Huit femmesChlendowski (p. 75-92).


XXIX

L’esclavage.


Sarah, de son côté, confondue de l’orage qui venait d’éclater, mais ne redoutant que pour son fidèle Arsène le regard odieux que Sylvain avait lancé sur elle, se tenait dans le silence de peur d’irriter Edwin. Triste, elle s’arrache tout à coup d’auprès de lui, et ce soir Edwin en ressent une douleur qu’il n’a jamais éprouvée. Il voudrait la poursuivre et ne l’ose plus. Son cœur bat avec une violence inconnue ; Edwin n’est plus un enfant, et ce n’est qu’avec l’effort d’un devoir accablant qu’il se décide à chercher le repos dès qu’il l’a perdue des yeux sous la longue galerie qui les sépare pendant leur sommeil.

» Personne ne dormit cette nuit dans l’habitation. Edwin croyant lire encore auprès de Sarah, lui donnait mille fois les noms que recélait son livre. Sarah les écoutait en silence, et les cachait dans son ame comme un présent d’Edwin. Ces noms troublaient son sommeil, mais ils l’enchantaient. L’avare Sylvain, qui ne voyait plus qu’un rival dans son jeune maître, sentait courir son sang de la tête au cœur avec une effrayante rapidité.

» M. Primrose, plongé dans un tardif repentir, songeait aux moyens de remplir sans rigueur ses devoirs de bienfaiteur et de père. Il reconnaissait qu’une action louable entraine souvent après elle de grands sacrifices ; et, pour la première fois, il se sentait effrayé d’avoir été bon. Ses idées flottaient encore incertaines quand le jour parut.

» Supposant enfin qu’il s’alarmait à tort des sentimens de son fils pour Sarah, se flattant que les craintes de Sylvain les lui avaient exagérés, que la jeune fille était d’ailleurs trop simple pour les comprendre et pour y répondre, il voulut l’interroger la première, ou plutôt lui annoncer le changement prochain qu’il préparait dans son sort. Ne trouvant pas de repos en lui-même, il crut aller au-devant s’il cherchait Sarah qu’il savait toujours levée avec le jour. En effet, Sarah était descendue au jardin, où elle nourrissait elle-même quelques oiseaux des îles. Jamais il n’avait si bien regardé cette figure ravissante, devenue plus belle de l’émotion de la veille, sa taille svelte, ses grâces délicates, ses yeux où le ciel se peignait lui-même ; il s’arrêta. Un sentiment de justice lui fit penser, peut-être, que celui qui n’avait pas connu Jenny devait aimer cette douce et décente créature. Sarah, qui l’aperçut, courut vers lui, pleine de confiance et d’abandon ; elle tenait dans ses mains des fleurs fraîches qu’elle lui offrit, parce qu’elles étaient belles. Jamais le père d’Edwin ne lui avait été si cher que dans ce moment où il venait déchirer, en l’éclairant, son ame heureuse et reconnaissante. Il éloigna doucement les fleurs qu’elle lui offrait, et la fit asseoir près de lui.

» — Sarah, dit-il, écoutez-moi. L’intérêt que vous m’inspirez n’a pas attendu ce moment pour préparer votre bonheur ; mais il est temps de l’assurer. Douze ans se sont écoulés depuis le jour qui vous a fait trouver en moi un refuge, un ami. Ce n’est pas assez pour l’avenir ; il peut vous enlever cet ami ; car vous êtes très jeune, Sarah, et je ne le suis plus. Quelle que soit enfin la cause qui nous sépare, vous supporterez ce chagrin avec plus de courage auprès d’un époux.

» À ce nom, Sarah se sentit saisie comme si la voix d’Edwin l’eût prononcé de nouveau. Ne supposant pas qu’un tel mot pût jamais désigner un autre qu’Edwin, elle baissa ses yeux pleins d’amour, et se laissa tomber sur ses genoux auprès de M. Primrose, avec une expression de joie qui le surprit et le charma.

» — Sylvain, dit-il, ne s’est donc pas trompé ; vous serez heureuse avec lui, vous chérirez le lien qui va l’unir à vous ?

» Sarah, toujours à genoux, regarda M. Primrose ; ses yeux ne peignaient plus que le doute et la frayeur ; mais sa frayeur, pudique comme sa joie, ne trouva pas d’accent ni de souffle ; elle attendait qu’il parlât encore, espérant l’avoir mal entendu.

» — Sylvain, continua-t-il, mérite son bonheur, car il m’a promis le vôtre. Il m’est doux, chère Sarah, de penser que le ciel, en vous amenant dans cette île, ait voulu que ma maison renfermât pour vous un protecteur en moi, et un époux dans un homme que j’estime assez pour vous accorder à ses vœux : sachez donc obéir pour être heureuse.

Il se levait, pressé de s’éloigner afin d’épargner à Sarah la réponse qu’il jugeait favorable à ses désirs, lorsqu’elle s’écria d’une voix animée et sincère :

» — Je ne suis pas la sœur de Sylvain, Monsieur ! ce n’est pas à lui que le ciel m’a donnée ; c’est à vous, qui êtes le père d’Edwin. Je serai la femme d’Edwin, puisqu’il m’a reçue de vous dès mon plus jeune âge. Eh ! comment Sylvain serait-il mon époux : je n’en veux pas.

M. Primrose fut interdit du libre aveu de Sarah ; mais il s’échappait de son ame avec un éclat si vrai qu’il ne trouva pas le courage de s’en offenser ; il crut pourtant devoir fixer ses idées sur la soumission qu’elle lui devait, sur celle qu’il avait le droit d’attendre de son fils qu’il ne destinait pas à un tel mariage ; et finit par lui dire qu’ayant sur tous deux l’autorité de la raison, ils eussent à lui laisser le soin de leur sort, s’ils ne voulaient pas, en l’offensant, offenser le ciel.

» — Je ne saurais le croire, reprit-elle naïvement. Le ciel, qui m’a bénie par vous, aurait-il voulu me faire tant de mal par la suite ? Oh ! non, continua-t-elle en joignant les mains, vous ne donnerez pas Sarah pour femme à un autre qu’Edwin ; c’est moi que vous choisirez pour rendre sa vie heureuse comme notre enfance qui finit à peine. Vous ne donnerez pas ma jeunesse à Sylvain, qui me fait peur ; j’aimerais mieux me donner à la mort.

» M. Primrose tressaillit ; ce mot était poignant à son ame comme le nom de Jenny.

» — Sarah, dit-il avec tristesse, n’abusez pas des mots : le protecteur de vos premières années ne peut vouloir votre mort. En éclairant votre ame, en vous apprenant la vertu, en éloignant de vous les dangers, la servitude où vous aurait jetée l’abandon de vos parens, je les ai remplacés : mais pouvez-vous exiger davantage ? est-ce en m’affligeant que vous reconnaîtrez mes soins ? et, parce que j’ai eu le bonheur de vous préserver de mille maux, avez-vous le droit d’attendre le sacrifice de mes volontés, de mes projets, de toutes mes espérances, qui reposent sur mon fils, dont l’avenir doit se séparer du vôtre, de vous enfin, Sarah, qui êtes pour nous une étrangère ?

» — Le pensez vous ! s’écria douloureusement Sarah ; puis-je me croire une étrangère, quand je ne respire que pour vous aimer ? puis-je me créer une ame nouvelle ? quel avenir peut détacher mon souvenir d’Edwin et de vous ? puis-je jamais donner à d’autres ce respect, cet amour, dont je paie vos bienfaits ?

» — Si d’autres les méritent, seriez-vous assez injuste pour les leur refuser ? mais vous semblez vous plaire aux illusions tristes ; car, je vous le répète, je ne veux changer votre sort que pour le rendre indépendant de moi-même, qui ne vivrai pas toujours.

» Sarah ne répondit plus que par des sanglots à tout ce que M. Primrose ajouta pour la convaincre qu’elle allait être heureuse en épousant Sylvain. Son silence fit penser au père d’Edwin qu’elle commençait à le croire, car il la quitta, sinon plus satisfait, du moins sans effroi sur la résistance que ne pouvait lui opposer ce caractère droit et pur.

» Qu’aurait-elle répondu ? une lumière sombre venait de lui montrer le chemin désert où elle marchait avec tant de sécurité. Sa réflexion, retournant dans le passé, y retrouva des images vagues jusqu’alors, qui la remplirent de crainte. D’où l’amenait-on, lorsque Edwin enfant se montra devant elle : c’était de ce jour que datait son premier souvenir. Où l’avait-on prise ? qui l’avait fait naître ? pourquoi était-elle née, si ce n’était pas pour Edwin ? Mais, résister aux ordres de M. Primrose, attirer le mécontentement dans ses yeux, le reproche dans sa voix, naguères si indulgente pour elle ; oh ! quel saisissement parcourait tout son être à cette idée ! menacée de la colère de son bienfaiteur, elle l’était de la colère céleste, et sa tête se pencha dans l’attitude de la soumission.

» — Il faut donc obéir, dit-elle ; il faut donc lui demander à genoux pardon d’avoir osé penser que la vie est un bonheur ; il faut donc lui laisser le droit de livrer la mienne aux douleurs silencieuses, à l’autorité de Sylvain, la plus redoutable de toutes. Hélas ! si je deviens sa femme, s’il me commande de l’aimer comme j’aime Edwin, que répondrai-je ? sa voix est si dure ! si effrayante ! elle n’arrivera jamais à mon cœur que pour le blesser, que pour y troubler ta chère image, Edwin, cachée au fond de ce cœur, avec tous mes regrets et toutes mes larmes !

» Elle était ainsi depuis longtemps, immobile, lorsque Sylvain, qui avait épié son maître, le voyant descendre au rivage avec son fils, apparut tout-à-coup devant elle. Sarah ne put se défendre d’un mouvement d’effroi dont l’orgueilleux fut offensé. Il ne l’était que trop déjà de ce qu’il avait entendu, et le sourire qu’il s’efforçait de ramener dans ses traits ne leur donnait qu’une expression plus farouche. Les mots d’étrangère et de servitude, prononcés par M. Primrose, en détruisant ses premiers soupçons sur l’origine de Sarah, ne la lui montraient plus que comme une pauvre enfant trouvée, réduite à l’extrême infortune sans la compassion qu’elle avait inspirée à son maître. Il ne se fit alors aucun scrupule de l’humilier, et contenta sa rage qui demandait à se répandre.

» — Vous ne voulez donc pas de moi ! lui dit-il, en l’empêchant de s’enfuir. Vous n’en voulez pas ! il faut posséder deux cent nègres pour vous plaire, glorieuse mendiante ! eh bien, je l’avais prévu : voilà le prix des secours jetés au hasard ; voilà l’ordinaire aveuglement des esclaves traités avec trop d’indulgence.

» — Des esclaves ! dit Sarah remplie d’épouvante.

» — Pensez-vous être autre chose ? Où sont vos parens ? où est votre patrie ? où sont vos biens ? personne ne vous connait, si ce n’est un vieux nègre ; personne ne vous réclame, ni ne s’inquiète de votre existence, si ce n’est ce misérable noir qui est venu mendier pour vous un asile et une pitié parmi nous dont vous abusez aujourd’hui en donnant de l’amour au fils de votre maître, et en l’excitant à la haine contre ceux qu’il devrait respecter.

» — Mon Dieu ! dit Sarah en s’appuyant contre un arbre, je suis esclave ! et je l’ignorais ! j’ignore donc tout !

» — Oui grâce à la faiblesse du maître qui vous a épargné la vérité, parce qu’elle est dure. Je la dis, moi, pour vous ouvrir les yeux ; pour vous ramener à votre devoir, que vous avez oublié.

» — O Sylvain ! votre courage est terrible de me faire tant de mal !

» — J’ai dû vous instruire du sort que je vous destinais ; que vous devriez bénir, loin de le dédaigner.

» — Moins que jamais ! répartit Sarah ; moins que jamais, le bénir. Je suis esclave ! c’est de vous que je l’apprends ; mais je ne suis pas la vôtre, cruel ; et l’homme assez charitable pour n’avoir jamais frappé mon cœur de ce nom qui le déchire, le sera bien assez pour ne pas me donner un maître tel que vous.

» — Je sais, reprit-il d’un ton de sanglante moquerie, que la mort vous effraie moins que moi.

» — Oui ! s’écria-t-elle avec désespoir, je l’aime ! elle délivre les esclaves.

» Loin d’être touché du triste accent dont elle prononça ces mots, l’indigne se félicitait de l’avoir brisée, et s’éloigna content.

» Je l’ai punie, pensait il ; j’ai tué en elle une dangereuse présomption. M. Primrose m’en récompensera.

» C’était ainsi qu’il balançait ce qu’il appelait l’indolence de son maître. Il n’en était d’ailleurs que plus sûr d’obtenir Sarah. Son avarice l’emportait sur l’humiliation d’être haï ; la perte de ses espérances ne pouvait être payée qu’avec de l’or, et Sarah n’en pouvait avoir pour lui qu’en devenant sa femme. Il savait de plus que celle d’Edwin était déjà choisie, élevée en Angleterre, où M. Primrose devait retourner avant peu. Le régisseur allait donc rester seul responsable des propriétés qu’il convoitait avec tant de passion. N’en être que le gardien lui paraissait insupportable. Plus d’une fois il avait tressailli en pensant qu’il tenait dans ses mains la fortune tout entière de son maître. Il se croyait humble de n’en souhaiter qu’une partie, puisque d’autres, à sa place, pourraient s’approprier le tout. Ces idées, qui passaient et repassaient incessamment dans son esprit, n’attendaient peut-être qu’une occasion pour étouffer quelque reste d’honneur et l’entraîner à un crime.

» Sarah, demeurée seule dans la stupéfaction, répétait incessamment :

» — Esclave ! esclave ! je suis esclave ! ah ! je l’ai su trop tard puisque mon abaissement me fait sentir que je suis fière. Arsène ! Arsène ! quand tu pleurais ta liberté, tu pleurais donc aussi la mienne ? Que ne me le disais-tu, bon Arsène ? j’aurais appris à pleurer comme toi, ou comme toi, peut-être, à me résigner à cet esclavage dont le nom seul me remplit d’horreur aujourd’hui !