Horace (Sand)/Chapitre 21

Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 58-61).
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XXI.

Le bon Laravinière n’était pas, à beaucoup près, un aussi grand philosophe. Sa tête était plus haute que large, c’est dire qu’il avait plus de facultés pour l’enthousiasme que pour l’examen. Il n’y avait de place dans cette cervelle ardente que pour une seule idée, et la sienne était l’idée révolutionnaire. Brave et dévoué avec passion, il se reposait du soin de l’avenir sur les nombreuses idoles dont il avait meublé son Panthéon républicain : Cavaignac, Carrel, Arago, Marrast, Trélat, Raspail, le brillant avocat Dupont, et tutti quanti, composaient le comité directeur de sa conscience sans qu’il eût beaucoup songé à se demander si ces hommes supérieurs sans doute, mais incertains et incomplets comme les idées du moment, pourraient s’accorder ensemble pour gouverner une société nouvelle. Le bouillant jeune homme voulait le renversement de la puissance bourgeoise, et son idéal était de combattre pour en hâter la chute. Tout ce qui était de l’opposition avait droit à son respect, à son amour. Son mot favori était : « Donnez-moi de l’ouvrage. »

Il se prit pour Arsène d’une vive amitié, non qu’il comprît toute la beauté de son intelligence, mais parce que sous les rapports de bravoure intrépide et de dévouement absolu où il pouvait le juger, il le trouva à la hauteur de son propre courage et de sa propre abnégation. Il s’étonna beaucoup de voir qu’il cultivait, avec une sorte de soin, une passion qui n’était pas payée de retour ; mais il céda affectueusement à ce qu’il appelait la fantaisie d’Arsène, en allant demeurer sous le même toit que la belle Marthe, et en provoquant une sorte de confiance et d’intimité de la part d’Horace. C’était un rôle assez délicat pour un homme aussi franc que lui. Pourtant il s’en tira d’une manière aussi loyale que possible, en ne témoignant point à Horace une amitié qu’il ne ressentait en aucune façon. Suivant les instructions d’Arsène, il fut obligeant, sociable et enjoué avec lui ; rien de plus. L’amour-propre confiant d’Horace fit le reste. Il s’imagina que Laravinière était attiré vers lui par son esprit et le charme qu’il exerçait sur tant d’autres. Cela eût pu être ; mais cela n’était pas. Laravinière le traitait comme un mari qu’on ne veut pas tromper, mais que l’on ménage et que l’on se concilie pour cultiver l’amitié ou l’agréable société de sa femme. Dans toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout honneur, et non-seulement Laravinière n’avait pas de prétentions pour lui-même, mais encore il avait fait ses réserves avec Arsène, en lui déclarant que, ne voulant pas agir en traître, il ne parlerait jamais à Marthe ni contre son amant, ni en faveur d’un autre. Arsène l’entendait bien ainsi ; il lui suffisait d’avoir tous les jours des nouvelles de Marthe, et d’être averti à temps de la rupture qu’il prévoyait et qu’il attendait entre elle et Horace, pour conserver cette forte et calme espérance dont il se nourrissait.

Laravinière voyait donc Marthe tous les jours, tantôt seule, tantôt en présence d’Horace, qui ne lui faisait pas l’honneur d’être jaloux de lui ; et tous les soirs il voyait Arsène, et parlait avec lui de Marthe un quart d’heure durant, à la condition qu’ils parleraient ensuite de la république pendant une demi-heure.

Quoique Jean ne se fût pas posé en surveillant, il lui fut impossible de ne pas observer bientôt l’aigreur et le refroidissement d’Horace envers la pauvre Marthe, et il en fut choqué. Il n’avait pas plus réfléchi sur la nature et le sort de la femme qu’il ne l’avait fait sur les autres questions fondamentales de la société ; mais, chez cet homme, les instincts étaient si bons, que la réflexion n’eût rien trouvé à corriger. Il avait pour les femmes un respect généreux, comme l’ont en général les hommes braves et forts. La tyrannie, la jalousie et la violence sont toujours des marques de faiblesse. Jean n’avait jamais été aimé. Sa laideur lui inspirait une extrême réserve auprès des femmes qu’il eût trouvées dignes de son amour ; et quoique à la rudesse de son langage et de ses manières, on ne l’eût jamais soupçonné d’être timide, il l’était au point de n’oser lever les yeux sur Marthe qu’à la dérobée. Cette méfiance de lui-même était parfaitement déguisée sous un air d’insouciance, et il ne parlait jamais de l’amour sans une espèce d’emphase satirique dont il fallait rire malgré soi. Les femmes en concluaient généralement qu’il était une brute ; et cet arrêt une fois prononcé contre lui, il eût fallu au pauvre Jean un grand courage et une grande éloquence pour le faire révoquer. Il le sentait bien, et le besoin d’amour qu’il avait refoulé au fond de son cœur était trop délicat pour qu’il voulût l’exposer aux doutes moqueurs qu’eût provoqués une première explication. Faute de pouvoir abjurer un instant le rôle qu’il s’était fait, il s’était donc condamné à ne fréquenter que des femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement sérieux, mais qu’il traitait cependant avec une douceur et des égards auxquels elles n’étaient guère habituées.

Ceci est l’histoire de bien des hommes. Une fierté singulière les empêchait de se montrer tels qu’ils sont, et ils portent toute leur vie la peine d’une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige à persister. Mais comme le naturel perce toujours, malgré l’espèce de mépris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments romanesques, il ne pouvait voir humilier et affliger une femme, quelle qu’elle fût, sans une profonde indignation. S’il voyait une prostituée frappée dans la rue par un de ces hommes infâmes qui leur sont associés, il prenait parti héroïquement pour elle, et la protégeait au péril de sa vie. À plus forte raison avait-il peine à se contenir lorsqu’il voyait une femme délicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au cœur d’un être noble que les coups ne le sont aux épaules d’un être avili. Dès les commencements de son séjour dans la maison Chaignard, il vit sur les joues de Marthe la trace de ses larmes ; il surprit souvent Horace dans des accès de colère que ce dernier avait bien de la peine à réprimer devant lui. Peu à peu Horace, s’habituant à le considérer comme un témoin sans conséquence, s’habitua aussi à ne plus se contraindre, et Laravinière ne put rester longtemps impassible spectateur de ses emportements. Un jour il le trouva dans une véritable fureur : Horace avait passé la nuit au bal de l’Opéra ; il avait les nerfs agacés, et regardait comme une injure de la part de Marthe, comme un empiétement sur sa liberté, comme une tentative de despotisme, qu’elle lui eût adressé quelques reproches sur cette absence prolongée. Marthe n’était pas jalouse, ou, du moins, si elle l’était, elle n’en laissait jamais rien paraître ; mais elle avait été inquiète toute la nuit, parce qu’Horace lui avait promis de rentrer à deux heures. Elle avait craint une querelle, un accident, peut-être une infidélité. Quoi qu’elle eût souffert, elle ne se plaignait que de ne pas avoir été avertie, et sa figure altérée disait assez les angoisses de son insomnie cruelle.

« N’est-ce pas odieux, je vous le demande, dit Horace en s’adressant à Laravinière, d’être traité comme un enfant par sa bonne, comme un écolier par son précepteur ? Je n’ai pas le droit de sortir et de rentrer à l’heure qu’il me plaît ! Il faut que je demande une permission ; et si je m’oublie un peu, je trouve que le délai expiré est devant moi comme un arrêt, comme la mesure exacte et compassée du temps où il m’est permis de me distraire. Voilà qui est plaisant ! je me ferai signer un permis avec un dédit de tant par minute.

— Vous voyez bien qu’elle souffre ! lui dit Laravinière à demi-voix.

— Parbleu ! et moi, croyez-vous que je sois sur des roses ? reprit Horace à voix haute. Est-ce que des souffrances puériles et injustes doivent être caressées, tandis que des souffrances poignantes et légitimes comme les miennes s’enveniment de jour en jour ?

— Je vous rends donc bien malheureux, Horace ! dit Marthe en levant sur lui, d’un air de douleur sévère, ses grands yeux d’un bleu sombre. En vérité, je ne croyais pas travailler ici à votre malheur.

— Oui, vous me rendez malheureux, s’écria-t-il, horriblement malheureux ! Si vous voulez que je vous le dise en présence de Jean, votre éternelle tristesse rend mon intérieur odieux. C’est à tel point que quand j’en sors, je respire, je m’épanouis, je reviens à la vie ; et que, quand j’y rentre, ma poitrine se resserre et je me sens mourir. Votre amour, Marthe, c’est la machine pneumatique, cela étouffe. Voilà pourquoi, depuis quelque temps, vous me voyez moins souvent.

— Je crois que vous faites une erreur de date, répondit Marthe, à qui la fierté blessée rendit le courage. Ce n’est pas ma tristesse continuelle qui vous a forcé à vous absenter ; c’est votre absence continuelle qui m’a forcée à être triste.

— Vous l’entendez, Laravinière ! dit Horace, qui avait besoin de trouver une excuse dans la conscience d’autrui, et à qui l’air soucieux de Jean faisait craindre un jugement sévère. Ainsi c’est parce que je sors, parce que je mène la vie qui sied à un homme, parce que je fais de mon indépendance l’usage qui me convient, que je suis condamné à trouver, en rentrant, un visage bouleversé, un sourire amer, des doutes, des reproches, de la froideur, des accusations, des sentences ! Mais c’est le plus affreux supplice qui soit au monde !

— Je vois, dit Laravinière en se levant, que vous êtes tous les deux fort à plaindre. Écoutez ; si vous voulez m’en croire, vous vous quitterez.

— C’est tout ce qu’il désire ! s’écria Marthe en mettant ses deux mains sur son visage.

— Et c’est ce que vous demandez formellement par la bouche de Laravinière, reprit Horace avec emportement.

— Un instant, dit Laravinière. Ne me faites pas jouer ici un personnage que je désavoue. Je n’ai reçu en particulier les confidences d’aucun de vous, et ce que je viens de dire, je l’ai dit de mon propre mouvement, parce que c’est mon opinion. Vous ne vous convenez pas, vous ne vous êtes jamais convenu ; vous marchez de l’engouement à la haine, et vous feriez mieux de mettre le pardon et l’amitié entre vous.

— J’accorde que ce beau discours soit une inspiration et une improvisation de Laravinière, dit Horace ; au moins, Marthe, vous me direz si c’est l’expression de votre pensée ?

— Il a pu aisément la supposer, la deviner peut-être, répondit-elle avec dignité, en vous entendant m’accuser de votre malheur. »

Ce n’est pas ainsi qu’Horace l’entendait. Il voulait bien que Marthe fût délaissée par lui ; mais il ne voulait pas être quitté par elle. La force qu’elle montrait en ce moment, et que la présence d’un tiers lui avait inspirée, causa à Horace un des plus violents accès de dépit qu’il eût encore éprouvés. Il se leva, brisa sa chaise, donna un libre cours à sa colère et à son chagrin. L’ancienne jalousie même se réveilla, le nom abhorré de M. Poisson revint sur ses lèvres comme une vengeance ; et celui d’Arsène allait s’en échapper, lorsque Laravinière, prenant le bras de Marthe, lui dit avec force :

— Vous avez choisi pour votre défenseur un enfant sans raison et sans dignité ; à votre place, Marthe, je ne resterais pas un instant de plus chez lui.

— Emmenez-la donc chez vous, Monsieur ! dit Horace avec un mépris sanglant, j’y consens de grand cœur ; car je comprends maintenant ce qui se passe entre elle et vous.

— Chez moi, Monsieur, reprit Jean, avec calme, elle serait honorée et respectée, tandis que chez vous elle est humiliée et insultée. Ah ! grand Dieu ! ajouta-t-il avec une émotion subite, si j’avais été aimé d’une femme comme elle, seulement un jour, je ne l’aurais oublié de ma vie…

Et la voix lui manqua tout à coup, comme si tout son cœur eût été prêt à s’échapper dans une parole. Il y avait tant de vérité dans son accent, que la jalousie feinte ou subite d’Horace s’évanouit à l’instant même ; l’émotion de Laravinière le gagna par un effet sympathique ; et obéissant à une de ces réactions auxquelles nous portent souvent les scènes violentes, il fondit en larmes ; et lui tendant la main avec effusion :

« Jean, lui dit-il, vous avez raison. Vous avez un grand cœur, et moi je suis un lâche, un misérable. Demandez pardon pour moi à cette pauvre femme dont je ne suis pas digne. »

Cette franche et noble résolution termina la querelle, et gagna même le cœur sincère de Jean.

« À la bonne heure, dit-il en mettant la main de Marthe dans celle d’Horace, vous êtes meilleur que je ne croyais, Horace ; il est beau de savoir reconnaître ses torts aussi vite et aussi généreusement que vous venez de le faire. Certainement Marthe ne demande qu’à les oublier. »

Et il s’enfuit dans sa chambre, soit pour n’être pas témoin de la joie de Marthe, soit pour cacher l’essor d’une sensibilité qu’il était habitué à réprimer.

Malgré ce beau dénouement, des scènes semblables se répétèrent bientôt, et devinrent de plus en plus fréquentes. Horace aimait la dissipation ; il y cédait avec une légèreté effrénée. Il ne pouvait plus passer une seule soirée chez lui ; il ne vivait qu’au parterre des Italiens et de l’Opéra. Là il était condamné à ne point briller ; mais c’était pour lui une jouissance que de lever les yeux sur ces femmes qui étalent, dans les loges, leur beauté ou leur luxe devant une foule de jeunes gens pauvres, avides de plaisir, d’éclat et de richesse. Il connaissait par leurs noms toutes les femmes à la mode dont les titres, l’argent et l’orgueil semblaient mettre une barrière infranchissable à sa convoitise. Il connaissait leurs loges, leurs équipages et leurs amants ; il se tenait au bas de l’escalier pour les voir défiler devant lui lentement, les épaules mal cachées par des fourrures qui tombaient parfois tout à fait en l’effleurant, et qui bravaient audacieusement l’audace de ses regards. Jean-Jacques Rousseau n’a rien dit de trop en peignant l’impudence singulière des femmes du grand monde ; mais c’était une brutalité philosophique dont Horace ne songeait guère à être complice. Son ambition hardie n’était pas blessée de ces regards froids et provoquants par lesquels cette espèce de femmes semble vous dire : « Admirez, mais ne touchez pas. » Le regard effronté d’Horace semblait leur répondre : « Ce n’est pas à moi que vous diriez cela. » Enfin, les émotions de la scène, la puissance de la musique, la contagion des applaudissements, tout, jusqu’à la fantasmagorie du décor et l’éclat des lumières, enivrait ce jeune homme, qui, après tout, n’avait en cela d’autre tort que d’aspirer aux jouissances offertes et retirées sans cesse par la société aux pauvres, comme l’eau à la soif de Tantale.

Aussi, lorsqu’il rentrait dans sa mansarde obscure et délabrée, et qu’il trouvait Marthe froide et pâle, assoupie de fatigue auprès d’un feu éteint, il éprouvait un malaise où le remords et le dépit se combattaient douloureusement. Alors, à la moindre occasion, l’orage recommençait ; et Marthe, n’espérant pas guérir d’une passion aussi funeste, désirait et appelait la mort avec énergie.

Dans ces sortes de secrets domestiques, dès qu’on a laissé tomber le premier voile on éprouve de part et d’autre le besoin d’invoquer le jugement d’un tiers ; on le recherche, tantôt comme un confident, tantôt comme un arbitre. Laravinière fut médiateur dans les commencements. Il était fâché de se sentir entraîné à prendre part dans la querelle, et il avouait à Arsène que, malgré ses résolutions de neutralité, il était obligé de contracter avec Horace une sorte d’amitié. En effet, ce dernier lui témoignait une confiance et lui prouvait souvent une générosité de cœur qui l’engageait de plus en plus. Horace avait, en dépit de tous ses défauts, des qualités séduisantes ; il était aussi prompt à se radoucir qu’il l’était à s’emporter. Une parole sage trouvait toujours le chemin de sa raison ; une parole affectueuse trouvait encore plus vite celui de son cœur. Au milieu d’un débordement inouï d’orgueil et de vanité, il revenait tout à coup à un repentir modeste et ingénu. Enfin, il offrait tour à tour le spectacle des dispositions et des instincts les plus contraires, et la dispute que nous avons rapportée en gros ci-dessus résume toutes celles qui suivirent, et que Laravinière fut appelé à terminer.

Cependant, lorsque ces disputes se furent renouvelées un certain nombre de fois, Laravinière, obéissant, ainsi qu’Arsène le lui avait conseillé, à la spontanéité de ses impressions, se sentit porté à moins d’indulgence envers Horace. Il y a, dans le retour fréquent d’un même tort, quelque chose qui l’aggrave et qui lasse la patience des âmes justes. Peu à peu Laravinière fut tellement fatigué de la facilité avec laquelle Horace s’accusait lui-même et demandait pardon, que son admiration pour cette facilité se changea en une sorte de mépris. Il arriva enfin à ne voir en lui qu’un hâbleur sentimental, et à sentir sa conscience dégagée de cette affection dont il n’avait pu se défendre. Cet arrêt définitif était bien sévère, mais il était inévitable de la part d’un caractère aussi ferme et aussi égal que l’était celui de Jean.

« Mon pauvre camarade, dit-il à Horace un jour que celui-ci invoquait encore son intervention, je ne peux pas vous laisser ignorer davantage que je ne m’intéresse plus du tout à vos amours. Je suis fatigué de voir d’un côté une folie et de l’autre une faiblesse incurable. Je devrais dire peut-être faiblesse et folie de part et d’autre ; car il y a de la monomanie chez Marthe, à vous aimer si constamment, et chez vous il y a une faiblesse misérable dans toutes ces parades de violence dont vous nous régalez. Je vous ai cru d’abord égoïste, et puis je vous ai cru bon. Maintenant je vois que vous n’êtes ni bon ni mauvais ; vous êtes froid, et vous aimez à vous démener dans un orage de passions factices ; vous avez une nature de comédien. Quand nous sommes là à nous émouvoir de vos trépignements, de vos déclamations et de vos sanglots, vous vous amusez à nos dépens, j’en suis certain. Oh ! ne vous fâchez pas, ne roulez pas les yeux comme Bocage dans Buridan, et ne serrez pas le poing. J’ai vu cela si souvent, qu’à tout ce que vous pourriez faire ou dire je répondrais connu ! Je suis un spectateur usé, et désormais aussi froid qu’un homme qui a ses entrées au théâtre. Je sais que vous êtes puissant dans le drame ; mais je sais toutes vos pièces par cœur. Si vous voulez que je vous écoute, reprenez votre sérieux, jetez votre poignard, et parlez-moi raison. Dites-moi prosaïquement que vous n’aimez plus votre maîtresse parce qu’elle vous ennuie, et autorisez-moi à le lui faire comprendre avec tous les égards et les ménagements qui lui sont dus. C’est alors seulement que je vous rendrai mon estime et que je vous croirai un homme d’honneur.

— Eh bien, dit Horace avec une rage concentrée, je consens à vous parler froidement, très-froidement ; car je sais me vaincre, et commence par vous dire sérieusement et tranquillement que vous me rendrez raison de toutes les insultes que vous venez de me faire…

— Allons au fait, reprit Jean. C’est la dixième fois depuis un mois que vous me provoquez ; et c’eût été vous rendre service que de vous prendre au mot ; mais j’ai un meilleur emploi à faire de mon sang que de le compromettre avec un maladroit comme vous. Rappelez-vous donc que je fais sauter votre fleuret toutes les fois que nous nous amusons à l’escrime, et en conséquence souffrez que je refuse votre nouveau défi.

— Je saurai vous y contraindre, dit Horace pâle comme la mort.

— Vous m’insulterez publiquement ? vous me donnerez un soufflet ? mais avec un croc-en-jambe et un revers de mon frère-jean… Dieu m’en préserve, Horace ! ces façons-là sort bonnes avec les mouchards et les gendarmes. Tenez, quoique je ne vous aime plus, j’ai encore pour vous quelque chose qui me ferait supporter de vous un acte de folie plutôt que d’y répondre. Taisez-vous donc. Je vous préviens que je ne me défendrai pas, et qu’il y aurait lâcheté de votre part à m’attaquer.

— Mais qui donc ici attaque et provoque ? qui donc est lâche, trois fois lâche, de vous ou de moi ? Vous m’accablez d’outrages, vous me traitez avec le dernier mépris, et vous dites que vous ne m’accorderez point de réparation ! Ah ! dans ce moment, je comprends le duel des Malais, qui déchirent leurs propres entrailles en présence de leur ennemi.

— Voilà une belle phrase, Horace, mais c’est encore de la déclamation ; car je ne suis pas votre ennemi ; et je jure que je ne veux pas vous insulter. Je vous donne une leçon amicale, et vous pouvez bien la recevoir, puisque vous êtes venu si souvent la chercher. Il y a longtemps que je vous l’épargne et que j’accepte de votre part des excuses dont je ne crois pas avoir jamais abusé contre vous.

— Vous en abusez horriblement dans ce moment-ci ; vous me faites rougir de l’abandon et de la loyauté de cœur que j’ai eus avec vous.

— Je n’en abuse pas, puisque c’est pour vous empêcher de vous humilier de nouveau que je vous défends d’y revenir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait, s’écria Horace en pleurant de rage et en se tordant les mains, pour être traité de la sorte ?

— Ce que vous avez fait, je vais vous le dire, répondit Laravinière. Vous avez fait souffrir et dépérir une pauvre créature qui vous adore et que vous n’estimez seulement pas.

— Moi ! je n’estime pas Marthe ! Osez-vous dire que je n’estime pas la femme à qui j’ai donné ma jeunesse, ma vie, la virginité de mon cœur ?

— Je ne pense pas que ce soit à titre de sacrifice que vous l’ayez fait, et, dans tous les cas, je suis peu disposé à vous en plaindre.

— Parce que vous ne comprenez rien à l’amour. C’est vous qui êtes un être froid et sans intelligence des passions.

— C’est possible, dit Jean avec un sourire mêlé d’amertume ; mais je ne fais pas le semblant du contraire. Eh bien, expliquez-moi donc, en ce cas, en quoi vous êtes si à plaindre ?

— Jean, s’écria Horace, vous ne savez pas ce que c’est que d’aimer pour la première fois, et d’être aimé pour la seconde ou troisième.

— Ah ! nous y voilà, dit Laravinière en haussant les épaules. La Vierge Marie était seule digne de monsieur Horace Dumontet ! Connu ! mon cher. Vous l’avez dit assez souvent devant moi à cette pauvre Marthe. Mais dire ces choses-là, voyez-vous, en avoir seulement la pensée, prouve qu’on était digne tout au plus de mademoiselle Louison. Quelle vanité et quelle erreur sont les vôtres ! Il y a certaines femmes perdues qui valent mieux que certains adolescents.

— Jean, vous êtes un grossier, un brutal, un insolent personnage.

— Oui, mais je dis la vérité. Il y a des cœurs purs sous des robes souillées, et des cœurs corrompus sous des gilets magnifiques. »

Horace déchira son gilet de velours cramoisi et en jeta les lambeaux à la figure du Laravinière. Jean les esquiva, et les poussant du bout de son pied :

« C’est cela, dit-il ; comme si vous n’étiez pas assez endetté avec votre tailleur !

— Je le suis avec vous, Monsieur, dit Horace. Je ne l’avais pas oublié ; mais je vous remercie de me le rappeler.

— Si vous vous en souvenez, tant mieux, dit Laravinière avec insouciance ; il y a dans les prisons de pauvres patriotes qui en profiteront pour acheter des cigares. Allons, rallumez le vôtre, et parlons un peu sans nous fâcher. Que vous ayez eu envers Marthe des torts incontestables, vous ne pouvez pas le nier ; et moi, sachant que vous êtes un enfant gâté, que vous avez pour vous l’esprit, les belles paroles et une superbe figure, je vous excuse jusqu’à un certain point. Je sais bien que c’est le privilège des beaux garçons, comme celui des belles femmes, d’avoir des caprices ; je ne peux pas exiger que vous ayez la sagesse d’un homme comme moi, qui ressemble à un sanglier plus qu’à un chrétien, et dont la face a été labourée un jour qu’il grêlait des hallebardes. Mais ce que je ne vous pardonne pas, c’est d’aimer à faire souffrir ; c’est de ne pas rompre une liaison dont vous êtes dégoûté ; c’est de manquer de franchise, en un mot, et de ne pas vouloir guérir le mal que vous avez fait.

— Mais je l’aime, cette femme que je fais souffrir ! je ne puis m’en séparer ! je ne m’habituerais pas à vivre sans elle !

— Quand même cela serait vrai (et j’en doute, puisque vous vous arrangez de manière à rester avec elle le moins que vous pouvez), votre devoir serait de vaincre un amour qui lui est nuisible.

— Quand je le voudrais, elle n’y consentirait jamais.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Elle se tuera si je l’abandonne.

— Si vous l’abandonnez froidement et brutalement, c’est possible ; mais si vous le faites par loyauté, par dévouement, au nom de l’honneur, au nom de votre amour même…

— Jamais ! jamais Marthe ne se résignera à me perdre, je le sais trop.

— Voilà de la fatuité. Autorisez-moi à lui parler avec la même franchise que je viens d’avoir avec vous, et nous verrons.

— Jean ! encore un coup, vous avez des vues sur elle !

— Moi ? Il faudrait pour cela trois choses : 1o qu’il n’y eût plus un seul miroir dans l’univers ; 2o que Marthe perdît la vue ; 3o qu’elle et moi n’eussions aucun souvenir de ma figure.

— Mais quelle obstination avez-vous à nous séparer ?

— Je vais vous le dire sans détour : j’ai des vues pour un autre.

— Vous êtes chargé de la séduire ou de l’enlever ? Pour quel prince russe ou pour quel don Juan du Café de Paris ?

— Pour le fils d’un cordonnier, pour Paul Arsène.

— Comment, vous le voyez ?

— Tous les jours.

— Et vous m’en avez fait mystère ?… Voilà qui est étrange !

— C’est fort simple, au contraire. Je savais que vous ne l’aimez pas, et je ne voulais pas vous entendre mal parler de lui, parce que je l’aime.

— Ainsi vous êtes le Mercure de ce Jupiter, qui déjà s’est changé en pluie de gros sous pour me supplanter ?

— Triple insulte pour lui, pour elle et pour moi. Grand merci ! C’était dans votre rôle ? Vous l’avez très-bien dit ! Si j’étais claqueur, je me pâmerais d’admiration.

— Mais enfin, Laravinière, c’est à me rendre fou ! Vous agissez ici contre moi, vous me trahissez, vous parlez pour un autre. Et moi qui me fiais à vous !

— Et vous aviez raison, Monsieur. Je n’ai jamais prononcé le nom d’Arsène devant Marthe. Et quant à vous brouiller avec elle, je n’ai jamais fait que le contraire. Aujourd’hui je renonce à vous réconcilier : mon cœur et ma conscience me le défendent. Ou je quitte la maison aujourd’hui pour ne plus revoir ni vous ni Marthe, ou je l’engage, avec votre autorisation, à rompre un engagement qui vous pèse et qui la tue. »

Horace, vaincu par la rude franchise et la fermeté impitoyable de Laravinière, mis au pied du mur, et ne sachant plus comment faire pour regagner l’estime de cet homme dont il craignait le jugement, promit de réfléchir à sa proposition, et demanda quelques jours pour prendre un parti définitif. Mais les jours s’écoulèrent, et il ne sut se décider à rien.