Horizons/Le Poème de la guerre des vivants et des morts

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LE POÈME DE LA GUERRE DES VIVANTS ET DES MORTS


Vivants chargés de chair et squelettes terreux
Se sont rués un jour les uns contre les autres
Au fond de ma pensée intime pleine d’eux,
Et j’entendais leurs cris de violents apôtres.

Ces ennemis qui n’ont de pareil que les dents,
Se les montrant de près, cognaient une armature
D’os bruns où pend encore un peu de pourriture,
Contre la force en jeu des corps outrecuidants.

La guerre piétinait le bord blessé des fosses,
Et la rage montait du fol rassemblement,
Et les têtes de mort ouvraient sauvagement
La vérité des trous sur les prunelles fausses.


Et les vivants disaient : « Nous sommes la beauté !
» Nous mangeons la lumière et l’air. Voici nos joues !
» Nous bâillons et rions sur les hideuses moues
» Que vous faites, au fond de votre éternité ! »

Et les morts répondaient : « Mieux vaut notre grimace
» Que la vôtre ! Amenez ceux qui n’en peuvent plus.
» Voici vos mal tournés, vos tristes, vos vaincus,
» Et toutes nos dents rient de voir la vie qui passe ! »

Les vivants disaient : « Tout plutôt que votre lit
» De silence ! Mieux vaut notre douleur qui crie ;
» Mieux vaut toute la chair malade que pourrie,
» Mieux vaut le désespoir lui-même que l’oubli. »

Les morts disaient : « L’oubli n’est pas notre partage.
» Au fond de votre peur nous nous réfugions :
» Sans forme, sans couleur, sans paroles, sans âge,
» Nous sommes votre angoisse et vos religions.

» Nous sommes le Passé, nous sommes Babylone,
» Nous sommes tout, Histoire et Fable et Souvenir. »
Et les vivants hurlaient : « Nous sommes la colonne
» Brûlante qui soutient le monde : l’Avenir ! »


Les morts : « Nous sommes plus que l’avenir. Nous sommes
» La fin. Vous n’avez plus aucun pouvoir sur nous.
» Car nous avons été des femmes et des hommes :
» Nous savons ! Mais pour vous, vous doutez à genoux. »

Et les vivants : « Comment garderions-nous un doute ?
» Ne demeurez-vous pas inertes et couchés
» Quand nous sommes debout avec nos sept péchés,
» Nous, vivants, sur la route, et vous, morts, sous la route ?

» Oui, vous êtes la fin, la terreur du trépas,
» L’inconcevable rêve et sa noire démence ;
» Mais parmi nous aussi, le regard qui commence
» Des nouveau-nés, est plein de ce qu’on ne sait pas.

» Tout le mystère vit dans nos instincts perplexes.
» Mais vous, qu’avez-vous fait de l’orgueil, des ennuis,
» Des larmes sans raison au cœur des belles nuits,
» De la joie et du mal d’aimer ? Où sont vos sexes ?

» L’âme est finie avec la sensualité…
» Rendormez-vous, vieux os des abstractions creuses ! »
Les morts disaient : « Pourtant c’est nous l’Éternité
» Dont vous parlez toujours aux heures amoureuses. »


Et les vivants ont dit : « Et qu’importe l’horreur
» Au bout de tout chemin de vos mains assassines ?
» Nous marchons en tenant à la bouche une fleur. »
Les morts ont dit : « Et nous, nous mordons ses racines ! »

Alors tous les vivants ont élevé les bras
Et follement crié ceci : « Vive la Vie ! »
Mais les morts ont clamé : « La vie est asservie
« À la mort. Sans la mort vous ne l’aimeriez pas. »