Horace (Corneille)/Édition Marty-Laveaux/Notice
Bien peu de personnes, même des plus lettrées, soupçonnent l’existence de tragédies antérieures à celle de Corneille sur le combat des Horaces et des Curiaces. Il y en a trois cependant ; mais si elles ont un instant attiré l’attention de quelque curieux, elles ne le doivent qu’au chef-d’œuvre dont elles ont été suivies.
L’Orazia qui donne son nom à la pièce que l’Arétin a faite sur ce sujet et qui a été imprimée pour la première fois à Venise en 1546, n’est autre que la sœur d’Horace. Cette tragédie a été curieusement comparée à l’Horace de Corneille, en Italie par Napoli Signorelli[1], et en France par Ginguené[2]; mais ce parallèle, au lieu de faire ressortir certaines analogies, n’a servi qu’à constater entre les deux œuvres de notables différences.
La plus ancienne tragédie française d’Horace se trouve, avec un Dioclétian, dont le véritable sujet est le martyre de saint Sébastien, dans un volume in-12, publié à Paris, chez David le Clerc, en 1596, sous ce titre : « Les Poësies de Pierre de Laudun d’Aigaliers, contenans deux tragedies, la Diane, meslanges et acrostiches. Œuvre autant docte et plein de moralité que les matieres y traictées sont doctes et recreatives. »
Celle des deux tragédies d’Aigaliers qui doit seule nous occuper ici, est intitulée simplement, en tête de la page 36 : « Horace, tragédie ; » mais à la page 38 on trouve ce titre plus fastueux : « Tragédie d’Horace trigemine. » La dédicace est adressée « à très-haut et puissant seigneur Henry de Scipion, duc de Joyeuse. » Dans l’argument qui figure en tête de la pièce, Laudun ne fait guère qu’analyser le morceau de Tite Live que Corneille a placé au devant de la sienne et que nous reproduisons plus loin[3] ; mais après qu’Horace « appelé en justice comme sorricide, » a été renvoyé absous, on trouve le dénoûment fort inattendu que voici : « Metius Suffetius, qui avoit voulu faire trahison au roi Tullius[4] à la suasion des citoyens d’Albe, fut par le roi Tullius condamné d’être tiré à quatre chevaux, dont l’exécution s’ensuivit ; après, ce roi Tullius ayant régné trente-deux ans, fut inopinément foudroyé avec ses domestiques, qui est la clôture de la catastrophe de la tragédie ; et pour te donner témoignage de mon dire, lecteur, qui as envie de savoir l’histoire au vrai et au long, je t’envoie ès auteurs suivants, desquels je me suis servi à composer cette tragédie. Je mets les noms des auteurs en latin, de peur de te tromper et moi aussi à la version française d’iceux. Plinius Novocomensis, Titus Livius, Virgilius, Ptolomæus, Chronica Chronicorum, Johannes Functius, Ovidius, Plutarchus, Alexarchus. » La tardive punition de Tullus est annoncée dans la pièce par ce jeu de scène : « Le foudre vient et le tue avec son gentilhomme. » Le dialogue monosyllabique qui a lieu pendant le combat est plus étrange encore :
Si incomplète que soit cette analyse, si peu nombreux que soient ces extraits, en voilà plus qu’il n’en faut pour prouver que Corneille n’a rien puisé à une pareille source.
Enfin le troisième Horace antérieur à celui de Corneille, el Honrado hermano, tragi-comedia famosa, a été publié par Lope de Véga, âgé de soixante ans, dans le dix-huitième volume de son théâtre, qui parut en 1622 et contient, comme le prouvent les dédicaces, des ouvrages représentés longtemps auparavant. Le sujet de cette pièce se détache à peine sur un canevas d’aventures bizarres. « Nous ne sommes occupés, dit M. Saint-Marc Girardin dans la spirituelle analyse qu’il en a donnée[5], que de filles qu’on veut faire religieuses, de femmes déguisées en cavaliers, de ruses pour enlever la fille sous les yeux mêmes du père, toutes scènes de comédie. Pourquoi les personnages qui figurent dans ces scènes de comédie s’appellent-ils les Horaces et les Curiaces ? Je n’en sais rien en vérité. Ils pourraient aussi bien s’appeler don Gusman, don Pèdre, don Gomez. L’histoire n’y perdrait rien ; car l’histoire n’est pour rien dans tout cela. » Néanmoins, bien qu’on ne trouve dans cet ouvrage aucune intention de peindre le caractère romain, Lope ramasse dans Tite Live divers détails matériels qui servent plutôt à la bigarrure qu’à la vérité du tableau. Tels sont l’interregnum, ce régime bizarre qui en attendant une élection définitive donnait la royauté à une suite de sénateurs, souverains chacun pendant cinq jours ; les pillages dans les campagnes albaines, conséquence de cette anarchie ; deux ou trois ambassades d’Albe et de Rome, conduites tout autrement que dans Tite Live ; la harangue de Metius entre les deux armées pour proposer le combat des six ; l’appel au peuple conseillé par Tullus après la condamnation d’Horace ; enfin sa défense par son père, faible imitation du magnifique thème oratoire fourni par l’historien. Ce n’était pas la peine d’exposer sur la scène le triple duel pour en retrancher, faute d’espace sans doute, la poursuite inégale des champions blessés, la fuite simulée de l’Horace survivant, qui accomplit sur place sa triple victoire avec une jactance de matamore. Le dénoûment de cette tragi-comédie exigeait un mariage à l’espagnole, qui s’entremêle à la scène du forum sans en abaisser le ton bien sensiblement. Horace a chez lui une fille de sénateur, qu’il prétend toutefois avoir respectée. Le père exige qu’il l’épouse avant de subir son supplice. On va la chercher, et pendant ce temps Horace est absous par une acclamation populaire.
À coup sûr, ici encore, nous ne trouvons rien qui puisse nous faire supposer chez Corneille une imitation, un souvenir direct ; la pièce de Lope de Véga ne présente avec la tragédie de notre poëte d’autres ressemblances que celles qui naissent de la communauté d’un sujet populaire et classique en tout pays. La scène où Julie, la Camille de Corneille, se trouve en face de son frère victorieux, est tout indiquée par Tite Live. Il est vrai que lorsque Julie s’exprime de la sorte : « Je ne viens pas avec allégresse célébrer ce jour, si ce n’est par mes pleurs[6], » cette pensée, qui n’est pas dans Tite Live, rappelle aussitôt ces vers :
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.
— Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois[7] ;
mais c’est là une idée fort naturelle, et cette similitude passagère est sans doute purement fortuite[8]. Toutefois, si Corneille n’a pas eu de lui-même la pensée d’écrire une tragédie d’Horace, c’est probablement l’ouvrage de Lope, plutôt que tout autre, qui la lui a suggérée, car à cette époque il était naturel qu’il interrogeât le théâtre espagnol avec une curiosité que ne pouvaient exciter en lui au même degré de froides amplifications composées ailleurs pour la lecture plutôt que pour la scène.
Du reste, de quelque manière qu’il ait été amené à traiter ce sujet d’Horace, il est certain que cette idée s’est présentée à son esprit peu de temps après le succès du Cid. Nous n’essayerons pas de le prouver, à l’aide d’une lettre écrite de Rouen, et datée du 14 juillet 1637, où Corneille dit à Rotrou : « M. Jourdy m’a conté les plus belles choses de son voyage de Dreux, et me donne grande envie de venir vous voir dans votre belle famille ; mais c’est un plaisir que je ne saurai avoir encore de longtemps, vu que je veux vous montrer une nouvelle pièce qui est loin d’être finie. » Ce n’est pas là un témoignage suffisant à nos yeux, car nous aurons plus tard à présenter contre l’authenticité de ce document des objections sérieuses ; mais notre opinion se fonde sur la Lettre du désintéressé au sieur Mairet, publiée vers la même époque, et réimprimée par nous à la suite du Cid. Là, en effet, il est question de la pièce que prépare Corneille, et le défenseur du poëte dit à ses adversaires : « Si par de petites escarmouches vous amusiez un si puissant ennemi, vous dissiperiez un nuage qui se forme on Normandie, et qui vous menace d’une furieuse tempête pour cet hiver[9]. » Cette pièce ainsi promise pour la fin de 1637 ne parut, comme nous le verrons tout à l’heure, qu’au commencement de 1640.
Cependant la dispute du Cid avait été close officiellement le 5 octobre 1637, par la lettre que Boisrobert avait écrite à Mairet sur l’ordre du Cardinal[10]. Ce ne fut donc pas la nécessité de la lutte, mais seulement le découragement profond qu’elle avait causé à Corneille, qui l’empècha pendant plus de deux années de rien donner au théâtre. C’est ce que nous apprend le passage suivant d’une lettre écrite par Chapelain à Balzac, le 15 janvier 1639[11] : « Corneille est ici depuis trois jours, et d’abord m’est venu faire un éclaircissement sur le livre de l’Académie pour ou plutôt contre le Cid, m’accusant, et non sans raison, d’en être le principal auteur. Il ne fait plus rien, et Scudéry a du moins gagné cela, en le querellant, qu’il l’a rebuté du métier, et lui a tari sa veine. Je l’ai, autant que j’ai pu, réchauffé et encouragé à se venger, et de Scudéry et de sa protectrice, en faisant quelque nouveau Cid qui attire encore les suffrages de tout le monde, et qui montre que l’art n’est pas ce qui fait la beauté ; mais il n’y a pas moyen de l’y résoudre ; et il ne parle plus que de règles et que des choses qu’il eût pu répondre aux académiciens, s’il n’eût point craint de choquer les puissances, mettant au reste Aristote entre les auteurs apocryphes lorsqu’il ne s’accommode pas à ses imaginations. »
Dans une autre lettre, du 9 mars 1640, Chapelain parle de la première représentation d’Horace comme d’un fait tout récent, et en fixe par conséquent la date d’une manière fort approximative : « Pour le combat des Horaces, dit-il, ce ne sera pas sitôt que vous le verrez, pource qu’il n’a encore été représenté qu’une fois devant Son Éminence, et que, devant que d’être publié, il faut qu’il serve six mois de gagne-pain aux comédiens. Telles sont les conventions des poëtes mercenaires, et tel est le destin des pièces vénales ; mais vous le verrez assez à temps[12]. »
Pour bien entendre ceci et se rendre compte de l’injustice des accusations de Chapelain, il faut savoir que Corneille ne pouvait conserver quelques mois ses droits d’auteur sur un ouvrage qu’en en retardant l’impression. « L’usage observé de tout temps entre tous les comédiens françois, étoit de n’entreprendre point de jouer, au préjudice d’une troupe, les pièces dont elle étoit en possession, et qu’elle avoit mises au théâtre, à ses frais particuliers, pour en retirer les premiers avantages, jusqu’à ce qu’elles fussent rendues publiques par l’impression[13]. »
Chapelain, par malheur, ne donne pas de détails à Balzac sur les premières représentations, et ne lui nomme aucun des acteurs chargés des principaux rôles. Nous trouvons bien dans l’édition de M. Lefèvre les indications suivantes : le vieil Horace, Baron père ; Horace, Montfleury ; Curiace, Bellerose ; Sabine, Mlle de Villiers ; Camille, Mlle Beaupré ; mais, comme d’ordinaire, elles ne reposent sur aucun document sérieux.
Lemazurier avance, il est vrai, que Montfleury a joué d’original dans Horace, mais sa seule autorité est un passage de Chapuzeau que nous avons eu occasion de citer dans la Notice du Cid[14], et qui ne se prête nullement aux conséquences qu’on en veut tirer.
Tout ce qui concerne les autres acteurs est de pure invention.
Bien plus, aucun témoignage remontant à l’époque même des premières représentations ne nous apprend où Horace a été joué d’abord. Seulement, comme nous savons d’une part que Cinna fut donné à l’hôtel de Bourgogne, de l’autre que Mondory fut frappé d’apoplexie peu de temps après la première représentation du Cid au Marais, et que cette troupe se trouvait alors fort démembrée[15], il est vraisemblable que Corneille, au moment de faire représenter Horace, abandonna le théâtre du Marais pour celui de l’hôtel de Bourgogne, où plusieurs de ses interprètes habituels étaient venus s’établir. Les témoignages assez tardifs que nous fournissent les contemporains de notre poëte sur les représentations d’Horace se rapportent tous à l’hôtel de Bourgogne. Le premier est un passage de la Pratique du Théâtre, de l’abbé d’Aubignac, qu’il importe de rapporter textuellement, car il n’est pas fort clair et se prête à diverses interprétations ; il se trouve au septième chapitre, intitulé : Du mélange de la représentation avec la vérité de l’action théâtrale[16]. « Que Floridor ou Beauchasteau (deux acteurs de l’hôtel de Bourgogne) fassent, dit d’Aubignac, le personnage de Cinna, qu’ils soient bons ou mauvais acteurs, bien ou mal vêtus… toutes ces choses sont, à mon avis, et dépendent de la représentation.
« Ainsi, Floridor et Beauchasteau, en ce qu’ils sont en eux-mêmes, ne doivent être considérés que comme représentants, et cet Horace et ce Cinna qu’ils représentent, doivent être considérés à l’égard du poëme comme véritables personnages…
« On n’approuveroit pas que Floridor, en représentant Cinna, s’avisât de parler de ses affaires domestiques ni de la perte ou du gain que les comédiens auroient fait en d’autres pièces… »
On peut conclure, ce semble, de tout ce morceau, un peu embarrassé, qu’au moment où d’Aubignac écrivait, c’est-à-dire vers 1657, Floridor jouait les rôles d’Horace et de Cinna, comme chef d’emploi, suivant l’expression aujourd’hui reçue au théâtre, et que Beauchâteau était du nombre des comédiens qui se contentent « des seconds rôles, ou qui ont l’alternative avec un camarade pour les premiers[17]. »
Il faut maintenant venir jusqu’à l’Impromptu de Versailles, c’est-à-dire jusqu’à 1663, pour trouver de nouveaux détails sur les représentations d’Horace à l’hotel de Bourgogne. Molière suppose qu’un poëte demande à une troupe qu’il veut juger, de lui réciter une scène d’amant et d’amante : « Là-dessus une comédienne et un comédien auroient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace :
Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?
— Hélas ! je vois trop bien, etc.[18]
… le plus naturellement qu’ils auroient pu. Et le poëte aussitôt : « Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille ; et voici comme il faut réciter cela (il imite Mlle de Beauchâteau, comédienne de l’hôtel de Bourgogne) :
Iras-tu, ma chère âme, etc.
— Non, je te connois mieux, etc.
« Voyez-vous comme cela est naturel et passionné ? Admirez ce visage riant qu’elle conserve dans les plus grandes afflictions. »
Dans l’édition de 1660, Corneille remplaça : « Iras-tu, ma chère âme ? » qui avait vieilli, par : « Iras-tu, Curiace ? » Cela eût été sans doute indifférent à la Beauchâteau ; mais Mlle Clairon, qui était en droit d’avoir ses préférences, n’hésita pas à rétablir « ma chère âme, » qui en effet n’a ici rien de banal, ni de galant, et ajoute au contraire l’expression d’une tendresse profonde au cri d’épouvante que laisse échapper Camille.
Si, dans l’histoire des représentations de la tragédie d’Horace, nous avions voulu suivre un ordre purement chronologique, il eût fallu, avant de nommer Mlle Clairon, raconter une anecdote souvent reproduite, mais presque toujours défigurée. Peut-être à cause de cela, y aura-t-il quelque nouveauté à la donner ici telle que la raconte l’abbé Nadal[19]. Dans ses Observations sur la tragédie ancienne et moderne, cet exact ami des règles, après avoir regretté vivement que le meurtre de Camille s’accomplisse sur la scène, continue en ces termes : « La demoiselle Duclos, une de nos plus célèbres comédiennes, autant par les grâces de sa personne que par la beauté de sa voix et la noblesse de son action, jouoit le rôle de Camille, et lorsqu’après ses imprécations contre Rome victorieuse et contre ce qu’elle se devoit à elle-même aussi bien qu’à sa patrie, elle sortoit du théâtre avec une sorte de précipitation, elle fut assez embarrassée dans la queue traînante de sa robe pour ne pouvoir s’empêcher de tomber. L’acteur, plus civil qu’il ne convenoit à la fureur d’Horace outré de tous les propos injurieux de sa sœur, ôta son chapeau d’une main et lui présenta l’autre pour la relever, et pour la conduire avec une grâce affectée dans la coulisse, où ayant remis son chapeau, et même enfoncé, puis tiré son épée, il parut la tuer avec brutalité. Baron certainement n’eût pas fait la même chose que Beaubourg ; il eût profité de l’occasion en grand comédien qui jouoit avez noblesse, mais sans sortir de la nature : il n’eût pas manqué de la tuer dans sa chute même ; la singularité de l’incident eût aux yeux des spectateurs corrigé peut-être l’atrocité de l’action, et la faute même du poëte. »
Dans les cours de déclamation, les imprécations de Camille, pour nous servir du terme consacré, sont considérées à bon droit comme une épreuve décisive pour les jeunes tragédiennes ; c’est peut-être, en effet, le morceau de notre répertoire classique où l’inexpérience choque le moins, et où les grandes qualités dramatiques ressortent le mieux ; aussi Camille est-il le rôle de prédilection de la plupart des débutantes[20].
Chapelain ne s’était pas trompé en écrivant, le 9 mars 1640, à Balzac, que ce ne serait pas de sitôt qu’il verrait l’Horace : l’achevé d’imprimer est du 15 janvier 1641[21]. Malgré ce retard, « il courut un bruit, dit Pellisson[22], qu’on feroit encore des observations et un nouveau jugement sur cette pièce. » À ce sujet Corneille, faisant une allusion spirituelle, mais en même temps grave et ferme, à la persécution suscitée contre le Cid par le Cardinal et une autre personne de grande qualité dont nous avons déjà vainement cherché à découvrir le nom[23], écrivit à un de ses amis ces mots si souvent cités : « Horace fut condamné par les duumvirs, mais il fut absous par le peuple. »
Corneille avait invité Chapelain, l’abbé d’Aubignac et plusieurs autres beaux esprits à entendre la lecture d’Horace. C’est d’Aubignac qui nous l’apprend : « M. Corneille, dit-il, n’a pas sujet de se plaindre de moi, si j’use de cette liberté publique ; je n’ai point de commerce avec lui, et j’aurois peine à reconnoître son visage, ne l’ayant jamais vu que deux fois : la première, quand, après son Horace, il me vint prier d’assister à la lecture qu’il en devoit faire chez feu M. de Boisrobert, en la présence de MM. Chapelain, Barreau, Charpi, Faret et l’Estoile, dont il ne voulut pas suivre l’avis que j’avois ouvert ; et l’autre, quand, après son Œdipe, il me vint remercier d’une visite que je lui avois rendue, et du bien que j’avois dit de lui dans ma Pratique, où il ne trouvoit rien à condamner que l’excès de ses louanges[24]. »
L’anecdote suivante, extraite du Menagiana[25], se rapporte sans doute à cette lecture d’Horace : « M. Corneille reprochoit un jour à M. de Boisrobert qu’il avoit mal parlé d’une de ses pièces, étant sur le théâtre. « Comment pourrois-je avoir mal parlé de vos vers sur le théâtre, lui dit M. de Boisrobert, les ayant trouvés admirables dans le temps que vous les bar- bouilliez en ma présence ? » Il vouloit dire par là que M. Corneille lisoit mal ses vers, qui étoient d’ailleurs très-beaux lorsqu’on les entendoit dans la bouche des meilleurs acteurs du monde[26]. » Si Boisrobert ne donna, pendant la réunion, que des éloges à la pièce, les autres auditeurs présentèrent, au contraire, de nombreuses et opiniâtres critiques, dont Corneille, malgré ses promesses, ne tint jamais aucun compte, même au moment décisif de l’impression. On trouve dans une lettre adressée par Chapelain à Balzac, le 17 novembre 1640, et dont nous avons déjà eu occasion de reproduire la première partie[27], de curieux détails sur ce point. « Les poëtes, dit-il, sont bizarres et ne prennent point les choses comme il faut jamais. Cettui-ci, après cette harangue, m’en fit une autre bourrue. Dès l’année passée, je lui dis qu’il falloit changer son cinquième acte des Horaces, et lui dis par le menu comment ; à quoi il avoit résisté toujours depuis, quoique tout le monde lui criât que sa fin étoit brutale et froide, et qu’il en devoit passer par mon avis. Enfin, de lui-même, il me vint dire qu’il se rendoit et qu’il le changeroit, et que ce qu’il ne l’avoit pas fait étoit pource qu’en matière d’avis, il craignoit toujours qu’on ne les lui donnât par envie et pour détruire ce qu’il avoit bien fait. Vous rirez sans doute de ce mauvais compliment, pour le moins si vous êtes comme moi, qui me contente de connoître les sottises sans m’en émouvoir ni fâcher… »
L’abbé d’Aubignac avait aussi conseillé à Corneille de modifier la fin de sa pièce ; il dit dans sa Pratique du théâtre[28] : « La mort de Camille par la main d’Horace, son frère, n’a pas été approuvée au théâtre, bien que ce soit une aventure véritable, et j’avois été d’avis, pour sauver en quelque sorte l’histoire, et tout ensemble la bienséance de la scène, que cette fille déspérée, voyant son frère l’épée à la main, se fût précipitée dessus : ainsi elle fût morte de la main d’Horace, et lui eût été digne de compassion comme un malheureux innocent ; l’histoire et le théâtre auroient été d’accord. »
Corneille, dans son Examen, publié trois ans après l’ouvrage de d’Aubignac, établit très-bien que cet expédient, contraire à l’histoire, serait en même temps fort éloigné de la vraisemblance, et qu’Horace ne laisserait pas d’être criminel pour avoir tiré l’épée contre Camille, « puisqu’il n’y a point de troisième personne sur le théâtre à qui il pût adresser le coup qu’elle recevroit[29]. »
La critique que fait d’Aubignac de la conduite de Valère est assurément mieux fondée, mais elle se termine par une objection fort maladroite : « Dans Horace, dit-il, le discours mêlé de douleur et d’indignation que Valère fait dans le cinquième acte s’est trouvé froid, inutile et sans effet, parce que dans le cours de la pièce, il n’avoit point paru touché d’un si grand amour pour Camille, ni si empressé pour en obtenir la possession, que les spectateurs se dussent mettre en peine de ce qu’il pense, ni de ce qu’il doit dire après sa mort… Selon l’humeur des François, il faut que Valère cherche une plus noble voie pour venger sa maîtresse, et nous souffririons plus volontiers qu’il étranglât Horace que de lui faire un procès. Un coup de fureur seroit plus conforme à la générosité de notre noblesse, qu’une action de chicane qui tient un peu de la lâcheté, et que nous haïssons[30]. »
Corneille relève ces critiques une à une, sans nommer d’Aubignac, sans même faire aucune allusion à un ouvrage imprimé : « Quelques-uns, dit-il, ne veulent pas que Valère y soit un digne accusateur d’Horace ; » et il continue de la sorte, comme s’il répondait à de simples bruits, à des observations recueillies dans le public ; puis il termine son examen en rappelant de la manière la plus piquante à son adversaire la nécessité de se conformer à la vérité historique, si mal observée de son temps : « S’il ne prend pas le procédé de France, il faut considérer qu’il est Romain, et dans Rome, où il n’auroit pu entreprendre un duel contre un autre Romain sans faire un crime d’État ; et que j’en aurois fait un de théâtre, si j’avois habillé un Romain à la françoise. »
- ↑ Storia critica de’ teatri, Napoli, V. Orsino, 1788, tomo III, p. 121-126.
- ↑ Histoire littéraire d’Italie, IIe partie, chapitre xxi, 2e édition, tome VI, p. 128-143.
- ↑ Voyez ci-après, p. 262-272.
- ↑ Il y a Tullius, au lieu de Tullus, dans le texte de Laudun.
- ↑ Journal des débats du 9 juin 1852.
- ↑ No vengo con alegria
à celebrar este dia,
sino con mi llanto triste. - ↑ Acte IV, scène v, vers 1256 et 1257.
- ↑ Nous nous plaisons à rappeler que M. Viguier a bien voulu relire à notre profit les auteurs dramatiques espagnols qui ont traité les mêmes sujets que Corneille ; c’est à lui que nous devons la plupart des considérations qui précèdent.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 63.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 42 et 43.
- ↑ Recueil manuscrit de lettres de Chapelain appartenant à M. Sainte-Beuve, cité par M. J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille, 2e édition, p. 94.
- ↑ Recueil manuscrit de lettres de Chapelain appartenant à M. Sainte-Beuve, cité par M. J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille, p. 95.
- ↑ Histoire du Théâtre françois, tome IX, p. 105.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 13 et la note i.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 13, et tome I, p. 258.
- ↑ Pages 51-53.
- ↑ Théâtre français, par Chapuzeau, p. 93.
- ↑ Voyez plus loin, p. 305, les vers 533 et suivants, et la note i.
- ↑ Œuvres mêlées, 1738, tome II, p. 163 et 164.
- ↑ Lemazurier cite Mme Lavoy le 30 juin 1705, Mlle Jouvenot en décembre 1718, Mme Poisson en mai 1726, Mlle Rosalie le 14 mars 1759. C’est dans Camille que Mlle Rachel a fait son premier début le 12 juin 1838, avec une recette de sept cent cinquante-trois francs cinq centimes. Voyez plus loin, p. 331, note 2, la manière dont elle interprétait un passage de ce rôle. Enfin c’est encore dans le rôle de Camille que Mlle Karoly a débuté à l’Odéon le 7 septembre 1860.
- ↑ Voici la description bibliographique de la première édition : Horace, tragedie, A Paris, chez Augustin Courbé… M.DC.XXXXI, auec priuilege du Roy, in-4o de 5 feuillets et 103 pages, avec un frontispice de le Brun, gravé par Daret, représentant la fin du combat. En haut se trouve un cartouche dans lequel on lit : Horace tragedie. À l’entour est une banderole portant : Nec ferme res antiqua alia est nobilior. Titus Livius, l. I° (voyez ci-après, p. 265), Il y a eu, sous la même date et chez le même libraire, une édition de format in-12.
- ↑ Relation contenant l’histoire de l’Académie françoise, 1653, p. 218.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 25 et 41.
- ↑ Troisième dissertation concernant le poëme dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée l’OEdipe… par l’abbé d’Aubignac, réimprimée dans le Recueil de dissertations… par l’abbé Granet, tome II, p. 8 et 9.
- ↑ Tome II, p. 162.
- ↑ Parfois Corneille, mieux avisé, faisait lire ses ouvrages avant le jour de la première représentation, par quelque grand comédien. Tallemant des Réaux nous fait assister à une assemblée de ce genre chez Gédéou Tallemant le maître des requêtes ; mais, par malheur, il ne nous apprend pas de quelle pièce il est question : « Il (G. Tallemant) vouloit faire l’habile homme et ne savoir rien. Une fois que Floridor, qui est son compère, lui vint lire, pour faire sa cour, une pièce de Corneille qu’on n’avoit point encore jouée, Mlle de Scudéry, Mlle Robineau, Sablière, moi et bien d’autres gens étions là ; nous nous tenions les côtés de rire de le voir décider et faire les plus saugrenus jugements du monde ; il n’y eut que lui à parler : vous eussiez dit qu’il ordonnoit du quartier d’hiver dans une intendance de province, comme il fit ensuite. » (Tome VI, p. 250.)
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 47 et 48.
- ↑ Page 82.
- ↑ Voyez plus loin, p. 274.
- ↑ Pratique du théâtre, p. 433 et 436.