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HorizonsEugène Fasquelle (p. 105-109).

COLLOQUE


La mort m’a dit : « Poète, il est temps ! Si tu veux,
» Doucement je mettrai mes doigts sur tes paupières,
» Et tu t’endormiras dans la pleine lumière,
» Avant d’avoir perdu le souvenir des dieux.

» Ainsi, devançant l’heure où les êtres se couchent,
» J’offre à ta jeune vie un émouvant destin ;
» Car je vais, d’un ciseau funèbre et clandestin,
» En pleine passion sculpter ta belle bouche.

» Je suis douce. Mon lit est mol, ample, profond ;
» Dans mon parterre en fleurs un beau soleil se joue.
» La place est déjà creuse où tes cendres seront,
» Je sens déjà fleurir mes roses dans tes joues. »


— Mais moi j’ai dit : « Je veux rester encore un peu
» À l’étroit de mon corps païen, près de mon âtre.
» Car j’aime le luth courbe et l’amphore d’albâtre
» De ma forme, et mon front natté de petit dieu.

» Car j’aime mon esprit ivre de solitude,
» Tout le mal qui m’est fait, tout le mal que je fais,
» La joie et la douleur, le plaisir et l’étude,
» Et le Pour, et le Contre, et la Cause et l’Effet.

» J’aime… J’aime !… Je veux m’unir aux paysages.
» Je veux la nuit, je veux le vent, je veux la mer,
» Et baiser tour à tour sur leurs quatre visages
» Les exactes saisons au regard sombre ou clair.

» J’aime… J’aime !… Je veux la musique des lignes,
» L’océan des regards, tout le parfum, l’émoi
» Des soirs, et la douceur flexible autour de moi
» Des purs bras féminins pareils aux cous des cygnes.

» J’aime… J’aime !… Je veux à l’heure où meurt le jour,
» Sentir mon front brûler mes paumes insensées,
» Et, séraphiquement, nourrir dans ma pensée
» Pleine d’astres, l’effroi d’éternelles amours. »


Elle m’a dit : « Il faut mourir avant la honte
» De vieillir dans ta chair et ta pensée. Il faut
» Tomber, chantant encor, comme Orphée et Sapho,
» Quand ton désir de tout t’accable et te surmonte.

» Je te délivrerai du doute de ton cœur.
» Tu seras dans la terre ainsi qu’une semence,
» Tu sauras tout ce qui finit et recommence,
» Tu connaîtras l’Après dont les vivants ont peur. »

— J’ai dit : « La fin hâtive est un destin qu’on vante,
» Mais je renonce à son prestige funéral.
» Car l’horreur de vieillir est encore vivante,
» Et je crains mon néant encor plus que mon mal.

» J’ai peur de ne plus rien connaître dans ta fosse !
» À quiconque est passé, qu’importe l’Avenir ?
» La vie a beau durer, ma sensation fausse
» Dit vrai : Le monde meurt de mon dernier soupir.

» Si loin qu’on se souvienne et si longtemps qu’on pleure,
» Quels longs regrets vaudront jamais mon cœur battant ?
» La mort ! La mort ! Recule encor ma dernière heure,
» Laisse-moi vivre pour t’aimer. Je t’aime tant !


» Partout se dresse en moi ta suprême pensée.
» C’est toi qu’en toute chose étreint ma passion.
» L’amour même me montre, aux faces renversées
» Des femmes, ta tragique et pure expression.

» Sans toi rien ne me plaît, sans toi rien ne m’étonne :
» Rythmes, parfums, couleurs, paroles ou contours
» Te doivent le trésor de ne durer qu’un jour,
» C’est ton enchantement qui ravage l’automne.

» Ah ! je te cherche dans l’automne ! Les chemins
» Abandonnés me voient étreindre l’or d’octobre,
» Et c’est toi seule, amante austère, ardente et sobre,
» Qui craques toute avec les feuilles dans mes mains.

» Tu ne trouveras pas d’âme plus amoureuse
» Que la mienne, d’amant plus grave et plus hardi.
» Qui, saurait comme moi t’aimer, Mystérieuse,
» Seule inconnue, ô toi qui n’as encor rien dit ?… »

— Elle a repris : « Regarde encor mon spectre insigne,
» Car je m’éloigne avec un doigt contre les dents.
» T’impose-je silence ou bien te fais-je signe ?
» Cherche le sens du geste, ironique ou prudent ! »


Elle a ri. Je n’ai su ce qu’elle voulait dire.
J’ai vu derrière moi s’effacer son contour.
Est-elle absente pour cent ans ou pour un jour ?
Suis-je dans son oubli ? Suis-je son point de mire ?

Comme jadis, la route est offerte à mes pas,
Mon être audacieux pense, aime, rit et pleure…
Est-ce un commencement ? Est-ce une dernière heure ?
Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas.