Horace (Sand)/Chapitre 20

Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 54-58).
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XX.

À cette époque, l’association politique la plus importante et la mieux organisée était celle des Amis du peuple. Plusieurs des chefs qui la représentaient avaient joué déjà un rôle dans la charbonnerie ; ceux-là et d’autres plus jeunes en ont joué un plus brillant depuis 1830. Parmi ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette période de dix années, et qui ont déjà des noms historiques, la société des Amis de peuple comptait Trélat, Guinard, Raspail, etc. ; mais celui qui exerçait le plus de prestige sur les jeunes gens des Écoles tels que Laravinière, et sur les jeunes républicains populaires tels que Paul Arsène, c’était Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n’avait pas cette suffisance puérile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps, et qui fait chez eux de l’affectation une seconde nature. Sa grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque répandu dans ses manières et dans son langage, sa parole heureuse et franche, son activité, son courage et son dévouement, tout cela eût suffi pour enflammer la tête du belliqueux Jean, et pour échauffer le cœur du généreux Arsène, quand même Godefroy n’eût pas émis les idées sociales les plus complètes, les plus logiques, je dirai même les plus philosophiques qui aient pris une forme à cette époque dans les sociétés populaires. Ce président des Amis du peuple a seul professé dans ces clubs ce qu’on peut appeler les doctrines ; doctrines qui, à beaucoup d’égards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d’Arsène et les vastes aspirations de son âme vers l’avenir, mais qui, du moins, marquaient un progrès immense, incontestable, sur le libéralisme de la Restauration. Suivant Arsène, et suivant le jugement toujours sévère et méfiant du peuple, les autres républicains étaient un peu trop occupés de renverser le pouvoir, et point assez d’asseoir les bases de la république ; lorsqu’ils l’essayaient, c’était plutôt des règlements et une discipline qu’ils imaginaient, que des lois morales et une société nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu’il a si largement et si fortement développée l’année suivante jusque devant la pâle et menteuse opposition de la chambre, s’occupait à mûrir des idées, à poser des principes. Il songeait à l’émancipation du peuple, à l’éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la modification progressive de la propriété, et il ne renfermait pas, comme certains républicains d’aujourd’hui, ces deux principes nets et vastes dans l’hypocrite question d’organisation du travail et de réforme électorale ; mots bien élastiques, si l’on n’y prend garde, et dont le sens est susceptible de se resserrer autant que de s’étendre. En 1832, on ne craignait pas comme aujourd’hui de passer pour communiste, ce qui est devenu l’épouvantail de toutes les opinions de ce temps-ci. Un jury acquitta Cavaignac, après qu’il eut dit, entre autres choses d’une admirable hardiesse : « Nous ne contestons pas le droit de propriété. Seulement nous mettons au-dessus celui que la société conserve, de le régler suivant le plus grand avantage commun. » Dans ce même discours, le plus complet et le plus élevé parmi tous ceux des procès politiques de l’époque[1], Cavaignac dit encore : « Nous lui contestons (à votre société officielle) le monopole des droits politiques ; et ne croyez pas que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacités. Selon nous, quiconque est utile est capable. Tout service entraîne un droit. »

Arsène assistait à ce procès ; il écouta avec une émotion contenue ; et, tandis que la plupart des auditeurs, subjugués par le magnétisme qu’exerce toujours sur les masses le débit et l’aspect de l’orateur, éclataient en applaudissements passionnés, il garda un profond silence ; mais il était le plus pénétré de tous, et il n’entendit pas, ce jour-là, les autres plaidoiries[2]. Il s’absorba entièrement dans les idées que Godefroy avait éveillées en lui, et il se retira plein de celle-ci, qu’il vint me répéter mot à mot :

« La religion, comme nous l’entendons, nous, c’est le droit sacré de l’humanité. Il ne s’agit plus de présenter au crime un épouvantail après la mort, au malheureux une consolation de l’autre côté du tombeau. Il faut fonder en ce monde la morale et le bien-être, c’est-à-dire l’égalité. Il faut que le titre d’homme vaille à tous ceux qui le portent un même respect religieux pour leurs droits, une pieuse sympathie pour leurs besoins. Notre religion, à nous, c’est celle qui changera d’affreuses prisons en hospices pénitentiaires, et qui, au nom de l’inviolabilité humaine, abolira la peine de mort… Nous n’adoptons plus une foi qui met tout au ciel, qui réduit l’égalité devant Dieu, à cette égalité posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le christianisme ; etc. »

« Théophile, s’écria Arsène en mettant sa main dans la mienne, voilà de grandes paroles et une idée neuve, du moins pour moi. Elle me donne tant à réfléchir, que tout mon passé, c’est-à-dire tout ce que j’ai cru jusqu’à ce jour, se bouleverse à mes propres yeux.

— Ce n’est pas une idée qui soit absolument propre à l’orateur que vous venez d’entendre, lui répondis-je : c’est une idée qui appartient au siècle, et qui a été déjà émise sous plusieurs formes. On pourrait même dire que c’est l’idée qui a dominé nos révolutions depuis cent ans, et l’humanité tout entière depuis qu’elle existe, par une instinctive révélation de son droit, plus puissante que les théories religieuses de l’ascétisme et du renoncement. Mais c’est toujours une chose neuve et grande que de voir le droit humain, pris à son point de vue religieux, proclamé par un révolutionnaire. Il y avait bien assez longtemps que vos républicains oubliaient de donner à leurs théories la sanction divine qu’elles doivent avoir. Moi, qui suis légitimiste, ajoutai-je en souriant…

— Ne parlez pas comme cela, reprit vivement Paul Arsène, vous n’êtes pas légitimiste dans le sens qu’on attache à ce mot ; vous sentez que la légitimité est dans le droit du peuple.

— C’est la vérité, Arsène, je le sens profondément ; et quoique mon père fût attaché, de fait et par délicatesse de conscience, aux hommes du passé, plus il approchait de la tombe, plus il s’élevait à la conception et au respect des institutions de l’avenir. Croyez-vous que Chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que Dieu est au-dessus des lois, dans le même sens que Cavaignac vous proclamait aujourd’hui le droit de la société au-dessus de celui des riches ?

— À la bonne heure, dit Arsène. Il est donc vrai que nous avons droit au bonheur en cette vie, que ce n’est pas un crime de le chercher, et que Dieu même nous en fait un devoir ? Cette idée ne m’avait pas encore frappé. J’étais partagé entre un sentiment révolutionnaire qui me rendait presque athée, et des retours vers la dévotion de mon enfance qui me rendaient compatissant jusqu’à la faiblesse. Ah ! si vous saviez comme j’ai été froidement cruel aux trois journées au milieu de mon délire ! Je tuais des hommes, et je leur disais : Meurs, toi qui as fait mourir ! Sois tué, toi qui tues ! Cela me paraissait l’exercice d’une justice sauvage ; mais je m’y sentais forcé par une impulsion surnaturelle. Et puis, quand je fus calmé, quand je m’agenouillai sur les tombes de juillet, je pensai à Dieu, à ce Dieu de soumission et d’humilité qu’on m’avait enseigné, et je ne savais plus où réfugier ma pensée. Je me demandais si mon frère était damné pour avoir levé la main contre la tyrannie, et si je le serais pour avoir vengé mon frère et mes frères les hommes du peuple. Alors j’aimais mieux ne croire rien ; car je ne pouvais comprendre qu’au nom de Jésus crucifié, il fallût se laisser mettre en croix par les délégués de ses ministres. Voilà où nous en sommes, nous autres enfants de l’ignorance : athées ou superstitieux, et souvent l’un et l’autre à la fois. Mais à quoi songent donc nos instituteurs, les chefs républicains, de ne pas nous parler de ce qui est le fond même de notre être, le mobile de toutes nos actions ! Nous prennent-ils pour des brutes, qu’ils ne nous promettent jamais que la satisfaction de nos besoins matériels ? Croient-ils que nous n’ayons pas des besoins plus nobles, celui d’une religion, tout aussi bien qu’ils peuvent l’avoir ? Ou bien est-ce qu’ils ne l’ont pas eux ? Est-ce qu’ils seraient plus grossiers, plus incrédules que nous ? Allons, ajouta-t-il, Godefroy Cavaignac sera mon prêtre, mon prophète ; j’irai lui demander ce qu’il faut croire sur tout cela.

— Il ne pourra que vous dire d’excellentes choses, cher Arsène, lui répondis-je ; mais ne croyez pas, encore une fois, que le seul foyer des idées nouvelles soit dans cette opinion. Élevez votre esprit à une conception plus vaste du temps où nous vivons. Ne vous donnez pas exclusivement à tel ou tel homme comme à la vérité incarnée ; car les hommes sont mobiles. Quelquefois en croyant progresser, ils reculent ; en croyant s’améliorer, ils s’égarent. Il y en a même qui perdent leur générosité avec leur jeunesse, et qui se corrompent étrangement ! Mais attachez-vous à ces mêmes idées dont vous cherchez la solution. Instruisez-vous en buvant à différentes sources. Voyez, lisez, comparez, et réfléchissez. Votre conscience sera le lien logique entre plusieurs notions contradictoires en apparence. Vous verrez que les hommes probes ne diffèrent pas tant sur le fond des choses que sur les mots ; qu’entre ceux-là un peu d’amour-propre jaloux est quelquefois le seul obstacle à l’unité de croyances ; mais qu’entre ceux-là et les hommes du pouvoir, il y a l’immense abîme qui sépare la privation de la jouissance, le dévouement de l’égoïsme, le droit de la force.

— Oui, il faudrait s’instruire, dit Arsène. Hélas ! si j’avais le temps ! Mais quand j’ai passé ma journée entière à faire des chiffres, je n’ai plus la force de lire ; mes yeux se ferment malgré moi, ou bien j’ai la fièvre ; et, au lieu de suivre avec l’esprit ce que je lis avec les yeux, je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j’ai remplies moi-même. Il y a longtemps que j’ai envie d’apprendre ce que c’est que le fouriérisme. Aujourd’hui, Cavaignac l’a cité, ainsi que la Revue Encyclopédique et les saint-simoniens. Il a dit de ces derniers, qu’au milieu de leurs erreurs, ils avaient soutenu avec dévouement des idées utiles, et développé le principe d’association. Eugénie, j’irai les entendre prêcher. »

Eugénie était là sur son terrain ; c’était une adepte assez fervente de la réhabilitation des femmes. Elle commença à endoctriner son ami le Masaccio, ce qu’elle n’avait pas fait encore ; car elle était de ces esprits délicats et prudents qui ne risquent pas leur influence à moins d’une occasion sûre. Elle savait attendre comme elle savait choisir. Elle ne m’avait pas parlé dix fois de ses croyances saint-simoniennes ; mais elle ne l’avait jamais fait sans produire sur moi une grande impression. Je connaissais mieux qu’elle peut-être, par l’examen et par la lecture, le fort et le faible de cette philosophie ; mais j’admirais toujours avec quelle pureté d’intention et quelle finesse de tact elle savait éliminer tacitement des discussions où s’élaborait la doctrine des adeptes secondaires, tout ce qui révoltait ses instincts nobles et pudiques, pour conclure souvent a priori, des secrètes élucubrations des maîtres, ce qui répondait à sa fierté naturelle, à sa droiture et à son amour de la justice. Je me disais parfois que cette femme forte et intelligente appelée par les apôtres à formuler les droits et les devoirs de la femme, c’eût été Eugénie. Mais, outre que sa réserve et sa modestie l’eussent empêchée de monter sur un théâtre où l’on jouait trop souvent la comédie sociale au lieu du drame humanitaire, les saint-simoniens, dans la déviation inévitable où leurs principes se trouvaient alors, l’eussent jugée, ceux-ci trop rigide, ceux-là trop indépendante. Le moment n’était pas venu. Le saint-simonisme accomplissait une première phase, qui devait laisser une lacune avant la seconde. Eugénie le sentait, et prévoyait qu’il faudrait encore dix ans, vingt ans d’arrêt peut-être, avant que la marche progressive du saint-simonisme pût être reprise.

Paul Arsène, frappé de ce qu’elle lui fit entrevoir dans une première conversation, alla écouter les prédications saint-simoniennes. Il se lia avec de jeunes apôtres ; et sans avoir précisément le temps de s’instruire, il se mit au courant de la discussion, et s’y forma un jugement, des sympathies, des espérances. Ce fut une rapide et profonde révolution dans la vie morale de cet enfant du peuple, qui jusque-là n’était pas sans préjugés, et qui dès lors les perdit ou acquit du moins la force de les combattre en lui-même. L’amour qu’il nourrissait encore, faute d’avoir pu l’étouffer (car il y avait fait son possible), se retrempa à cette source d’examen qu’il n’avait pas encore abordée, et prit un caractère encore plus calme et plus noble, un caractère religieux pour ainsi dire.



Jean, vous êtes un grossier, un brutal. (Page 61.)

En effet, jusque-là Marthe n’avait été pour lui que l’objet d’une passion tenace, invincible. Il l’avait maudite cent fois, cette passion qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eût dû la détruire ; mais comme elle régnait là sur une grande âme, bien qu’elle y fût mystérieuse, incompréhensible pour celui-là même qui la ressentait, elle n’y produisait que des résultats magnanimes, une générosité sans exemple et sans bornes. Aussi quels affreux combats cette âme fière et rigide se livrait ensuite à elle-même ! Comme Arsène rougissait d’être ainsi l’esclave d’un attachement que l’austérité un peu étroite de son éducation populaire lui apprenait à réprouver ! Lui dont les mœurs étaient si pures, épris à ce point de l’ex-maîtresse de M. Poisson, de la maîtresse actuelle d’un autre ! Jamais il n’eût voulu profiter de l’espèce de faiblesse et d’entraînement que cette conduite de Marthe lui laissait entrevoir, pour arracher, en secret, à la reconnaissance, à l’amitié exaltée, des faveurs qu’il aurait voulu devoir seulement à l’amour exclusif et durable. Mais malgré le peu d’espoir qui lui restait, il se surprenait toujours à désirer la fin de cet amour pour Horace, et à caresser le rêve d’un mariage légal avec Marthe. C’est là que l’attendaient pour le faire souffrir ses anciens préjugés, le blâme de ses pareils, l’indignation de sa sœur Louise, l’effroi de sa sœur Suzanne, la crainte du ridicule, une sorte de mauvaise honte, toute puissante parfois sur des caractères élevés ; car elle leur est enseignée par l’opinion, comme le respect de soi-même et des autres. C’est alors qu’Arsène essayait d’arracher son amour de son sein, comme une flèche empoisonnée. Mais sa nature évangélique s’y refusait : il était forcé d’aimer. La haine et le mépris qu’il appelait à son secours ne voulaient pas entrer dans ce cœur plein d’indulgence, parce qu’il était plein de justice.



Il le trouva environné de fusils. (Page 62.)

Durant cet hiver qu’il passa loin de Marthe et qu’il consacra à étudier du mieux qu’il put la religion, la nature et la société, sous les nouveaux aspects qui s’ouvraient devant lui de toutes parts ; tour à tour et à la fois fouriériste, républicain, saint-simonien et chrétien (car il lisait aussi l’Avenir et vénérait ardemment M. Lamennais), Arsène, s’il ne put réussir à bâtir une philosophie de toutes pièces, épura son âme, éleva son esprit, et développa son grand cœur d’une manière prodigieuse. J’en étais frappé chaque jour davantage, et, d’une semaine à l’autre, j’admirais ces progrès rapides. J’avais fini par découvrir sa retraite ; et, affrontant l’accueil revêche de sa sœur aînée, j’allais quelquefois, le soir, le surprendre au milieu de ses méditations. Tandis que les deux sœurs travaillaient en échangeant les idées les plus niaises, lui, assis au bout de la table, la tête dans ses mains, un livre ouvert entre ses coudes, et les yeux à demi fermés, étudiait ou rêvait à la lueur d’une triste lampe dont la clarté arrivait à peine jusqu’à lui. À voir son teint jaune, ses yeux fatigués, son attitude morne, on l’eût pris pour un homme usé par la fatigue et la misère ; mais dès qu’il parlait, son regard reprenait du feu, son front de la sérénité, et son langage révélait une énergie de mieux en mieux trempée. Je l’emmenais faire un tour de promenade sur les quais, et là, tout en fumant nos cigares de la régie, nous devisions ensemble. Quand nous avions passé en revue les idées générales, nous en venions à nos sentiments individuels ; et il me disait souvent, à propos de Marthe : « L’avenir est à moi ; le règne d’Horace ne saurait durer longtemps. Le pauvre enfant ne comprend pas le bonheur qu’il possède, il n’en jouit pas, il n’en profitera pas ; et vous verrez que Marthe apprendra ce que c’est qu’un véritable amour, en éprouvant tout ce qui manque de grandeur et de vérité à celui qu’elle inspire maintenant. Voyez-vous, mon ami, j’ai remporté une grande victoire le jour où j’ai compris que ce qu’on appelle les fautes d’une femme étaient imputables à la société et non à de mauvais penchants. Les mauvais penchants sont rares, Dieu merci ; ils sont exceptionnels, et Marthe n’en a que de bons. Si elle a choisi Horace au lieu de moi, c’est qu’alors je n’étais pas digne d’elle et qu’Horace lui a semblé plus digne. Incertain et farouche, tout en m’offrant à elle avec dévouement, je ne savais pas lui dire ce qu’elle eût aimé à entendre. Le souvenir de ses malheurs m’inspirait de la pitié seulement ; elle le sentait, et elle voulait du respect. Horace a su lui exprimer de l’enthousiasme ; elle s’y est trompée, mais la faute n’en est point à elle. Maintenant, je saurais bien lui dire ce qui doit fermer ses anciennes blessures, rassurer sa conscience, et lui donner en moi la confiance qu’elle n’a pas eue. Mon austérité lui a fait peur, elle a craint mes reproches ; elle n’a eu pour moi que cette froide estime qu’inspire un homme sage et passablement humain. Elle avait besoin d’un appui, d’un sauveur, d’un initiateur à une vie nouvelle, toute d’exaltation et de charité. Je le répète, Horace, avec ses beaux yeux et ses grands mots, lui est apparu en révélateur de l’amour. Elle l’a suivi. Mea culpa ! »

Je trouvais Arsène injuste envers lui-même, à force de générosité. Il fallait bien faire, dans l’aveuglement de Marthe, la part d’une certaine faiblesse et d’une sorte de vanité qui est, chez les femmes, le résultat d’une mauvaise éducation et d’une fausse manière de voir. Chez Marthe particulièrement, c’était l’effet d’une absence totale d’instruction et de jugement dans cet ordre d’idées, si nécessaires et si négligées d’ailleurs chez les femmes de toutes les classes.

Marthe avait tout appris dans les romans. C’était mieux que rien, on peut même dire que c’était beaucoup ; car ces lectures excitantes développent au moins le sentiment poétique et ennoblissent les fautes. Mais ce n’était pas assez. Le récit émouvant des passions, le drame de la vie moderne, comme nous le concevons, n’embrasse pas les causes, et ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits sevrés de toute autre culture. J’ai toujours pensé que les bons romans étaient fort utiles, mais comme un délassement et non comme un aliment exclusif et continuel de l’esprit.

Je faisais part de cette observation au Masaccio, et il en tirait la conséquence que Marthe était d’autant plus innocente qu’elle était plus bornée à certains égards. Il se promettait de l’instruire un jour de la vraie destinée qui convient aux femmes ; et lorsqu’il me développait ses idées sur ce point, j’admirais qu’il eût su, ainsi qu’Eugénie, rejeter du saint-simonisme tout ce qui n’était pas applicable à notre époque, pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la réhabilitation et de l’émancipation du genre humain dans la personne femme.

J’admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui, aux facultés perceptives de l’artiste, joignait d’une manière si imprévue les facultés méditatives. C’était à la fois un esprit d’analyse et de synthèse ; et quand je le regardais marcher à côté de moi, avec ses habits râpés, ses gros souliers, son air commun et ses manières peuple, je me demandais, en véritable anatomiste phrénologue que j’étais, pourquoi je voyais les livrées du luxe et les grâces de l’élégance orner autour de nous tant d’êtres disgraciés du ciel, portant au front des signes évidents de la dégradation intellectuelle, physique et morale.

  1. Procès du droit d’association, décembre 1832.
  2. C’est pourtant dans la même séance que Piocque dit ces belles paroles : « Est-ce que le dénûment et le besoin ne peuvent pas logiquement réclamer la faculté de se constituer leurs représentants, avocats de la faim, de la misère, et de l’ignorance ? »