Huit femmesChlendowski (p. 171-182).


XXXV

Une trahison.


» Déjà depuis deux jours M. Primrose attendait Edwin ; déjà il dirigeait avec quelqu’impatience sa longue vue du côté de la mer où il devait paraître, lorsqu’il crut découvrir une voile à l’horison. Sarah, qui l’observait, le lut dans ses traits qu’elle vit s’épanouir. Dès qu’il eut quitté la fenêtre, elle y courut elle-même, et n’eut besoin que de son cœur pour découvrir la voile du léger navire d’Edwin, que bientôt elle crut reconnaître lui-même et voir au loin lui tendre les bras.

» L’étranger, qui jusqu’à ce moment avait vu Sarah pâle et pensive, fut frappé de l’éclat de ses yeux et de la vive rougeur de son teint, lorsqu’elle entra dans sa chambre, où était M. Primrose, en criant :

» — C’est lui ! je l’ai reconnu ; il est tout près ; il touche au port. Oh ! je l’ai reconnu.

» Il pensa qu’elle aimait beaucoup son frère, et ils retournèrent tous à la fenêtre, où, malgré le secours de la longue vue, M. Primrose ne put distinguer son fils.

» Comme il se disposait à courir au rivage, l’étranger, qui voulait y descendre avec lui, voyant que Sarah balançait à les suivre, lui prit la main pour la conduire au-devant d’un frère qu’elle paraissait tant chérir. M. Primrose, qui marchait toujours ne l’avait pas défendu, et Sarah se laissa conduire sans répondre et sans résistance.

» Ils n’étaient pas au tiers de la montagne quand ils virent accourir Edwin, qui, se jetant, pâle et sans haleine, dans les bras de son père, ne put proférer que ces paroles :

» — Où est Sarah ?

» — Mon fils ! lui dit-il, votre seconde pensée sera du moins pour moi !

» — Ma vie pour vous, mon père ; mais ma terreur pour elle.

» — Quoi ! quelle terreur, cher Edwin ? ne la voyez-vous pas descendre au-devant de vous ?

» — Ah ! oui, je la vois ! s’écria-t-il en lui tendant les mains ; puis retombant dans les bras de son père, qui, surpris d’un tel désordre, allait le lui reprocher, Edwin reprit vivement :

» — Pourquoi Sylvain a-t-il quitté Sainte-Marie sans moi ? aviez-vous ordonné qu’il m’y laissât, mon père ? comment trompiez-vous mon obéissance, au moment où j’y cédais avec tant de respect ?

» — Je ne vous entends pas, mon fils ; où est Sylvain ?

» — Ici, sans doute, répondit Edwin avec plus de frayeur.

» — Il n’est pas ici, dit M. Primerose.

» — Pas ici ! pas à Sainte-Marie ! il a donc fui, le scélérat !

» — Ne dites pas ce mot, Edwin ! s’il est injuste, comment le réparerez-vous ? votre pitié devient-elle furieuse !

» — Malédiction sur ce monstre qui t’a trompé, mon père ! Il a fui, te dis-je ; il a quitté l’île pendant la nuit, emportant avec lui ta fortune. Voilà ma haine et les craintes du Suédois justifiées.

» M. Primrose, toujours maître de lui, quoiqu’il fût saisi d’un horrible soupçon, entraîna son fils avec empressement, pour éclaircir sans témoins cet effrayant mystère.

» L’étranger, qui ne concevait rien aux exclamations du fils et au trouble du père, n’osant se mêler à la scène de désolation qu’il prévoyait, rentra chez lui presque aussi inquiet que ces trois infortunés.

» Les éclaircissemens ne confirmèrent que trop les alarmes.

» — À peine le perfide intendant s’était-il vu possesseur du trésor qui lui était confié, que, sous le prétexte d’aller avertir de leur retour à Saint-Barthélemy le capitaine qui les avait amenés, il disparut avec le bâtiment, dont le patron était sans doute le complice de sa trahison. Il avait choisi l’heure où tout le monde dormait encore. « Et moi, poursuivit Edwin, qui l’attendais avec confiance, éveillé toute la nuit par l’idée de te revoir, j’appelais ce jour funeste comme l’un des plus beaux de ma vie. Juge de mon impatience, quand la matinée s’écoula sans ramener Sylvain ! Cédant à mon agitation, je courus vers la rade, où mes yeux effrayés cherchèrent en vain le navire qui nous y attendait la veille. Ma première pensée ( coupable pensée ! ) fut que ce traître m’abandonnait la par ton ordre jusqu’au moment où, seul et sans Sarah, tu viendrais m’y reprendre. Je demeurai suffoqué de douleur, et détestant ( pardonne-le moi, mon père ! ) ma confiance dans tes paroles. Je regagnai la maison du Suédois, ne doutant pas qu’il ne fût instruit de tes desseins. La confusion de mes idées me permit à peine de lui raconter cette disparition subite de mon guide, et le chagrin dont j’étais pénétré. Mais, au lieu de me dire, comme je m’y attendais, qu’il était averti par toi, sa surprise fut égale à la mienne, et je devinai promptement à ses discours que sa méfiance s’éveillait sur des craintes, mon Dieu ! plus réelles pour toi-même, et que je rejetai d’abord avec horreur. Les miennes se portaient toutes vers Sarah, que je supposais en butte aux persécutions de cet homme affreux. Ne pouvant d’ailleurs recueillir aucun autre indice sur cette inexplicable fuite, je partis le jour même, aidé du Suédois, qui tremble en ce moment pour nous, et déplore notre confiance, dont tu seras la plus chère, la plus respectable victime.

» M. Primrose qui avait écouté ces tristes détails, tomba sur sa chaise, comme un homme frappé de mort, dès qu’Edwin eut cessé de parler.

» Son Edwin, son unique enfant, était donc dépouillé de leur héritage, et l’était par la faute de son père ! Le désespoir dans les yeux, il avança vers lui ses mains convulsives, et ne put que lui dire :

» — Pardonnez-moi, mon cher fils !

» Les sanglots d’Edwin, ses tendres étreintes, les baisers dont il couvrait le front glacé de son père, ne l’arrachaient pas au profond accablement où il était tombé.

» — Mon père ! lui répétait Edwin, mon adorable père ! revenez à vous ; je suis à vos pieds. Si vous voulez que j’y meure de votre tristesse, qui vous consolera ? Écoutez ! vous n’avez pas tout perdu : me voici ; je travaillerai, mon père ! mes forces, mon âge, ma vie, tout est à toi ; mais si tu m’aimes, parle-moi ; ne fixe pas sur moi ce regard qui brise mon ame et mon courage !

» M. Primrose, sans lui répondre, jeta ses bras au cou d’Edwin, qu’il pressa sur sa poitrine avec de sourds gémissemens.

» Sarah n’avait rien dit. Sarah n’avait mêlé ni ses larmes ni ses caresses aux consolations et aux caresses d’Edwin. Sarah, pâle et muette, était sortie précipitamment ; elle les avait laissés tous deux abîmés dans les bras l’un de l’autre.

» M. Primrose la chercha des yeux avec étonnement ; son ame, ulcérée par le trait de la plus noire ingratitude, ne put se défendre d’un sentiment amer en ne voyant plus Sarah.

» — Quoi, dit-il, elle s’éloigne dans un tel désastre, sans parler, sans un signe d’intérêt à notre sort ! Arsène déjà s’est enfui. O mon Edwin, continua-t-il avec un triste sourire, je ne suis aimé que de vous !

» — Mon père ! s’écria vivement Edwin, quelque part qu’elle soit, elle t’aime et elle pleure !