au moins emporter un morceau ; mais elle donne aux partis la solidité qui fait-les votes prompts et péremptoires. Tout citoyen enrôlé d’avance dans l’une ou l’autre armée se présente au combat à son rang et à son poste. Sauf peut-être à New-York et dans les villes où afflue la population irlandaise, on ne voit guère en Amérique de ces électeurs imbéciles qui viennent aux polls sans savoir pourquoi, votent sans savoir pour qui, et sont la proie facile du premier qui leur offre un billet de vote et un verre d’eau-de-vie. Tous ont reçu d’avance un mot d’ordre, et s’ils n’ont pour la plupart que des notions assez confuses sur les conséquences de leur vote, ils n’en disent pas moins avec ensemble, suivant leur parti, que Mac-Clellan est un coward ou Lincoln un s. of a b.

Vous savez que la constitution des États-Unis a établi l’élection présidentielle à deux degrés. Cet usage est devenu une pure fiction légale. L’électeur du premier degré impose toujours un mandat impératif à celui qu’il nomme, et celui-ci n’est qu’un instrument. La souveraineté du vote populaire est si publiquement reconnue, que les bulletins portent les noms des candidats à la présidence avant ceux des électeurs qui doivent les nommer. À quoi sert donc cette complication d’une formalité vaine, ce maintien apparent d’une théorie dont l’ombre à peine est conservée ? Les Américains se garderaient bien de la modifier. Ils pensent que ce système a pour avantage de forcer les partis à la discipline, de les grouper étroitement, de les obliger à un choix unanime. Plus les institutions sont démocratiques, plus l’élection à deux degrés leur paraît indispensable. Ce n’est pas, comme l’imaginent volontiers nos démocrates, une façon détournée de confisquer le vote populaire ; c’est le seul moyen au contraire de le sauver de l’impuissance et de la confusion.

C’est enfin l’organisation des partis qui, dans la démocratie américaine, forme et conserve le lien national. Il ne suffit pas d’un article de loi pour fonder un peuple. Malgré l’autorité suprême de la constitution des États-Unis, l’union fédérale ne pourrait tenir tête à des gouvernemens séparés et souverains, si les dissidences locales y régnaient sans partage. Pour que les Américains soient un peuple, il faut que toutes les passions, tous les intérêts des factions locales se rattachent à une pensée commune, et c’est là justement le service que rendent les partis. Peu importe que la constitution des États-Unis laisse à l’état d’Illinois ou de Missouri une grande part de son indépendance souveraine, qu’elle lui concède même, si l’on veut, le droit absurde de la sécession, si les mêmes idées, les mêmes passions animent les républicains de l’Iowa et ceux du Maine, si les démocrates de l’Ohio obéissent à la même direction politique.que les démocrates de New-York. Rien ne donne au peuple l’esprit conservateur comme l’habitude de voir souvent le gouvernement descendre sur la place publique.

La démocratie porte en elle-même son remède. Tandis qu’un ordre matériel rigoureux n’engendre souvent qu’une sécurité trompeuse en cachant à une société endormie l’incendie qui la dévore, ce régime de grand air et de lutte publique, qui semble une menace perpétuelle, est la plus puissante cause d’union et la plus sûre garantie d’ordre politique. Si le repos de la vie quotidienne est moins profond, du moins n’est-on pas exposé à ces commotions soudaines qui surprennent et foudroient un peuple et le laissent à demi stupide aux mains du premier venu. Le danger n’est pas d’avoir une opposition ni des partis, mais un gouvernement qui ne se soutienne que sur la docilité machinale du peuple. Voilà le mal dont se préserve la démocratie américaine. Elle peut parfois se trouver faible et désarmée devant un danger imprévu, elle peut prodiguer et perdre des ressources matérielles qu’un pouvoir absolu aurait su mieux conduire ; mais le ressort moral ne peut lui manquer, car elle puise sa force ailleurs que dans son administration et son armée : elle la puise au cœur même de la nation par les racines des grands partis qui la gouvernent.


10 novembre.

J’ai été ce matin au camp Douglas. C’est, dans une plaine nue et sablonneuse, une grande enceinte de palissades autour d’une espèce de ville bâtie en planches. Pas un arbre, pas un brin d’herbe, toute la terre est foulée. Les prisonniers habitent trois par trois dans des maisons de bois alignées régulièrement le long des rues. Depuis l’alerte du 7 novembre et pour quelques jours encore, toute passe était refusée rigoureusement aux étrangers, et je n’ai pu voir les prisonniers eux-mêmes dans leurs quartiers d’hiver ; mais j’ai acquis de mes yeux la preuve de ce complot fantastique dont je vous parlais l’autre jour avec tant d’incrédulité. Le major W…, qui commande le camp, m’a montré les fusils chargés, les caisses pleines de revolvers amorcés, les provisions de cartouches, de poudre, de capsules, qui ont été saisies dans une auberge, à la porte du camp. Les armes sont de nature à ne laisser aucun doute sur l’usage qu’on en comptait faire, et l’abondance des munitions, la hâte avec laquelle elles semblent préparées, l’air inoffensif des portemanteaux qui les contiennent, tout m’a convaincu que les républicains n’avaient inventé que la mise en scène et les détails ridicules qui précisément discréditent la vérité. On est souvent exposé à-ces méprises dans ce bon pays d’Amérique, où les mensonges pleuvent si dru que la vérité même ne peut rester toute nue.

Le camp Douglas sert de prison à dix mille confédérés gardés par un seul régiment de soldats blessés ou malades : il n’y en a pas un dans le nombre qui soit tout à fait valide. Le major lui-même, un jeune homme de vingt-cinq ans, estropié pour la vie, court sur sa béquille avec une activité qui fait peine à voir. La seule défense matérielle est une frêle cloison de planches surmontée d’un balcon où montent de place en place des sentinelles, mais qu’un ou deux coups de hache auraient bientôt abattue. On comprend que soixante hommes résolus aient eu l’idée de pénétrer la nuit jusqu’au camp des prisonniers, de les armer et de saccager la ville…

J’ai trouvé ici le plus gracieux accueil chez M. Ravin d’Elpeux, consul de France, un homme excellent et de grand mérite, qui me donne une foule de renseignemens précieux. La première fois que j’entrai dans sa maison, on y jouait la comédie en français. J’y ai vu réunie tout entière la petite colonie française de Chicago. Elle se compose en général d’émigrans d’assez fraîche date, dont quelques-uns n’ont pas renoncé à retourner dans leur pays. Il y a d’ailleurs dans l’ouest et tout le long du Mississipi des populations entièrement françaises qui sont restées là depuis l’abandon de nos colonies, et qui n’ont rien perdu de leur caractère national. À Détroit, ville dont le nom même indique l’origine, le français est encore parlé dans quelques familles. M. d’Elpeux a visité dans l’Illinois des villages qui sont demeurés à l’écart de la civilisation américaine, et où l’on ne parle encore que le patois picard et normand. Les Américains y sont tellement détestés qu’ils n’y peuvent vivre, et que dans l’un de ces villages, peuplé de plusieurs centaines d’habitans, l’unique personne qui comprît bien l’anglais était un marchand yankee qui venait tous les ans y faire commerce et qui avait fini par s’y fixer. En voyant ces lieux où le temps n’a pas marqué, il semble qu’on soit transporté d’un siècle en arrière. On montre dans une des bibliothèques de Chicago une ancienne carte, héritage des premiers colons, toute couverte de noms français dont la plupart ont disparu, et où l’Amérique du Nord tout entière est représentée comme un empire français. Ce muet témoin et quelques pauvres hameaux sont tout ce qui subsiste, au milieu de l’inondation américaine, de ces temps pour ainsi dire antédiluviens. Mais il y a quelque chose de touchant dans la persistance singulière de notre vieil esprit national. Tandis que les Allemands par exemple font peau neuve en quelques années, partout où nous allons nous restons nous-mêmes, et nous aimons mieux nous laisser étouffer par la race conquérante que de nous plier à son langage et à ses mœurs.


Richmond (Indiana), 11 novembre.

Me voilà encore victime de l’incurie des chemins de fer. Cette ; fois je n’ai pas perdu mon bagage : c’est ma personne même qui reste en route avec un train tout entier. Je partais hier au soir de Chicago, espérant arriver ce matin même à Cincinnati : ce matin nous n’étions pas à mi-route. Enfin l’on nous dépose ici, au bord de la voie, avec douze heures de retard, en nous priant d’attendre le train suivant. La ligne est, paraît-il, encombrée par les transports militaires, et la compagnie se dédommage de cette dépense extraordinaire en faisant passer à ses heures les voyageurs qui ont payé.

Rien de plus ennuyeux que le pays où nous sommes : la Sologne, la Beauce, ne sont pas plus uniformes. Depuis Chicago jusqu’à Cincinnati, plaine sans limites, sans accidens, sans variété, où l’on ne s’aperçoit pas du chemin parcouru ; d’immenses et éternelles forêts, des cultures tristes et de pauvre apparence en bande étroite au bord de la voie, des villages tous semblables, avec leurs baraques de planches et leurs champs de maïs desséchés, puis de nouveau la forêt. Ce pays a été bien surfait par l’imagination ou le charlatanisme de ses visiteurs.

Richmond, où je me promène pour tuer le temps, est une jolie petite ville, sur les confins de l’Ohio et de l’Indiana, et à laquelle je donne, à vue d’œil, de six à sept mille âmes. On n’a pas tout vu en Amérique quand on s’est rassasié tour à tour de la majesté des forêts et de la saleté des grandes villes. Il faut voir aussi ces petites cités récentes, encore à moitié villages, qui présentent la transition de la vie agricole à la vie industrielle. À deux pas des rues principales, au milieu même des maisons, s’étendent les champs labourés et les prairies ; derrière, à quelques cents mètres, se dresse encore la ceinture sauvage de la forêt. Cependant les chalets, les cottages en bois ou en brique, tous propres et bien clos, quelques-uns même élégamment ornés, les églises flambant neuves, la maison d’école d’où sort le chœur des voix enfantines récitant leur leçon comme un psaume, les longues avenues bordées de lanternes éclairées au gaz, et même, dans la rue centrale, quelques grands édifices, à la façon des capitales, s’élèvent comme par enchantement au milieu d’un bouquet de petits jardins verts et fleuris. Tout respire ici l’aisance et le bien-être. L’Ohio est relativement un pays de colonisation ancienne, où la richesse a eu le temps de se répandre et de se fonder.

Il n’en est pas de même de tous les états de l’ouest, de ceux même qui donnent les plus merveilleuses espérances : en général, ils présentent, à côté des grandes fortunes récemment acquises et risquées incessamment dans l’industrie et le commerce, des populations qui luttent encore contre la misère qu’elles y ont apportée. Il y a dans le Wisconsin des colonies entières d’Allemands et de Suédois qui meurent presque de faim, et que tue la concurrence des cultures de l’Illinois. Dans la prairie même, où la terre végétale a quatorze pieds d’épaisseur, et où il suffit d’une allumette chimique, d’une charrue et de deux chevaux pour la défricher, les populations agricoles récemment émigrées d’Europe ne subsistent que par une lutte âpre et quotidienne avec la pauvreté. Cela tient, me dit-on, à diverses causes : d’abord au prix trop élevé auquel la compagnie de l’Illinois central met les terres dont elle a obtenu la concession pour les revendre en détail aux émigrans, ensuite au manque de communications faciles et à l’embarras toujours nouveau d’écouler les produits de l’année. La compagnie, n’ayant pas de concurrence à craindre, est maîtresse du prix de ses transports et les tient à un taux exorbitant. Souvent les malheureux fermiers ne peuvent exporter leurs récoltes, faute d’avoir un peu d’argent comptant. Ce n’est pas tout ; ils n’ont pas de chemins praticables, et cinq milles pour gagner la station voisine à travers les forêts et les fondrières valent au moins vingt lieues sur nos routes. Quand la saison est pluvieuse, il est impossible de faire aucun charroi. Si par bonheur, pendant l’hiver, la neige est profonde et dure, chacun se hâte d’atteler son traîneau et de porter sa récolte au chemin de fer ; mais alors les marchés s’encombrent, et la marchandise n’obtient pas son prix. Enfin cette existence est si rude, si précaire, que beaucoup de colons endettés se décident à assurer au moins leur subsistance et celle de leurs familles en traitant avec des entrepreneurs qui se chargent de les défrayer de toutes les choses nécessaires à la vie en retour de l’abandon absolu qu’ils font de tous les produits de leur terre. Ils vivent ainsi, mais dans quelle pénurie, dans quelle sujétion ! Cependant il faut payer l’impôt, payer l’intérêt de leurs terres, rembourser le capital à la compagnie qui les leur a vendues, et qui ne leur fait qu’un crédit limité, quand le blé qu’ils moissonnent est aliéné d’avance et qu’ils attendent la nourriture quotidienne d’une main étrangère qui jamais ne les paie en argent. C’est la misère qui les a chassés d’Europe ; mais ils la retrouvent ici presque aussi dure et presque aussi humiliée.

La faute en est aux compagnies de chemins de fer. Si, au lieu de tenir leurs débiteurs sur l’extrême limite de la ruine et de pousser leurs prétentions jusqu’au dernier degré du possible, elles modéraient un peu leurs exigences, peut-être ces populations pauvres leur rendraient-elles leur sacrifice au centuple. C’est assurément leur droit, le droit absolu de chacun de mettre ses conditions à ses services. Le monopole est toujours mauvais ; mais la libre concurrence n’est pas non plus une panacée souveraine. Il y a des monopoles naturels qu’on ne peut détruire, et dont il est au moins nécessaire de limiter les conséquences. Ces compagnies ont dû, pour se fonder, obtenir des chartes et des concessions du gouvernement : je ne vois pas pourquoi en échange il ne leur imposerait pas des tarifs modérés et des règlemens sérieux.


Columbus, 13 septembre.

Je ne me suis pas arrêté à Cincinnati, Toutes les personnes que j’y cherchais étaient absentes. Je me suis hâté de gagner Columbus, où m’enferme le repos du dimanche ; Columbus est la capitale de l’Ohio, située juste au centre du grand quadrilatère formé par la belle rivière, l’Indiana, la Pensylvanie et le lac Érié. Tout alentour s’étend l’immense et monotone plateau du nord-ouest. Pas un pli de terrain à vingt lieues à la ronde. La ville d’ailleurs est jolie et taillée en grand. En face de l’auberge, sur une vaste place occupée par un square planté d’arbres, s’élève la célèbre et gigantesque state house de l’Ohio, la rivale du Capitoie de Washington. Ce monument disgracieux, avec ses longues colonnades, ses péristyles de temple grec et sa tour tronquée, sorte de donjon épais et écrasé qui semble inachevé, n’a rien de remarquable que son énormité.

Dimanche, c’est tout dire : silence, immobilité, solitude. L’hôtel est comme endormi. Je n’ai pour compagnie qu’un journal de province, d’assez pauvre entretien. Les républicains l’ont décidément emporté dans tous les états, sauf New-Jersey, Kentucky et Delaware. Les démocrates contestent encore le vote de l’état de New-York, et le World affirme que le gouverneur Seymour y est réélu. La ville même, malgré la présence du général Butler, envoyé pour y maintenir l’ordre, a donné 37,000 voix de majorité à Mac-Clellan. Quelques plaintes timides s’élèvent parmi les vaincus : ils attribuent leur défaite au vote de l’armée. Quand cela serait, je ne suis pas disposé à m’apitoyer sur le sort d’un parti qui a donné l’exemple de l’improbité. Je veux bien croire à l’influence de la force sur les élections des border states ; j’admets que celles de la Louisiane par exemple et celles du Tennessee, où Nashville, une ville rebelle, n’a donné que 25 voix à Mac-Clellan, sont des comédies jouées sous la menace du canon et du sabre. Le général Payne, « le bourreau du Kentucky, » destitué récemment avec éclat, est investi maintenant d’un commandement dans le Tennessee, et il y a mis en pratique la théorie de gouvernement qu’il exposait jadis à Paducah aux notables réunis et emprisonnés par son ordre : « Tas de coquins, je vous prendrai vos biens et je vous laisserai nus ; je vous fusillerai, je vous pendrai, s’il le faut, mais je ferai en sorte que tout homme et toute femme de votre pays disent : J’appartiens aux États-Unis. » C’est avec cette aménité et avec la loi du test oath, renforcée de temps à autre par une exécution militaire, qu’on tient les esprits dans une crainte salutaire et les votes sous une exacte discipline ; mais retranchez le Tennessee, la Louisiane, la Virginie occidentale, le Missouri même, où le parti républicain a tant d’influence, et le Maryland, où la nouvelle constitution qui abolit l’esclavage sur le territoire de l’état n’a été votée qu’à une majorité minime, quelques centaines de voix tout au plus ; laissez même de côté le vote du Nevada, érigé en état pour la circonstance, à la veille même de l’élection, — et le président Lincoln garde encore une imposante majorité. En 1860, obtenait 168 suffrages contre 49 au deuxième degré, bien que le vote il populaire pris en masse donnât 139,000 voix de plus aux démocrates. Cette fois les électeurs nommés lui assurent, dit-on, 213 suffrages contre 21, et sur l’ensemble du voté populaire il dépasse de 400,000 voix son concurrent.

La presse de Richmond affecte de se réjouir. « Les républicains, dit-elle, ne peuvent se flatter de nous ramener à l’Union, et comme ils ne peuvent pas nous y contraindre, ils seront bientôt forcés de sanctionner notre indépendance. » Cet optimisme systématique est-il bien sincère ? J’en doute fort ou plutôt je n’en doute pas du tout. Les confédérés font contre mauvaise fortune bon cœur, et s’efforcent de montrer vaillante figure à l’ennemi. Ils savent très bien que les républicains ne les reconnaîtront jamais, et que le seul moyen de les frustrer de leur victoire est de se faire exterminer jusqu’au dernier homme. Ils tiennent entre leurs mains les destinées de l’Union ; mais les gens du nord, en revanche, tiennent leur vie. Seront-ils assez fous pour refuser de vivre ?

Dans tous les cas, la dernière heure de l’esclavage a sonné. Il est vrai que l’affranchissement de la race noire est accompagné d’une immense hécatombe d’esclaves émancipés. Les deux partis font tomber leurs chaînes pour s’en faire des machines de guerre et des gladiateurs dociles dans la boucherie des batailles. Ce n’est pas là précisément l’émancipation des philanthropes, c’est du moins celle des Américains. Du moment qu’ils ont cessé de posséder le bétail humain, ils n’en souffrent qu’avec ennui la concurrence. Dans l’Illinois, qui vient de donner 20,000 voix de majorité à la politique du manifeste abolitioniste to whom it may concern[7], il y a une loi qui interdit aux noirs de pénétrer dans l’état. Ceux qui y sont établis de longue date n’ont pas encore obtenu le droit de possédé, et les plus hardis novateurs, ceux qu’on accuse de sacrifier les blancs aux nègres, d’affamer les familles des soldats citoyens au profit des mercenaires échappés de la servitude, ne demandent encore pour leurs protégés ni droits politiques, ni égalité civile ; ils ne réclament que la liberté de produire et de vendre, inhérente à tout être humain. D’après l’ancien code noir de l’Illinois, aboli en 1853 seulement, tout nègre qui se hasardait sur le territoire était considéré comme esclave et fugitif d’un état voisin. Il était vendu par autorité de justice et adjugé pour un an au plus haut et dernier enchérisseur, en attendant que son maître eût le temps de le réclamer. Tout blanc rencontrant un nègre dans ses domaines avait le droit de chasser le vagabond à coups d’étrivières ou de s’approprier son travail. La législation actuelle est plus clémente : avant de sévir contre le noir, elle lui accorde généreusement un sursis de dix jours ; mais, s’il réside plus longtemps, il est mis en prison, frappé d’une amende, vendu pour la payer à un maître temporaire, et, quand il recouvre sa liberté, vendu et revendu sans cesse, tant qu’il reste dans le pays[8]. L’Illinois est pourtant un free state ! Il y a dans le même état une loi qui interdit rigoureusement tout mariage entre les blancs et les gens de couleur. Les coupables sont punis d’amende, de trente-six coups de fouet et d’un an de prison au minimum ; le ministre, le juge ou le clerk qui a célébré le mariage est passible lui-même, d’une lourde peine pécuniaire ; le prétendu mariage est nul et non avenu. Voilà la sollicitude des philanthropes de l’ouest pour leurs bons frères à peau noire !

L’antipathie des gens du nord pour l’esclavage n’a rien au fond de très désintéressé. La bannière n’en est pas moins déployée, il faut la suivre, et le principe va triompher en dépit des hommes. Vous vous rappelez que la constitution des États-Unis ne peut être modifiée que par une majorité des deux tiers dans chacune des chambres du congrès. Un amendement constitutionnel abolissant l’esclavage a déjà été voté dans le sénat ; mais il a échoué à la chambre des représentans avec une majorité insuffisante. Aujourd’hui la grande majorité des républicains dans l’élection présidentielle met hors de doute le vote unanime de l’amendement par le nouveau congrès. L’abolition, décrétée d’abord comme une mesure de guerre, recevra donc bientôt la sanction légale. Que le sud y consente ou y résiste, l’esclavage a fait son temps.

On parle de démarches pacifiques, on nomme déjà les négociateurs. Jamais en effet le nord n’a pu parler au sud avec plus de force et d’autorité. S’il n’était fou, le sud y prêterait l’oreille, et puisqu’il se résigne, pour continuer la guerre, à frapper de ses propres mains l’esclavage, il consentirait à l’abandonner pour obtenir la paix. C’est, dit-on, la seule condition qu’on lui impose, et, le sacrifice étant à demi consommé, que lui en coûterait-il pour rentrer dans l’Union ? Rien qu’un abaissement de son orgueil, mais c’est là justement ce qui lui coûte le plus. Cette guerre de quatre années a fait d’une discorde civile une sorte d’antipathie nationale. La rivalité d’ailleurs est ancienne entre le sud et le nord ; il y a longtemps qu’ils se considèrent en frères ennemis. Quand les républicains abolitionistes parlent du temps des majorités démocratiques, ils disent : « Le temps où le sud nous opprimait, » sans songer que c’est justifier presque sa révolte criminelle. On se rappelle encore les anciennes résistances des abolitionistes au parti gouvernant, leurs velléités même d’indépendance et de séparation, du temps où Horace Greeley s’écriait, parlant du drapeau national : Tear down the flaunting lie[9] ! Ils combattent à présent pour ce drapeau qu’ils insultaient, comme alors le sud aurait combattu pour défendre la bannière fédérale, si le nord l’avait attaquée. Leur cause est la bonne au nom de la morale, au nom du patriotisme, au nom de la liberté. Ils y mêlent cependant une hostilité qui se ressent d’une longue humiliation.

Ne croyez pas que j’excuse les rebelles ; mais la guerre civile, ainsi prolongée, est de toutes la plus féroce et la plus irrémissible. Si l’on pardonne aisément à des étrangers, on voue une exécration obstinée à l’ennemi sorti de la famille et de la maison. Songez aux pratiques de cette guerre, aux meurtres et aux brigandages mutuels, à la coutume horrible de mettre les prisonniers sous le feu, à la coutume plus horrible encore de tuer par représailles, à chaque nouvel outrage de l’ennemi, quelques douzaines de prisonniers innocens, et, tout en faisant dans ces cruautés la part de la brutalité américaine, vous comprendrez à quel degré de colère en sont venus les deux peuples. Je doute qu’on puisse combler avec des cadavres le fleuve de sang qui les sépare. Le salut de l’Amérique est dans la soumission volontaire du sud, et la guerre n’est qu’un moyen de le contraindre à la soumission.


Pittsburg, 15 novembre.

J’arrive de Columbus, et j’ai mis dix-sept heures à faire environ quatre-vingts lieues. On avançait à pas de tortue, on s’arrêtait dans la campagne de deux en deux milles. À chaque station, on faisait des manœuvres, on reculait, on avançait, on attendait je ne sais quoi. Il y a des passages où les rails sont si écrasés, si fendillés, si rongés par la rouille, que les roues n’y doivent mordre qu’à peine. Pour s’être trop hâté à un tournant un peu brusque, un train venait de rouler dans l’Ohio à cent pieds plus bas, et nous en vîmes les débris. Plus loin, c’est un pont de bois qui traverse à une grande hauteur un des affluens de la rivière, pont si fragile, si instable, qu’on n’ose s’y traîner qu’avec la lenteur d’une chenille, insensiblement et ligne à ligne. Nous y sommes restés dix minutes, les mécaniciens craignant, chaque fois qu’ils ouvraient la vapeur, d’imprimer une secousse trop forte à l’assemblage. On y passe d’ailleurs vingt fois tous les jours, on y passera tant qu’il voudra durer. Pure habitude d’économie : on risque des vies humaines comme on use des habits troués.

Ces chemins de fer sont un peu l’image du gouvernement. Tout se tient chez un peuple ; les institutions privées, comme les institutions publiques, dérivent du caractère et des coutumes nationales : chez nous, la prudence poussée jusqu’au formalisme, la ponctualité, jusqu’à la minutie, la multiplicité des emplois, la parfaite régularité des services, avec les gros profits, les sinécures et l’indolence à la tête ; ici les petits traitemens, l’activité, l’intelligence à la tête, mais le désordre et la négligence en bas. Allez à New-York, à Boston où à Chicago, entrez dans les bureaux de quelque grande compagnie de chemin de fer : vous montez un escalier noir dans une maison encombrée qui contient les bureaux de quinze ou vingt négocians ou banquiers ; vous frappez à une porte basse, vous traversez deux ou trois petites pièces enfumées. Un homme affaire, le directeur ou le surintendant, est assis devant une table de bois blanc, sur une chaise de paille, feuilletant de gros registres rangés sur une étagère ; quatre ou cinq scribes laborieux, penchés sur leurs pupitres, écrivent assidûment derrière une sorte de palissade où le public vient comparaître comme à la barre d’un tribunal. Voilà toute l’administration centrale d’une grande entreprise industrielle. En revanche, on ne s’occupe guère des détails ; les employés subalternes se dirigent par le principe du self-government. Il y a des règles, on ne les observe jamais. Il est entendu qu’elles doivent céder au caprice ou à la commodité du moment. Chez nous, on est bien assis, bien chauffé et le reste ; un pouvoir fort nous protège, et auprès de son tribunal paternel la plainte légitime d’un seul individu doit, en théorie du moins, obtenir justice. Ici l’on vous jette dans une cohue démocratique où vous ne pouvez remuer bras ni jambes sans jouer brutalement des coudes où même des poings. Si vous essayez de murmurer, la clameur vous ferme la bouche : une voix qui s’élève seule n’est point écoutée. Ayez le droit pour vous : vous ne pouvez rien sans la force, car, malgré toutes nos idées préconçues sur les bienfaits du laisser faire, l’individu dans les petites choses n’est pas moins écrasé sous ce régime que sous notre excès de gouvernement. On ne peut nier l’immense avantage du système démocratique pour le bien du plus grand nombre et le progrès plus rapide de cet être impersonnel qu’on appelle un peuple ; mais que nos philosophes politiques n’en fassent pas trop l’éloge au nom de la rigueur abstraite des principes et de la sévère justice ! La démocratie en pratique, — et nous n’en connaissons en Europe que le nom et la théorie, — est une perpétuelle mêlée où l’individu isolé ne peut lever la tête sans devenir le point de mire de tous les coups. Il faut qu’il suive le troupeau, ou bien les masses populaires lui passeront sur le corps.

Me voilà bien loin du chemin de fer de Columbus à Pittsburg. Le pays d’Ohio est riant encore malgré la tristesse de l’hiver. Ces cultures, ces villages, ces fermes en grand nombre, ces jolies vallées normandes, plaisent au sortir des grandes plaines de l’ouest. À mesure qu’on avance, le sol s’élève et s’accidente : on se rapproche des Alleghanys. Voici déjà des ravins, un aspect de montagnes, voici enfin l’Ohio, grand et large encore, qui semble n’avoir pas diminué depuis Louisville, et dont la nappe huileuse coule entre deux rangs de hautes collines ; mais la terre est couverte de neige. Les forêts, qui étaient si belles ; il y a un mois, n’ont plus aujourd’hui une feuille ; les arbres ressemblent à des balais. Ici le fleuve se recourbe brusquement vers je nord et nous barre le passage. On construit un chemin de fer qui gagnera Pittsburg en droite ligne à travers la Virginie occidentale, et les piles du pont immense qui franchira la rivière sont déjà debout. En attendant, on suit la vallée ; la voie passe en corniche, tantôt dominée par des côtes abruptes, tantôt rencontrant des collines plus douces où sont accroupis de jolis villages. L’un d’eux, Steubenville, peuplé presque uniquement de colons germaniques, est situé au premier plan de la colline, en face d’un escarpement, à un étroit défilé de la rivière, dans un lieu à la fois riant et agreste. Le ciel était pur, les côtes dépouillées prenaient dans le lointain des teintes violettes et veloutées, la surface dorée de la rivière se moirait encore d’un bleu tendre. Enfin j’étais enchanté de tous les coups d’œil que les dos et les chapeaux de mes voisins me permettaient de jeter au dehors à travers le car encombré.

Le temps est noir, pluvieux, brumeux, digne de Londres. Las cependant des toits et des fumées que je vois de ma fenêtre, je me suis risqué dans la boue. Pittsburg est une des villes les plus originales, non-seulement d’Amérique, mais du monde. Elle à déjà 111,000 habitans, plus de 200,000 avec les faubourgs. Située sur l’emplacement où les Français avaient élevé le fort Duquesne, au confluent des deux grandes rivières Alleghany et Monongahela, dont la réunion forme l’Ohio, elle occupe la langue de terre comprise entre la fourche des deux rivières et une colline couverte de maisons de plaisance. À l’ouest, l’Alleghany, large de 500 mètres, arrive entre deux lignes de coteaux qui s’élargissent un peu vers son embouchure. Au sud, le Monongahela coule entre deux bords escarpés qui se continuent au loin le long de l’Ohio. Cette situation est des plus pittoresques. Ajoutez que Pittsburg est au milieu de la région houillère de la Pensylvanie, qu’il y a des mines, des forges partout, que la rive étroite opposée à la ville est encombrée d’usines dont les feux peuplent la vallée, que la grande navigation de l’Ohio s’y arrête, que la petite navigation des rivières y commence, que les quais sont encombrés de bateaux à vapeur, et les rivières vivantes de navires. J’ai suivi le rivage jusqu’au grand pont suspendu de l’Alleghany, un de ces travaux hardis et solides comme on les fait si bien en Amérique. Il n’a que deux piles sur une longueur de 450 mètres ; toutes deux sont en fer et à jour. Des cordes y convergent de tous côtés, comme les rayons d’une circonférence, ou, si vous voulez, comme les palmes d’un éventail : elles servent à donner de l’aplomb au tablier massif que portent les deux gros câbles. Les balustrades, les traverses, tout est en fer massif. Les gros omnibus y passent par bandes sur leurs voies ferrées. Il n’y a point de piles sur les deux bords ; mais le câble s’arrête au niveau du sol, où le tablier prend son appui sur la jetée. C’est un de ces édifices fragiles qui, comme le pont de Niagara, donnent l’idée d’une inaltérable durée ; mais on calcule déjà le jour où le pont de Niagara engloutira dans le Whirlpool un train un peu trop lourd : il est probable que celui-ci a de même son jour fatal écrit sur le livre des destinées. La nuit tombait, je suis rentré dans la ville. Elle est enfumée comme Newcastle ou Saint-Étienne ; les maisons y sont noires comme à Londres. C’est du reste un composé de New-York, de Cincinnati et de Philadelphie, avec les mêmes vastes chaussées, la même boue, — pour seul trait distinctif, de belles églises de style gothique dont les hauts clochers ont de loin un faux air d’antiquité européenne.

Rien de nouveau depuis l’élection. L’horizon politique, sans s’être beaucoup illuminé, est d’un calme profond. La guerre va toujours son train, jusqu’au jour où le froid la gèlera comme les rivières. Le général Sherman marche sur Charleston, on l’annonce avec une file de points d’exclamation. Depuis un an, il ne fait pas autre chose, et rien ne dit qu’il ne rencontrera pas sur son chemin quelque étape un peu longue comme celle d’Atlanta.

Je pars demain : pour New-York ? non pas, mais pour Oil-City et le royaume du pétrole. On me dit seulement que la neige et la pluie des derniers jours ont rendu presque impraticables les sauvages régions de l’huile infernale.


Ravenna, 16 novembre.

Ce matin, gelée radieuse qui me réjouit le cœur. J’avait fait hier un ami, négociant en huiles de pétrole, qui avait eu l’obligeance de s’offrir à moi pour cicérone. Il m’a montré les principales manufactures de la ville, qui ne m’ont donné qu’une médiocre opinion de l’industrie américaine. Les verreries de Pittsburg ne fabriquent que des pauvretés. J’ai vu en revanche deux ou trois beaux établissemens, une fabrique d’acier où l’on emploie d’anciennes méthodes, mais qui me semble montée avec luxe, une fabrique de clous qui emploie d’immenses machines, une fabrique de fers à cheval taillés à la vapeur, à l’emporte-pièce, dont la grande roue motrice a peut-être 10 mètres de diamètre. Enfin j’ai visité la fonderie de canons, d’où sortent les plus gros monstres destructeurs du monde. J’en ai vu un, le plus terrible de tous, dont le frère jumeau a déjà servi sur terre au siège d’Atlanta, et qu’on destine à être placé tout seul sur un des gros vaisseaux de guerre de la marine fédérale. Mis en travers du pont d’un, navire, il l’occuperait tout entier. Cette prodigieuse machine lance des boulets de quarante pouces, et l’on a calculé que chaque coup, tout compte fait, coûtera environ 3,000 dollars. Quelles extravagances les hommes inventent pour s’entre-tuer !

J’ai quitté Pittsburg par le chemin de Cleveland, longeant encore pour quelques lieues la ravissante vallée de l’Ohio. Je ne connais rien de plus riant, de plus vivant et de plus riche. À chaque pas, des villages, des îles, des bateaux à vapeur écumans, et la voie en corniche le long de la sinueuse rivière. Il était nuit quand je descendis à Ravenna, petit village de l’Ohio, situé à la jonction de l’Atlantic and Great Western, qui doit me conduire au pays de l’huile. Pas de train ce soir ; il fallait donc y passer la nuit. Je ne retrouve point mon bagage à la station ; il sera sans doute à la jonction des deux lignes. « Allez-y, me dit-on, c’est à un quart de mille. » Me voilà en campagne à travers la neige et la boue. Je fais un, deux milles, le village était déjà loin derrière moi, et point de jonction. Je reviens trempé de boue au village : plus d’auberge ouverte ; il faut frapper aux portes, crier pour me faire ouvrir. Quant au souper, je n’y dois pas songer : messieurs les aubergistes ont leurs lois, et celui-ci m’informe qu’après neuf heures on ne mange plus dans sa maison.


Titusville (Pensylvanie), 17 novembre.

Me voilà dans le pays de l’huile. Ce n’est pas précisément le pays qu’on choisirait pour un voyage de noces. Je me félicite pourtant de voir ce nouvel et curieux aspect de la société américaine. Les pluies, les neiges, la boue et toutes les laideurs de la saison donnent encore plus d’étrangeté à cette espèce de Californie. Figurez-vous une mer de fange où errent quelques trottoirs brisés et raboteux de planches branlantes, des maisons de bois étroites où s’entasse une population débordante pour laquelle on n’a pas le temps de bâtir des abris, une ou deux rues à prétentions, bordées d’hôtels et de boutiques, mais non moins envahies que les autres par l’universel cloaque : là des cafés, des vitrines brillantes, des salles de bal et de concert où mugissent des instrumens de cuivre et grincent des voix éraillées, et partout des tonneaux de pétrole ; partout une atmosphère empestée des émanations de l’huile : voilà l’Eldorado où je viens d’arriver en compagnie de trois ou quatre cents personnes, sur un train aussi encombré que s’il menait à une fête, ou à un lieu de plaisir. Cette cité d’huile et de fange à nom Titusville. Elle n’existait pas il y a sept ans : aujourd’hui c’est une capitale et la tête d’un chemin de fer qui sera continué prochainement jusqu’à Oil-City (la Cité-de-l’Huile), au cœur même de la Petrolia.

On ne peut, à moins de l’avoir vue, s’imaginer l’ardeur avec laquelle cette foule rapace se précipite à la curée. Le pétrole a détrôné l’or. Ouvriers qui cherchent un travail lucratif, financiers ruinés qui viennent tenter la fortune, aventuriers de tout genre, de tout pays et de tout costume, font une course au clocher à qui se jettera le premier dans le cloaque et bouchera la route aux derniers venus. Il pleuvait, la nuit était noire : le train s’arrête ; on se rue pêle-mêle sur l’auberge voisine, dont l’antichambre pleine de monde repousse le flot bigarré. On se met alors en campagne, en procession, plusieurs portant des lanternes, à travers des terrains vagues, le long d’un trottoir étroit et semé de chausse-trapes invisibles dans l’obscurité. À chacune des rues transversales, la colonne hésite, on tâte le terrain, les plus hardis s’aventurent, traversent à gué les fondrières ; quelques-uns des plus pressés s’y enfoncent jusqu’aux genoux. N’importe, on avance toujours, falots à la main, sacs sur les épaules, hommes et femmes au pas de course. Au premier envahisseur les logemens, les lits, les canapés, les chaises ; aux retardataires la pluie et la boue des rues. Je cours comme un forcené, laissant mon bagage à la station et frémissant d’avance à la perspective d’une nuit sans abri dans ce bain de fange ; mais je trébuche dans les bas-fonds, je m’égare, je m’attarde, et j’arrive, les jambes chaussées de deux bottes de boue, pour trouver visage de bois. Pas un matelas, pas une couverture ; on n’était pas sûr de pouvoir me promettre une chaise. Heureusement j’avais des compagnons d’infortune qui furent plus éloquens : le maître de l’hôtel, nous disant de le suivre, s’est mis à faire la ronde à travers la ville, à la tête d’un bataillon dégouttant de pluie, casant celui-ci dans une maison, celui-là dans une autre, me déposant enfin au fond d’une ruelle obscure et écartée, dans une boarding-house dont l’étroite salle d’entrée était si encombrée de monde que je désespérai encore une fois d’avoir cette nuit un toit sur ma tête. Je fus admis cependant à inscrire mon nom sur le registre. Alors je me rappelai mon bagage laissé au chemin de fer, expédition nouvelle où je faillis me perdre, échouer dans les fondrières ou me briser les jambes dans les pièges des trottoirs. Tout en revenant trempé de boue, j’enviais les grandes bottes qui permettent aux indigènes de naviguer dans ce marécage.

Je demande à dîner : on me montre une chambrette où l’on se succède à la file, mangeant à la hâte pour faire place aux autres. Rien de plus bigarré que le petit monde qui s’agite dans cette ruche trop pleine. On y voit pêle-mêle, très différens en apparence et au fond très semblables, des échantillons de toutes les variétés de la société américaine ; je ne dis pas toutes les classes, car les Américains se vantent de n’en pas avoir, et le fait est que si les désirs et les pensées distinguent les hommes plus que les costumes, cette égalité n’est pas un leurre. Ici se confondent toutes les espèces de la famille américaine, depuis le fermier rustique et nasillard jusqu’au spéculateur élégant des villes, assez semblable par son mauvais l’on et son attirail voyant au calicot de notre Paris, depuis l’aventurier barbu à la mine sauvage, au regard faux et louche, dont la main semble toujours voisine du bowie-knife caché sous le collet de sa veste, jusqu’au commerçant calme et rassis qui vient camper ici pour une saison avec femme, enfans et bagages. Les anciens soldats abondent dans cette foule : on n’y voit que pantalons et gilets d’uniforme dépareillés. Voici encore ce type si commun et si parfaitement national du gentleman récent, portant redingote neuve, grosses breloques, longue et épaisse barbe de bouc, et dont le contentement jovial perce à travers ses traits gros et vulgaires. On voit bien à sa mine que l’Oil-Creek a été pour lui un pactole et a rempli d’or ses poches en même temps que d’huile ses tonneaux. D’ailleurs sa bonne humeur sied bien à sa face rouge et rebondie ; mais sa femme, espèce de pimbêche hautaine, dont la figure porte l’empreinte de cette grossièreté inexprimable qui se contracte dans les occupations basses de la vie, se tient raide et fière dans ses atours extravagans et burlesques qu’elle semble avoir empruntés à la chasse d’une relique. On dirait une femme de la halle devenue, par un coup de la fortune, propriétaire du lingot d’or et passant la tête haute au milieu des poissardes, ses sœurs, pour leur étaler ses robes de soie. C’est là encore un type national, et vous savez que je n’ai pas de goût pour ces ladies au regard viril, à la parole hardie, qui savent aller seules au bout du monde, mais qu’on s’attend toujours à voir jurer comme des maîtres d’armes et boire du whiskey comme des charretiers.

J’ai obtenu sur ma bonne mine un lit dans le salon, où je vous écris les coudes serrés, tandis que les dames bavardent auprès de la table et qu’un nègre dresse en rangs serrés nos couchettes surnuméraires. Le maître de la maison, qui, me voyant étranger, m’accable de politesses, m’a dit d’un ton de triomphe que j’aurais un single bed, c’est-à-dire qu’on me réservera pour m’y prélasser tout seul une couchette de six pieds de long sur deux de large. Vous voyez qu’on me traite en grand seigneur.


19 novembre.

Hier matin, à six heures, je m’acheminais vers la station, mon sac à la main, dans les rues de Titusville, où le jour cette fois me permettait d’éviter les fondrières. Le chemin de fer me transportait jusqu’à Schæfer’s-Farm dans un wagon si chargé de monde qu’il semblait ployer sous le faix, et qu’il s’en allait branlant et gémissant, comme près de rompre par le milieu. Voici encore un bouquet choisi de laideurs américaines dans cette boîte étouffée, où l’on fume, où l’on crache, et dont les carreaux restent fermés. Jeunes, vieux, gros et petits spéculateurs, tout le monde s’y bouscule dans la plus grande égalité, sauf quatre ou cinq New-Yorkais à la mode parisienne qui semblent garder un certain air de réserve et de supériorité. Quelques figures distinguées, intelligentes, sympathiques, tranchent et semblent égarées dans cette foule, poussées sans doute dans le torrent des affaires par l’usage universel et par ces mœurs mercantiles qui n’offrent pas d’autre carrière à l’homme de loisir. On cause, on discute, on vend et on achète : le dollar et l’huile sont les seuls mots qu’on entende. Abstraction faite des mœurs démocratiques du pays, n’y a-t-il pas entre les joueurs une fraternité naturelle qui efface toute distinction ? En entrant dans la confrérie, n’ont-ils pas voué au gain le même culte et renoncé à toute autre estime que celle qui s’attache au hasard ou à l’habileté heureuse ? Un joueur laisse sa personne morale à la porte du tripot. Il ne vaut plus que ce que vaut sa fortune, et si l’on considère qu’elle peut s’enfler aujourd’hui pour crever demain, que ce soir elle semble une montagne et ne laissera demain qu’un abîme de dettes, que le riche et le pauvre enfin peuvent changer de rôles eh un jour, on comprend l’égalité qui règne entre le rowdy qui fait fortune et l’aventurier en gants jaunes qui peut tomber à son niveau.

Mais voici Schæfer’s-Farm, un misérable hameau noyé dans un marécage : course au clocher pour déjeuner, course au clocher pour louer un cheval. Je voulais gagner Oil-City le jour même et repartir le soir pour Buffalo ; mais la rivière à débordé, le gué est impraticable, et tous ceux, qui ont tenté le passage en sont revenus l’oreille basse. Il y a, me dit-on, un bateau à vapeur qui va partir et descendre rapidement l’Oil-Creek à la faveur du courant gonflé par les pluies. Fort bien ; mais quand remontera-t-il ? Il y a aussi un chemin par la montagne, mais où un étranger court risque de s’égarer. Peut-on me donner un guide ? Quelle idée ! Il faut partir seul, à l’aventure, ou bien renoncer à l’excursion ; mon parti fut vite pris : on me montra de loin la direction qu’il fallait suivre, et je piquai des deux.

Je gravis d’abord la colline par un sentier presque invisible, puis je m’engageai dans un dédale de chemins boueux et inondés qui cachaient traîtreusement de grosses pierres sous la boue liquide ; les chevaux du pays y sont accoutumés. Je traversai dix vallées, dix torrens ou ruisseaux, demandai mon chemin à toutes les cabanes éparses dans la campagne. Un vieux fermier irlandais faillit me sauter au cou en apprenant que j’étais Français et, comme tel, ennemi né de la perfide Angleterre. Un Français dégénéré, qui ne parlait plus sa langue, me demanda si je voulais acheter de l’huile, Tous ces petits propriétaires me parurent aisés, presque riches : depuis-cinq ans, leurs terres ont pris une valeur énorme. Ceux des fermiers qui n’osent courir eux-mêmes les risques de l’entreprise les vendent par morceaux à des compagnies de spéculateurs qui creusent les puits, achètent les machines, et tantôt se ruinent, tantôt font des profits fabuleux : c’est un vrai jeu de hasard. On aperçoit de place en place, au fond des vallons déserts, les échafaudages vermoulus des puits abandonnés, ailleurs une faible fumée qui indique l’emplacement d’une machine à vapeur en action, plus loin un troupeau errant dans les prairies : l’homme seul est absent ou invisible. Le pays est boisé, verdoyant, fertile, quoique un peu sévère dans cette saison de grisailles monotones. D’abondans cours d’eau arrosent les fonds de vallée, des sources semblent jaillir de tous les fossés. Des plateaux élevés où l’on chemine, on a, par les vallons tributaires, des échappées tout à fait grandioses sur les coteaux de l’Oil-Creek. De grandes forêts de pins en revêtent les parties montagneuses, et mêlent leur noire verdure à la pourpre éclatante des chênes, dont le feuillage résiste à la gelée. Toutes ces lueurs se confondent dans une masse de violet sombre, adouci par la fine vapeur bleue qui baigne les horizons lointains. Les grands arbres, au premier plan, sont dépouillés jusqu’à la dernière feuille ; mais les taillis, plus robustes, ont gardé une couleur sanguine, à la fois brillante et sombre, qui sert comme de repoussoir et de cadre au tableau. Le ciel est gris, mais animé par des nuances bleues, avec des échappées sur un fond pâle et pur qui semble pénétré du froid de l’hiver. Voilà l’aspect de cette campagne en cette saison tardive. De rares maisons y sont parsemées, des chemins incivilisés la parcourent, qui semblent avoir été tracés par l’usage et n’avoir jamais connu la pelle, la pioche ni le rouleau. Un grand sentiment de solitude y règne et s’empare surtout du voyageur, inquiet de s’y égarer. Ce vaste pays, clair-semé d’habitans sans être désert, mal dégrossi sans être inculte, figure assez bien ce qu’étaient nos campagnes il y a quelques siècles, du temps où les romans nous représentent leurs héros voyageant à pied ou à cheval ; mais, le sifflet aigu de la locomotive, le timbre rauque du bateau à vapeur, qui de temps en temps s’élèvent dans le silence, me rappellent que les temps ont changé. — Enfin, après trois grandes heures de cavalcade, je redescendis par un étroit ravin au fond de la vallée, où je trouvai la rivière et l’étrange petite ville qui porte le nom caractéristique d’Oil-City.

Ce lieu est un exemple frappant de la brutalité singulière avec laquelle l’industrie dévaste la nature. Voilà une vallée sauvage, gracieuse et agreste, que quelques années ont transformée en un cloaque immonde et hérissée de baraques odieuses d’où sortent déjà le tumulte et la fumée des grandes villes. C’est bien ici la capitale du pays de la boue. Je n’avais rien vu de comparable à la rue en corniche qui longe la rivière et dessert les innombrables puits dispersés dans la vallée. Las d’une continuelle immersion, j’avise une prairie mêlée de broussailles où le terrain paraît solide ; j’y pousse mon cheval malgré la répugnance singulière qu’il témoigne à y descendre, et tout à coup le voilà enlizé jusqu’au ventre, roulant avec moi dans la vase. J’arrêtai là mon voyage de découverte ; j’en avais assez vu pour me faire une idée du mouvement prodigieux de ce petit coin perdu. Sur une étendue de quinze ou vingt milles, la vallée est pleine de huttes fumantes et d’échafaudages en forme de chèvre où se meuvent une roue et une pompe, une pompe foulante apparemment et d’une grande force, car la profondeur moyenne des puits est de cinq cents pieds environ. L’exploitation est si active qu’en certains lieux la couche d’huile est épuisée, et qu’il y a déjà entre Oil-City et Titusville un millier de pompes hors d’usage. Autrefois l’huile jaillissait a une grande hauteur, comme l’eau des puits artésiens. On n’avait alors qu’à la recueillir, et certaines sources donnaient par jour jusqu’à deux et trois mille barriques : on était forcé d’en modérer l’abondance suivant les besoins du marché. Le pétrole avait alors un grand prix, et quelques puits pouvaient produire jusqu’à 10,000 dollars en vingt-quatre heures. C’était une trop immense richesse pour qu’elle fût durable, et la moyenne du rapport des puits est à présent de 20 dollars par jour. Il y a des huiles plus épaisses qui n’ont besoin d’aucune préparation pour être brûlées ; il y en a de plus légères qu’on distille et qu’on concentre. Tous ces établissemens, moulins et raffineries, s’encombrent dans un étroit bas-fond ; quelques-uns même empiètent sur le lit de la rivière. À chaque instant, de lourds bateau, passent, affaissés sous des piles de tonneaux et entraînés par le courant rapide. Les forêts de pins et la sauvagerie sont à côté. Sauf la route naturelle qu’offre la rivière, et en attendant le chemin de fer, dont les deux bouts commencés doivent bientôt se rejoindre ici même, rien n’est disposé pour ce grand commerce. Cette manière d’improviser l’industrie et de courir au gain à travers tous les obstacles appartient bien au caractère américain. Dans l’ardeur de la concurrence, les conditions même d’une bonne exploitation sont négligées. Là se fait sentir le besoin d’un pouvoir prévoyant et régulateur qui exécute de lui-même les œuvres d’utilité publique que n’entreprendra point la cupidité jalouse et hâtive de l’individu. Témoins de l’excessive intervention de notre administration dans nos affairés, prenons garde de juger ab irato et de tomber dans l’excès contraire en affirmant qu’il suffit de laisser faire pour que tout se fasse. Rien de meilleur que les entreprises particulières et spontanées, lorsqu’elles s’exécutent. Il faut pourtant qu’il y ait un pouvoir chargé d’y pourvoir d’office, quand l’initiative individuelle est en défaut. Ce qui me semble mauvais dans notre centralisation française, ce n’est pas tant le devoir que l’état s’impose de faire et le droit qu’il s’arroge d’en exiger les moyens que le monopole qu’il se réserve et la défense faite à tout autre de marcher sur ses brisées. Ne vous mêlez pas des affaires d’autrui, n’imposez pas aux localités vos plans, vos ingénieurs et vos convenances ; mais, lorsqu’elles ne feront pas ce qui est nécessaire au bien public, ayez le droit de vous en occuper vous-même.

À mon retour, la nuit, cette nuit brusque, sans crépuscule, qui est particulière au ciel d’Amérique, m’a surpris à mi-chemin. L’obscurité devint bientôt si profonde qu’il fallait deviner plutôt que se conduire. C’est une chose assez mélancolique qu’une telle promenade dans un pays inconnu, à la nuit noire, quand on risque de s’égarer, et que tous les chiens du voisinage à une lieue à la ronde saluent votre approche d’aboiemens furieux. Çà et là, une lumière brillait à l’horizon, elle s’éteignait vite. Mon cheval, fatigué chancelait dans les fondrières, trébuchait sur les pierres roulantes ; il semblait inquiet et étonné. Une fois, au détour d’un chemin, nous ne fûmes pas d’accord : je poussai à gauche, il tourna à droite. Je l’arrêtai au tournant même et le livrai à sa sagacité : il flaira, flaira encore, et ne se décida point. Grande anxiété : j’écarquillais mes yeux pour percer les ténèbres. J’aperçus vaguement une forme noire en face de moi ; je crus reconnaître un arbre isolé qui m’avait guidé le matin. J’approchais ; j’étais déjà sur la colline, et je voyais à mes pieds le village étinceler de lumières. Encore quelques pas, et je touchais au but ; mais comment retrouver le sentier de la forêt ? Tous les chemins semblaient disparaître et s’effacer parmi les broussailles. Trois fois mon cheval désorienté s’égara dans les fourrés ; trois fois il fallut le ramener à tâtons. Guidé par des aboiemens, je gagnai à travers bois une maisonnette ou tremblotait une faible lueur. Je frappai. Une voix de femme me dit de passer mon chemin. Je m’éloignai avec une meute de chiens de garde à mes trousses. Je marchai longtemps, tirant derrière moi mon cheval qui trébuchait. Je revins encore à la chaumière, frappai bruyamment, réveillai le paysan, terrifiai sa famille. Enfin il prit sa lanterne et me remit dans le bon chemin. Je compte pour rien un bain de pieds que je pris dans le marais en débouchant au fond de la vallée. Si étoilée que fût cette nuit sans lune, la perspective de coucher dans la forêt jusqu’au point du jour, exposé à la gelée des nuits de novembre et au vent du nord, déjà aigre, n’avait rien d’assez romantique pour me séduire, et je me trouvai heureux dans un bon lit.

Ce matin, en me réveillant, il faut moi-même gratter mes souliers, faire sécher mes habits, laver une partie de mon linge. A. Titusville, on avait refusé absolument de cirer mes bottes ; cette fois, l’hôtelier, plein de prévenance, m’a confié la brosse et le cirage. Étrange pays et monde plus étrange encore ! Rien ne fait mieux toucher du doigt le ressort moteur de cette société, mieux comprendre à quel point l’amour du gain domine toutes ses passions, tous ses goûts, tous ses plaisirs, et lui fait sacrifier la chose même qui doit lui être la plus chère, ce bien-être matériel qui est pourtant le but de ses peines. Partout ailleurs un pareil cloaque serait le refuge des désespérés ou de ces aventuriers hardis, endurcis, prêts à tous les métiers, bande pillarde que toute industrie nouvelle, comme toute armée en campagne, traîne à sa suite. Ici au contraire c’est la maison de jeu où les capitalistes viennent risquer leurs fortunes, le Baden-Baden où les enrichis d’hier viennent chercher les émotions du tapis vert. Ce qui les attire, c’est le risque même, l’incertitude d’un jeu qui peut les ruiner demain, c’est en un mot la bourse de l’huile, qui est venue s’établir au lieu même du marché. Je monte en chemin de fer : on y joue. J’entre dans une auberge : l’antichambre et la salle à manger sont de petites bourses où les transactions se poursuivent entre le grog et le café. Je rencontre deux cavaliers clapotant dans un marais : soyez certain qu’il y a entre eux quelque opération aléatoire sur l’achat d’un terrain, le percement d’un puits, les prix de la semaine prochaine ou de la fin du mois. Le jeu, toujours le jeu, voilà la vie de ces sauvages bottés et boueux qui se privent, pour voir de plus près les cartes, de toutes les aises et de toutes les jouissances de la vie.

Chez nous, la satisfaction de ce vice est entourée de toute sorte de séductions. Ici la passion en est si puissante, si impérieuse, qu’elle se suffit à elle-même. L’avidité de l’Américain est héroïque et intrépide. Il va, comme le plongeur de Schiller, ramasser la coupe d’or au fond du gouffre de Charybde ; mais il va aussi (passez-moi la métaphore) déterrer le sou de cuivre au fond des égouts.


Érié, 19 novembre.

À présent que j’ai fait ma visite à la cour du roi Pétrole, laissez-moi vous dire en peu de mots son histoire. Le roi Pétrole est d’origine récente, bien que déjà le rival du roi Coton. Ses premiers serviteurs furent les Indiens, qui employaient cette huile minérale dans leurs cérémonies religieuses et l’appliquaient en onguent aux blessures. Il se cachait alors dans les entrailles de la terre, et ne se manifestait au dehors que par des sources clair-semées qui se mêlaient aux rivières, et dont le produit flottait sur les eaux. Les Français furent les premiers qui tentèrent de le délivrer de sa prison. On montre encore les excavations qu’ils pratiquèrent pour découvrir sa demeure souterraine. En 1845, des mineurs firent jaillir une source à Tarente, près de Pittsburg. C’est douze ans après seulement que les grands travaux commencèrent à Titusville. En 1860, il y avait déjà 2,000 puits en activité. En 1862, ils produisaient 300,000 barriques par semaine. En 1863 enfin, la valeur des exportations faites en Europe s’élevait à 6 millions de dollars. Cependant on découvrait d’autres sources dans l’Ohio, en Virginie, au Canada, dans les états de l’ouest et dans l’Utah, sur la grande route du Pacifique. Celles de la Virginie occidentale et de Marietta, dans l’Ohio, sont déjà en plein produit. On estime à 62,000 milles carrés dans, huit états seulement l’étendue du gisement de houille bitumineuse qui produit le pétrole. Il y a là une richesse incommensurable. Malgré l’épuisement d’un grand nombre des sources les plus abondantes, l’industrie du pétrole se développe avec une merveilleuse rapidité : elle occupe des milliers de bras, elle fait tourner toutes les têtes, et vous avez vu avec quelle fureur la spéculation s’y précipite.

Il y a deux classes en Amérique : ceux qui travaillent de leurs mains, et ceux qui spéculent sur le travail des autres. Tandis que la classe des travailleurs est toujours trop restreinte pour les besoins du pays et que l’émigration y fournit à peine, celle des spéculateurs pullule et excède toujours les besoins vrais du commerce. Voyez ce type ordinaire du commerçant nomade, homme sec, maigre, osseux, ridé, maladif, dont l’œil semble toujours absorbé dans des calculs financiers. C’est là le vrai Yankee. Ne lui imposez pas d’autre métier : il est actif plutôt que laborieux. Il sait courir le monde, songer à vingt affaires à la fois, débrouiller l’écheveau d’un négoce multiple et embarrassé ; mais il laisse aux étrangers, aux Allemands, aux Irlandais, aux Canadiens, les travaux rudes et manuels. Lui-même se vante de ne travailler que de la tête et de faire mouvoir ces machines grossières sans même lever le bout du doigt. J’avais déjà observé au Canada l’inégale répartition du travail entre les deux races. Le Yankee, revenu de ses promenades commerciales, s’assied dans son bureau ou dans sa boutique, la chique à la bouche, un journal à la main et les jambes en l’air, attendant le chaland avec une nonchalance royale et causant politique avec les hommes d’état du voisinage. Le soir, il va au café jouer sa partie de billard et prendre son punch. Pour quelques commerçans sérieux, combien de ces trafiquans parasites qui donnent aux affaires l’allure incertaine du jeu, et qui sont les dignes pendans de notre bourgeoisie rentière, comme elle consommateurs qui ne rendent pas ce qu’ils ont dépensé ! Ils ne sont pourtant pas inutiles : ils donnent de l’activité aux transactions, du mouvement aux capitaux. Enfin la nature n’est pas encore lasse de fournir chaque jour un aliment nouveau à ces foyers dévorans : c’est la véritable cause de leur succès. On attribue au bienfait de la démocratie la grande facilité de s’enrichir que trouvent ici les hommes entreprenans. Il est vrai qu’en distribuant également l’éducation sur tout le peuple, elle met sur la même ligne les concurrens qui se disputent la fortune, elle abaisse ces barrières morales qui ferment encore, ou du moins rendent difficile chez nous l’entrée de la carrière ; mais la grande raison de cette aisance générale, c’est l’abondance naturelle qui convie tout le monde à la curée. Supposez en Amérique toutes les terres occupées, toutes les mines exploitées, toutes les campagnes peuplées comme les nôtres ; prévoyez un instant l’Amérique de l’an 2000, et dites-moi si vous la voyez encore aussi riche et aussi active qu’à présent.

En somme, le caractère des peuples dépend des circonstances où la nature et leur passé les placent. Je ne fais pas reproche au peuple américain d’être spéculateur, pas plus qu’au peuple français de s’endormir volontiers sur les revenus tranquilles d’un capital inamovible. Comment les Américains ne seraient-ils pas avides ? Comment l’amour du gain ne serait-il pas l’âme de leur société ? C’est la raison même de leur existence. L’Amérique n’est plus, comme autrefois, le refuge des persécutés et des proscrits, la terre promise de ceux qui cherchent la liberté aux quatre coins de l’horizon. Il y a longtemps que la Nouvelle-Angleterre ne reçoit plus ces fortunes acquises, ces élémens d’une société toute faite qui n’ont eu qu’à s’implanter au sol nouveau. Le temps des pèlerins et des quakers est passé : ils n’ont laissé leur trace qu’à la forme générale de la société américaine et aux institutions politiques qu’ils lui ont léguées : les matériaux de l’Amérique sont à présent les rebuts de l’Europe. Ce qui lui imprime son mouvement infatigable, son prodigieux développement, c’est justement l’amour du gain, poussé souvent par le besoin. La société américaine est en un mot une société de nécessiteux enrichis, en voie de s’enrichir, ou venus pour s’enrichir. Ils se jettent sur leur proie comme des affamés : ils n’en seront pas rassasiés de si tôt.

Lors même qu’ils auront assouvi leur voracité première, il faudra mainte génération pour que la soif de l’or soit étanchée ; il faudra même quelques déboires, et l’expérience que le métier profite moins que par le passé. Voit-on souvent chez nous les rois de la finance se retirer dans leurs vieux jours et renoncer à l’appât des gains immodérés ? Et pourtant nous sommes un peuple à préjugés aristocratiques, dédaigneux de la richesse ainsi gagnée, ami de la stabilité et de la durée, qui encensons souvent les fortunes récentes, mais qui sommes impitoyables pour celles qui tombent, montrant alors le mépris caché sous nos adulations. Rien de pareil en Amérique, rien qui puisse décourager le spéculateur et lui faire même entrevoir un autre genre de vie. Les lois, qui chez nous favorisent le loisir, se joignent ici aux mœurs pour stimuler l’esprit d’aventure. Le père n’est point tenu de léguer son héritage à ses enfans ; souvent il le distribue de droite et de gauche, soit par ostentation, soit par bienfaisance, et les pousse dans le monde, livrés de bonne heure à eux-mêmes, obligés de se bâtir un foyer. Les fortunes se font et se défont à chaque génération, sinon plusieurs fois dans la vie de chacun : il faut revenir au tourbillon des affaires alors même qu’on aurait le désir de mener sa barque au port. Point de ces fortunes toutes faites ni de ces brillantes sinécures que les aristocraties réservent à leurs déshérités, point de ces occupations libérales dont le goût public peut faire une carrière et un gagne-pain ; mais en face et à la portée de tous le rêve californien, le monceau d’or illimité de la spéculation. Faut-il s’étonner si tout le monde s’y précipite, et si, dans cette démocratie, la politique même est méprisée des spéculateurs ? Ils la considèrent comme un pis aller pour les incapables, ou comme un moyen détourné de parvenir à la fortune. On est d’abord besoigneux, et l’on devient avide. Traditions, mœurs, exemples, origine ou même nécessité, tout concourt à faire la spéculation reine de la société américaine. Son empire y est absolu, incontesté, inévitable. On vous demande si vous spéculez comme on demande si vous mangez, — deux choses également inséparables de la nature humaine. Mettez de côté vos rigueurs, vos aversions, vos délicatesses exagérées ; sinon, vous passez pour un dédaigneux aristocrate.

Je vous écris debout, dans un bar-room plein de bruit et de monde, où un retard du chemin de fer me condamne à passer la moitié de la nuit. La chose est si fréquente qu’elle lasserait la patience d’un saint. Je suis parti de Schœfer’s-Farm à midi, comptant arriver à Buffalo vers dix heures : ainsi le voulaient les règlemens ; mais à Corry nous reçûmes l’avis que nous ne serions à Buffalo que le lendemain matin. Pendant quatre heures, nous avons piétiné au bord de la chaussée, dans le brouillard et sous le vent froid du soir. Corry est un point important, où se réunissent trois ou quatre chemins de fer ; mais la munificence des compagnies n’a pas trouvé de quoi bâtir autre chose que deux guérites de planches où se tiennent les vendeurs de billets, et où la foule se bat pour les prendre. Je suis en ce moment à Erié, au bord du lac de ce nom, prêt à monter dans le train de Buffalo, qui passera dans une heure ou deux.


Buffalo, 20 novembre.

Je suis arrivé ici au point du jour ; je n’ai pu fermer l’œil. Toutes ces fatigues m’ont un peu éprouvé. Je me décide à retourner droit à New-York, où je passerai quelques jours à graisser les roues de ma machine avant de continuer mes pérégrinations.

Je viens de me promener dans Buffalo. C’est une immense ville avec d’immenses rues, bordées d’immenses maisons, avec un immense lac devant elle, d’ailleurs d’une nudité, d’une platitude et d’une monotonie désolantes. Les rues centrales, bâties en brique et cuirassées d’enseignes de tout genre, portent le signe d’une activité commerciale endormie aujourd’hui de ce glacial sommeil des dimanches qui ressemble à un deuil public. Les omnibus, qui roulent toujours, sont les seules choses vivantes qu’on y rencontre. J’ai été jusqu’au port, qui se ramifie dans la ville par plusieurs canaux : il y règne, même le dimanche, une grande activité. Tout le long des quais, et sur une langue de terre où îlot de sable qui abrite les bassins du port, se dressent, comme à Chicago, trente ou quarante de ces gigantesques greniers à blé ou élévateurs qui sont hauts comme des clochers, et dont le nombre, les proportions colossales disent assez quel est le grand commerce de la ville. Buffalo, qui n’était rien il y a trente ans et qui maintenant compte plus de cent mille âmes, est de ce côté la tête de la navigation des lacs et tient dans l’est la même place que Chicago dans l’ouest. Tous les produits de l’ouest viennent y aboutir et séjourner dans ses entrepôts, d’où ils se répartissent dans l’intérieur ou gagnent par les canaux le marché de New-York. De quelque côté qu’on regarde l’horizon du lac Érié, on le voit toujours parsemé de voiles grises et de colonnes de fumée noire.

Buffalo est une des villes les plus rigides des États-Unis. L’ardeur religieuse de ses habitans est proverbiale, ainsi que l’âpreté des sectes nombreuses qui s’y disputent les âmes. Méthodistes, baptistes, indépendans, épiscopaliens, unitairiens, catholiques, etc., luttent de sermons, de pamphlets, de vociférations et d’austérités. Le dimanche, les congrégations sont en permanence, la moitié de la population vit à l’église : c’est pourquoi la ville est déserte. En revanche, quel sabbat dans les temples ! Toute la journée j’ai entendu des hurlemens, des exclamations, des cliquetis de voix, puis des chants, puis des cris incohérens, sortir du toit d’un édifice que mes fenêtres dominent. Qu’est-ce donc ? Un combat de coqs, une boxe, un meeting, une salle d’armes ? Le dimanche rendait toutes ces suppositions impossibles. Enfin, à la faveur du silence du soir et d’une inspiration plus bruyante de l’orateur, le sens de ce vacarme a pénétré jusqu’à mes oreilles à travers mes fenêtres et mes volets fermés. Cet édifice est la salle de prières d’une congrégation pieuse, et cette voix aigre, gutturale, glapissante, semblable à celle d’un fou furieux, est celle d’un saint ministre ou de tout autre inspiré de l’esprit divin qui adresse avec « enthousiasme » une apostrophe suppliante au Seigneur. J’entends ce mot : o Lord, revenir sur toutes les notes du glapissement pleurard ou du hurlement frénétique. Cet homme a sans doute les pieds sur des charbons ardens. On entend aussi des frémissemens, des murmures, des cris étouffés dans l’auditoire, Évidemment ce père de l’église est fort goûté de ses fidèles, et l’on, se répétera demain combien la veille sa parole était savoureuse. Puis on chante un hymne sur toutes les notes fausses connues et possibles. Enfin une autre voix s’élève, une voix de femme cette fois, que les murs de l’édifice étouffent, mais que j’entends assez pour comprendre qu’elle imite avec succès les lamentations et les frénésies du prophète. Celui-ci ébranle encore une fois la voûte des cieux, et un hymne nouveau clôt la séance, qui s’achève en ce moment même. Anabaptistes, mormons ou trembleurs, je ne sais pas à quelle secte appartiennent ces possédés. Ce sont à coup sûr de grands insensés ou de grands imposteurs, peut-être l’un et l’autre à la fois, tant la nature humaine est complexe ! Les Américains aiment les crises de nerfs : en religion comme en politique, le délire est pour eux la suprême éloquence. Vous rappelez-vous les prédicateurs napolitains de San-Gaëtano ? Ils ont des poumons et une furie à faire tomber les murailles de Jéricho : leurs rages de dents sont pourtant à ces convulsions surhumaines comme une canzonette légère à quelque grand morceau de Verdi.


New-York, 22 novembre.

J’ai assisté hier en chemin de fer à une petite représentation de politique intime. Six ou huit soldats démocrates montèrent dans le wagon et mirent leurs langues à leur aise. Ces scènes grossières ne peuvent être rares dans un pays où l’observation des convenances est livrée, comme celle des lois, à la bonne volonté individuelle. Je suis même étonné de rencontrer tant de soldats décens et paisibles quand aucune discipline ne les force à se bien tenir, et qu’ils peuvent si aisément prendre le haut du pavé. Mes aimables compagnons se mirent donc à causer et à blasphémer politique, se damnant l’un l’autre à chaque parole, et damnant surtout les nègres, auteurs de la guerre civile. Un brave homme qui voyageait avec sa fille s’impatiente et s’approche d’eux poliment. « Gentlemen, je vous rappelle qu’il y a des règlemens contre la grossièreté de langage. » Là-dessus, tolle général : ces gentlemen ne souffrent pas qu’on leur enseigne les bonnes manières, ni qu’on fasse avec eux l’aristocrate. « He is a damned black republican[10] ! — Dieu me damne si nous avons dit un damné mot qui puisse blesser l’oreille des dames ! — Es-tu ministre, old man ? » et tout ce qu’un soldat peut vomir d’injures sans en avoir honte. Cependant, intimidés malgré eux, ils se levèrent au bout de quelques minutes et passèrent, tout en jurant, dans le car voisin. Un seul resta, un tout jeune homme, un peu ivre, qui se mit à attaquer successivement chacun de nous en répétant : « Je tue l’homme qui ne dira pas hurrah pour Mac-Clellan. » Le premier qu’il entreprit était un vieux fermier en cheveux blancs, qui le remit à sa place avec bonté en se penchant vers moi pour maugréer contre « ces diables de soldats. » Je fus le second à soutenir l’attaque : notre homme s’assit brusquement près de moi, et, me mettant le poing sous le nez, me demanda si j’étais républicain ; mon silence obstiné le découragea. Il alla gesticuler plus loin jusqu’à ce que le conducteur, d’une mine souriante et gracieuse, vînt lui faire quelques remontrances ; Personne n’osa le jeter dehors.

C’est que l’uniforme commence à être redouté en Amérique. Ici, dans l’état de New-York, les soldats se contentent de faire du bruit ; mais ailleurs, dans le Tennessee, dans la Louisiane, en général dans tous les états où ils règnent du droit de la guerre, ils tuent, et ce sont des offenses vénielles. Le vice-président et gouverneur militaire du Tennessee, André Johnson, harangua dernièrement à Nashville un meeting de gens de couleur. « Deux personnes, raconte paisiblement le journal, y perdirent la vie. » L’un d’eux, un soldat, venait de crier assez sottement : Hurrah for Mac-Clellan ! Il fut aussitôt entouré et shot, comme le dit la langue anglaise avec son énergique concision. L’autre jeta des pierres aux orateurs, et la garde l’abattit à coups de fusil comme il essayait de s’enfuir. On ajoute qu’un mulâtre fut tué en manière de vengeance par les camarades du soldat qui avait crié hurrah for Mac-Clellan ! Cependant les orateurs continuaient leurs harangues. De tels actes, encouragés par l’impunité, ont une signification terrible. Ne se plaignait-on pas l’autre jour que le président eût fait grâce à un officier confédéré qui devait périr en rétaliation des crimes commis par les rebelles ? La justice, disait-on, veut que ce prisonnier périsse. Étrange idée de la justice chez une nation chrétienne !

On parle aussi de l’arrestation arbitraire du lieutenant-gouverneur du Kentucky, Jacobs, et de son bannissement au pays des rebelles. Je le crois depuis longtemps engagé dans une complicité coupable avec l’ennemi. Les démocrates se plaignent de ce châtiment sommaire qu’aucun jugement n’a prononcé, et que ne suffit pas à justifier la suspension extraordinaire du droit l’habeas corpus ; ils y voient un attentat criminel à la constitution et aux libertés publiques. Ces mesures pourtant sont inévitables dans un pays où les lois laissent le gouvernement désarmé.

C’est là justement le défaut, quelques-uns disent l’avantage de la démocratie américaine. L’autorité du gouvernement y est pour ainsi dire élastique, et pourvu que l’opinion générale la soutienne, l’arbitraire peut s’y établir à la faveur même de la liberté. La loi n’a rien prévu. La licence et l’arbitraire se donnent la main contre elle et s’entr’aident à empiéter sur un domaine qu’elle ne sait pas défendre. L’imprévoyance, il faut le dire, est le vice naturel d’une législation de hasard, improvisée pour subvenir aux premiers besoins d’une société nouvelle, comme ces maisons de bois grossières qui servent d’abri provisoire aux pionniers. Il est aussi dans la nature du règne populaire d’imprimer à la législation une allure violente, capricieuse, une instabilité qui la discrédite. Enfin la diversité, les contradictions flagrantes des lois locales, le conflit perpétuel qui s’élève entre la loi de l’état et la loi de l’Union, rendent illusoire l’emploi de la répression légale, et impossible, aux époques troublées, l’usage de cet instrument compliqué. Tout se fait alors par exception. Ni principes, ni mesurés générales, ni régularité dans l’emploi de la force : la société vit d’expédiens, au jour le jour.

Est-ce là notre idéal ? Ne faisons-nous pas une confusion entre la théorie du gouvernement démocratique à l’américaine et la théorie dite constitutionnelle des gouvernemens libres de l’Europe ? Celle-ci veut que les représentans de la nation gouvernent par l’entremise de la loi qu’ils ont faite, et dont l’autorité suprême fait plier un pouvoir exécutif qui n’est qu’un instrument. Que voyons-nous ici ? En face de ces corps électifs qui font les lois se dresse un autre pouvoir, non moins émané du suffrage populaire, non moins autorisé à s’en dire le représentant, dont les fonctions peuvent s’élever jusqu’à l’exercice de la dictature. La république française s’est donné un président élu directement par le peuple. Malgré la fiction des deux degrés, le président des États-Unis est lui-même l’élu immédiat du suffrage populaire. Dans chacun des états, il y a un gouverneur directement élu par le peuple. La constitution des États-Unis donne bien au congrès le pouvoir de déposer le président : mais quand donc a-t-on usé de ce droit terrible ? Ce n’est pas devant le congrès qu’il est responsable, mais devant le peuple, et au jour de l’élection seulement. Les ministres sont de purs agens, responsables envers lui seul, et qui ne peuvent être déposés que par lui. Il y a même des états où le suffrage populaire les désigne en même temps et les investit du même prestige que le magistrat suprême. La démocratie veut avoir dans le pouvoir exécutif un serviteur immédiat, dépendant d’elle seule, un agent révolutionnaire qui puisse au besoin braver les lois. Ce serviteur peut devenir un maître, quand aux instincts de la démocratie ne se joint pas, comme en Amérique, l’usage ancien de la liberté.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août, du 1er et 15 septembre, du 1er octobre et du 1er novembre.
  2. M. Auguste Belmont est un des chefs du parti démocrate.
  3. « Trois cheers pour le père des greenbacks ! »
  4. M. Reverdy Johnson, sénateur démocrate de l’état du Maryland, qu’il ne faut pas confondre avec Andrew Johnson, ancien sénateur du Tennessee, aujourd’hui président des États-Unis.
  5. Voyez sur les fraudes électorales commises à Baltimore par les démocrates la Revue du 1er novembre.
  6. Au mois de mai dernier, M. Schuyler Colfax, ancien speaker de la chambre des représentans, et quelques autres hommes politiques distingués firent au pays des mormons une visite qui ressemblait bien à une ambassade. On les reçut à bras ouverts, et M. Colfax put, à un grand meeting tenu en son honneur dans la ville du Lac-Salé, parler de la pluralité des femmes comme d’une coutume barbare que ne pourraient longtemps tolérer des voisins civilisés ; il exhorta ses auditeurs à y renoncer, en les assurant de la bienveillance des États-Unis, qui seraient heureux de voir en eux des amis et des frères. Autrefois les mormons l’auraient lapidé pour avoir tenu ce langage ; il faut que les temps soient bien changés.
  7. Voyez la Revue du 1er septembre.
  8. Cette odieuse législation, tombée d’ailleurs en désuétude et battue en brèche par le parti abolitioniste, a depuis lors été réformée ; mais on n’a rien changé à la partie relative au mariage : l’union des deux races reste sévèrement prohibée.
  9. « Déchirez le brillant mensonge ! »
  10. Black republican, républicain nègre ; c’est l’injure habituelle adressée par les démocrates aux abolitionistes.