Horace (Corneille)/Édition Marty-Laveaux/Au Cardinal

HORACE, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteÉdition Marty-Laveaux (p. 258-261).

À MONSEIGNEUR
LE CARDINAL DUC DE RICHELIEU[1]

.
Monseigneur,

Je n’aurois jamais eu la témérité de présenter à Votre Éminence ce mauvais portrait d’Horace, si je n’eusse considéré qu’après tant de bienfaits que j’ai reçus d’elle, le silence où mon respect m’a retenu jusqu’à présent passeroit pour ingratitude, et que quelque juste défiance que j’aye de mon travail, je dois avoir encore plus de confiance en votre bonté. C’est d’elle que je tiens tout ce que je suis ; et ce n’est pas sans rougir que pour toute reconnoissance, je vous fais un présent si peu digne de vous, et si peu proportionné à ce que je vous dois. Mais, dans cette confusion, qui m’est commune avec tous ceux qui écrivent, j’ai cet avantage qu’on ne peut, sans quelque injustice, condamner mon choix, et que ce généreux Romain, que je mets aux pieds de V. É., eût pu paroître devant elle avec moins de honte, si les forces de l’artisan eussent répondu à la dignité de la matière. J’en ai pour garant l’auteur dont je l’ai tirée, qui commence à décrire cette fameuse histoire par ce glorieux éloge, « qu’il n’y a presque aucune chose plus noble dans toute l’antiquité[2]. » Je voudrois que ce qu’il a dit de l’action se pût dire de la peinture que j’en ai faite, non pour en tirer plus de vanité, mais seulement[3] pour vous offrir quelque chose un peu moins indigne de vous être offert. Le sujet étoit capable de plus de grâces, s’il eût été traité d’une main plus savante ; mais du moins il a reçu de la mienne toutes celles qu’elle étoit capable de lui donner, et qu’on pouvoit raisonnablement attendre d’une muse de province[4], qui n’étant pas assez heureuse pour jouir souvent des regards de V. É., n’a pas les mêmes lumières à se conduire qu’ont celles qui en sont continuellement éclairées. Et certes. Monseigneur, ce changement visible qu’on remarque en mes ouvrages depuis que j’ai l’honneur d’être à V. É.[5], qu’est-ce autre chose qu’un effet des grandes idées qu’elle m’inspire, quand elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs ? et à quoi peut-on attribuer ce qui s’y mêle de mauvais, qu’aux teintures grossières que je reprends quand je demeure abandonné à ma propre foiblesse ? Il faut, Monseigneur, que tous ceux qui donnent leurs veilles au théâtre publient hautement avec moi que nous vous avons deux obligations très-signalées : l’une, d’avoir ennobli le but de l’art ; l’autre, de nous en avoir facilité les connoissances. Vous avez ennobli le but de l’art, puisqu’au lieu de celui de plaire au peuple que nous prescrivent nos maîtres, et dont les deux plus honnêtes gens de leur siècle, Scipion et Lælie, ont autrefois protesté de se contenter[6] vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir ; et qu’ainsi nous ne rendons pas un petit service à l’État, puisque contribuant à vos divertissements, nous contribuons à l’entretien d’une santé qui lui est si précieuse et si nécessaire. Vous nous en avez facilité les connoissances, puisque nous n’avons plus besoin d’autre étude pour les acquérir que d’attacher nos yeux sur V. É., quand elle honore de sa présence et de son attention le récit de nos poëmes. C’est là que lisant sur son visage ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et tirons des règles infaillibles de ce qu’il faut suivre et de ce qu’il faut éviter ; c’est là que j’ai souvent appris en deux heures ce que mes livres n’eussent pu m’apprendre en dix ans ; c’est là que j’ai puisé ce qui m’a valu l’applaudissement du public ; et c’est là qu’avec votre faveur j’espère puiser assez pour être un jour une œuvre digne de vos mains. Ne trouvez donc pas mauvais, Monseigneur, que pour vous remercier de ce que j’ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable, j’emprunte quatre vers d’un autre Horace que celui que je vous présente, et que je vous exprime par eux les plus véritables sentiments de mon âme :

QuodTotum muneris hoc tui est,
Quod monstror digito prœtereuntium,
QuodScenæ non leivis artifex :
Quod spiro et placeo, si placeo, tuum est[7].

Je n’ajouterai qu’une vérité à celle-ci, en vous suppliant de croire que je suis et serai toute ma vie, très-passionnément[8],

MONSEIGNEUR,

De V. É.,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-fidèle[9] serviteur,
Corneille.



  1. Armand-Jean du Plessis, cardinal et duc de Richelieu, ministre de Louis XIII, né à Paris le 5 septembre 1585, mort le 4 décembre 1642. Nous nous sommes étendu longuement, dans la Notice de la Comédie des Tuileries (tome II, p. 305 et suivantes) et dans la Notice du Cid, sur ses rapports avec Corneille. — Dans l’édition originale et dans l’édition séparée de 1655, le mot Monseigneur est répété : à monseigneur monseigneur le cardinal, etc. — Cette épître dédicatoire ne se trouve que dans les impressions de 1641-1656.
  2. Nec ferme res antiqua alia est nobilior. (Lib. I, cap. xxiv.)
  3. Le mot seulement est omis dans les recueils de 1648-1656.
  4. À cette époque Corneille habitait encore Rouen ; ce ne fut qu’en 1662 qu’il vint s’établir à Paris.
  5. « Je ne sais ce qu’on doit entendre par ces mots être à V. É. Le cardinal de Richelieu faisait au grand Corneille une pension de cinq cents écus, non pas au nom du Roi, mais de ses propres deniers… Cependant une pension de cinq cents écus que le grand Corneille fut réduit à recevoir, ne paraît pas un titre suffisant pour qu’il dît : j’ai l’honneur d’être à V. É. » (Voltaire.)
  6. On sait que Scipion et Lélius passaient pour les collaborateurs de Térence, et même, aux yeux de quelques-uns, pour les auteurs de ses comédies. Voilà pourquoi Corneille leur prête ici ce que dit Térence lui-même, au commencement du prologue de l’Andrienne :

    Poeta quum primum animum ad scribendum appulit,
    Id sibi negoti credidit solum dari,
    Populo ut placerent quas fecisset fabulas.


    « Lorsque notre poëte se décida à écrire, il crut que sa seule tâche serait de faire que ses pièces plussent au peuple. » — Voyez encore les vers 15 à 19 du prologue des Adelphes,

  7. « C’est par ta faveur uniquement (Horace parle à la muse) que les passants me montrent du doigt, comme donnant au théâtre des œuvres qui ont leur prix. Que je respire et que je plaise (si vraiment je plais), c’est à toi que je le dois. » (Livre I, ode iii, vers 21-24.) Dans Horace le troisième vers est :
    Romanæ fidicen lyræ.
  8. « Cette expression passionnément montre combien tout dépend des usages. Je suis passionnément est aujourd’hui la formule dont les supérieurs se servent avec les inférieurs. » (Voltaire.)
  9. Var. (édit. de 1647 et de 1656) : et très-obligé.