Un membre du parlement (Merivale)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 12 (p. 428-454).

HOMMES D’ÉTAT
DE LA GRANDE-BRETAGNE.[1]

v.

Wellington.


Il y a, dans l’aristocratie anglaise, beaucoup de noms plus anciens, plus aristocratiques, plus féodaux, que celui du duc de Wellington ou de la famille Wellesley, dont il fait la gloire. Le nom de Wesley ou Wellesley n’est pas même originairement celui de la famille qui le porte aujourd’hui. Son véritable nom est Colley ou Cowley ; et c’est sous ce nom de Cowley, famille du tiers-état anglais, que, pendant le règne de Henri VIII, les premiers ancêtres connus du duc de Wellington se sont établis en Irlande, où ils ont acquis, eux et leurs descendans, de l’influence et de grandes richesses au service du gouvernement de la conquête. En 1728, le représentant de cette famille recueillit l’héritage d’une maison plus ancienne et plus illustre, celle de Wesley ou Wellesley, dont il prit le nom et les armes. L’établissement des Wesley en Irlande remontait à une époque très reculée, et on dit que le fondateur de la secte méthodiste, le célèbre John Wesley, était de la même famille, mais que les Wesley d’Irlande, pour ne pas laisser confondre leur nom avec celui d’un réformateur très peu populaire dans les classes supérieures de la société, reprirent, vers le milieu du siècle dernier, le nom de Wellesley. Quoi qu’il en soit de tout ceci, la famille Wellesley n’eut son premier titre qu’en 1746, dans la personne de Richard Colley Wellesley, aïeul du duc de Wellington, qui fut alors créé baron Mornington ; son fils est devenu le vicomte Wellesley, et par un concours d’honneurs qui ne se rencontra jamais dans aucune autre famille, à l’exception des Boyle, Irlandais aussi, les quatre enfans du vicomte Wellesley ont été en même temps pairs du Royaume-Uni. Ce sont : Richard, marquis de Wellesley, l’aîné de la famille, homme d’état dont le nom, bien connu en Europe, s’est trouvé mêlé à toutes les grandes affaires de son pays, au dedans comme au dehors, pendant une longue suite d’années ; William, le second, fait, en 1821, pair d’Angleterre, du titre de baron Maryborough ; le duc de Wellington après lui, et enfin, le plus jeune des quatre, Henri, créé, en 1828, baron Colley ou Cowley, qui a parcouru la carrière diplomatique[2]. Au milieu des Grey, des Beauclerk, des Russell, la noblesse du duc de Wellington est donc de fraîche date ; mais l’homme qui a jeté le plus d’éclat sur cette noblesse nouvelle, n’en est pas moins aujourd’hui le représentant le plus élevé du parti aristocratique en Europe, comme si le champ de bataille de Hastings avait vu l’un de ses ancêtres combattre et vaincre auprès de Guillaume-le-Conquérant.

Arthur Wellesley, duc de Wellington, est né en Irlande, à Dangan-Castle, résidence de sa famille, dans la même année que Napoléon et Canning, le 1er mai 1769. Qui eût prédit alors à la vieille Europe, inerte et fatiguée, son orageux avenir dans l’avenir de ces trois enfans ?

L’éducation du jeune Wellesley fut ébauchée à Eton-School ; mais comme on le destinait à la carrière des armes et que l’Angleterre offrait trop peu de ressources pour l’instruction militaire, il fut bientôt après envoyé en France, au collége militaire d’Angers[3], où il étudia quelque temps. Entré de bonne heure au service, le crédit de sa famille lui fit rapidement traverser les grades inférieurs, et en 1794, il fit sa première campagne dans l’armée du duc d’York. Il y commandait une brigade à l’arrière-garde, et se distingua, dans la malheureuse retraite de Hollande, par son courage et son activité.

Mais ce n’était pas en Europe, c’était dans nos guerres de l’Inde que le jeune Wellesley devait jeter les premiers fondemens de sa fortune militaire. En 1797, il arriva dans l’Hindostan avec le grade de lieutenant-colonel, et il y eut à peine mis le pied que la plus brillante perspective s’ouvrit devant ses yeux ; car son frère aîné, lord Mornington, depuis marquis de Wellesley, fut investi l’année suivante des hautes fonctions de gouverneur-général, et vint en cette qualité résider à Calcutta. À l’arrivée de lord Mornington, la compagnie était en paix avec les puissances voisines ; mais la guerre connue dans l’histoire de nos possessions orientales sous le nom de seconde guerre de Mysore, éclata, moins d’un an après, entre la compagnie et le brave, mais insensé, Tippoo-Saïb. Il y avait déjà long-temps que ce prince indien, barbare qui alliait un caractère énergique à un esprit très artificieux, et une impétueuse férocité à la plus extravagante imagination, méditait contre l’Angleterre ses projets de vengeance. Tippoo-Saïb s’était assuré la coopération de quelques officiers français au service du prince des Mahrattes, qu’on appelait le Nizam, et il espérait, par leur entremise, obtenir l’assistance de ce puissant souverain. Mais les négociateurs de la compagnie réussirent à faire échouer son plan. Le Nizam, aidé par les résidens anglais, désarma et dispersa les Français ses alliés, dont il commençait à être jaloux, et joignit ses forces aux nôtres. Tippoo-Saïb, réduit à la dernière extrémité par l’union de ces deux formidables ennemis, se défendit avec le courage du désespoir. Dans l’expédition dirigée contre Seringapatam, capitale de ses états, Wellesley avait le commandement des troupes alliées du Nizam ; et ce ne fut pas sans quelque mécontentement qu’on vit un officier si jeune élevé tout d’un coup si haut, de préférence à plusieurs autres qui comptaient de plus anciens services, notamment le brave sir David Baird, aux ordres duquel on n’avait mis que trois brigades, bien qu’il eût un grade supérieur. L’expédition se termina par la prise de Seringapatam, et cette courte campagne marque dans la vie du duc de Wellington par un évènement qui a fait grand bruit, mais dont ses biographes ont donné plusieurs versions différentes.

Le général Harris, commandant en chef, l’avait détaché avec son régiment, le 33e d’infanterie, pour emporter, à la faveur de la nuit, un petit bois fortifié, désigné sous le nom de tope dans la langue militaire de l’Hindostan. L’attaque a lieu ; mais les retranchemens à emporter sont plus forts qu’on ne le croyait, et le 33e accueilli par un feu très vif et bien nourri, recule en désordre. Wellesley se trouve séparé de son détachement, et revient dans une agitation extrême apprendre à son général le mauvais succès de l’expédition. Cependant, au point du jour, le régiment se rallia, et prit d’assaut le poste attaqué inutilement la veille. Baird, dit-on, intercéda généreusement auprès d’Harris en faveur de son heureux rival, pour lui faire donner, par une seconde attaque, l’occasion de réparer son échec de la nuit. La chose, en elle-même, n’a pas grande importance ; mais les amateurs du romanesque, dans l’histoire des hommes célèbres, l’ont citée, avec la fuite de Frédéric II du champ de bataille de Mollwitz, comme un exemple de ces terreurs paniques, qui ont souvent, dit-on, surpris à leur première affaire les futurs héros de mille batailles.

La prise de Seringapatam (4 mai 1799) est une des affaires les plus sérieuses et les plus disputées que les troupes anglaises aient jamais eues dans l’Inde. Tippoo était constamment le dernier à quitter les retranchemens ; à mesure que les Européens s’en rendaient maîtres, et tant que dura la résistance des assiégés, on le vit tirer de sa main sur les assaillans, servi par deux des siens, qui n’avaient d’autre occupation que de lui charger des fusils. Enfin la multitude des fuyards l’entraîna malgré lui vers son palais. Wellesley, qui s’était fort distingué dans cet assaut, fut un de ceux qui découvrirent sous un monceau de cadavres le corps inanimé du monarque vaincu. C’était sous une des voûtes du palais, et ses plus fidèles serviteurs avaient été massacrés près de lui. Tippoo avait reçu quatre balles dans la poitrine et une dans la tête, la dernière, dit-on, de la main du soldat que le prince expirant avait blessé d’un coup de sabre, au moment où l’Anglais se jetait sur lui pour le dépouiller.

Après cette conquête, le colonel Wellesley eut quelque temps le gouvernement du royaume de Mysore, et, l’année suivante, y signala son activité par la défaite du chef de brigands Dhoondia Waugh, qui prenait le titre de roi des deux mondes, et dont l’armée s’élevait à cinq mille hommes d’excellente cavalerie légère. C’était un de ces aventuriers, moitié prince et moitié voleur, qui surgissent dans l’Inde à la fin de toutes les grandes guerres, et réunissent autour d’eux les débris des armées indigènes.

Une fois cette expédition terminée, toute l’histoire du séjour de Wellesley dans l’Inde, pendant deux ou trois ans, ne présente rien de plus remarquable que la vie ordinaire des officiers anglais en ce pays. Maintenir l’ordre avec une poignée de troupes sur une étendue de territoire aussi vaste que la plupart des états européens, telle est leur mission, l’objet constant de leurs soins et le but de toute leur activité. Ce fut là toute l’existence du colonel Wellesley. Une maladie grave l’empêcha de faire partie de cette singulière expédition envoyée, en 1801, des bords du Gange sur ceux du Nil, sous les ordres du général Baird, pour y combattre les Français, et qui arriva trop tard. Mais en 1803 éclata la dernière grande guerre de la compagnie dans l’Inde centrale, celle des Mahrattes. Wellesley y obtint le commandement de l’armée d’opérations du sud, destinée à marcher contre leur chef Scindiah. Homme entreprenant et adroit, bien plus dangereux ennemi que le fougueux Tippoo-Saïb, Scindiah semblait vouloir suivre les traces d’Hyder-Ali, le seul chef hindou qui ait jamais compris sa position ainsi que la nature et les nécessités d’une guerre contre les Anglais.

Un général anglais, fatigué de suivre inutilement les marches et contremarches d’Hyder-Ali, lui adresse un jour une provocation régulière pour une rencontre en bataille rangée. « Donne-moi, lui répond Hyder-Ali, des troupes semblables à celles que tu commandes, et nous en viendrons aux mains. Tu comprendras un jour mon système de guerre. Irai-je risquer ma cavalerie, qui m’a coûté mille roupies par cheval, contre tes boulets de canon qui n’en coûtent que deux ? non certes. Je vais faire marcher tes troupes à ma poursuite, jusqu’à ce que tes soldats aient les jambes aussi longues que le corps. Vous ne trouverez pas un brin d’herbe, pas une goutte d’eau. Je saurai de vos nouvelles toutes les fois que vous battrez le tambour ; mais vous ne saurez pas une fois par mois où je suis. Je livrerai bataille à ton armée quand je voudrai, et non quand il te plaira. » Telle est la tactique que Scindiah parut d’abord adopter. Aussi fallait-il l’atteindre à tout prix, et se battre à tout risque. C’est ce que fit Wellesley avec une vigueur et une rapidité inconnues jusqu’alors dans les guerres de l’Inde. Quand les deux armées se rencontrèrent à Assye, dans le Deccan (23 septembre 1803), Scindiah comptait sous ses drapeaux dix mille hommes de troupes régulières à pied, commandés par des officiers européens ; de trente à quarante mille chevaux, et cent pièces de canon. Wellesley l’attaqua avec six ou sept mille hommes. Cette action est la plus terrible que nous ayons jamais eu à soutenir dans l’Hindostan, car les vainqueurs laissèrent sur le champ de bataille presque le tiers de leur monde ; mais les Mahrattes furent écrasés. L’infanterie anglaise enleva leur artillerie à la baïonnette, et Wellesley eut deux chevaux tués sous lui, le premier d’un coup de lance, et l’autre d’un coup de feu. Cette bataille ruina effectivement le pouvoir de Scindiah ; mais il fallut une seconde victoire, celle d’Argaum, pour l’amener à se soumettre. La brillante campagne de Wellesley dans le sud, et les succès du général Lake dans le nord furent suivis d’un traité de paix qui valut à la compagnie un grand accroissement de territoire.

C’est en 1805, après la soumission de Scindiah, que Wellesley quitta le service de l’Inde. Son frère avait résigné quelque temps avant les fonctions de vice-roi, et Wellesley se souciait peu des soins obscurs d’un commandement militaire en temps de paix, quelque étendu qu’il pût être. D’ailleurs, il avait à se plaindre de la compagnie. Les directeurs de ce corps immense, pacifiques marchands, ne savaient pas apprécier les guerres brillantes et les dispendieuses conquêtes que lord Wellesley et son frère avaient faites pour eux, et les traitaient un peu comme des héros qui leur avaient imposé leurs victoires. Le jeune Wellesley revint en Angleterre avec le titre de sir Arthur et le grade de général ; mais il ne fut pas long-temps à éprouver ce qu’il avait prédit lui-même dans une de ses lettres, écrite pendant qu’il servait en Asie : c’est que le gouvernement anglais n’estime pas le service militaire dans l’Inde à la même valeur que tout autre. En effet, soit à cause de l’éloignement du théâtre, soit par suite du peu d’intérêt qu’on attache aux affaires de l’Inde, une grande réputation acquise au service de la compagnie est généralement assez mal appréciée des Anglais, et le guerrier qui a détrôné de puissans monarques et parcouru des royaumes en vainqueur sur les bords du Gange, en est souvent réduit à tenir garnison dans une petite ville ou à commander un régiment au sein de sa patrie. Ce fut le sort de Wellesley, que nous retrouvons, en 1806, chargé de dresser à la manœuvre une brigade d’infanterie sur la côte méridionale de l’Angleterre. Mais il n’était pas homme à prendre ombrage d’une prétendue injustice, ou à négliger par orgueil ou par dépit les devoirs d’une situation inférieure. Un ami lui demandait un jour, à cette époque, comment, après avoir vu sous ses ordres des armées de quarante mille hommes sur le champ de bataille, il pouvait se résigner à apprendre l’exercice à quelques centaines de recrues, pendant des mois entiers, dans une petite ville de bains fort à la mode. « Pourquoi non ? lui répondit Wellesley ; le motif est bien simple. Je suis nimmukwallah, selon le terme indien, c’est-à-dire que j’ai mangé le sel du roi, et qu’en conséquence je me crois obligé à le servir, lui et son gouvernement, partout où il leur plaira de m’envoyer. »

Tel a toujours été le langage de Wellington, dans l’armée comme dans l’administration civile, dans les plus hautes dignités comme dans les plus modestes emplois. L’idée du devoir a toujours constitué le principe dirigeant de sa propre conduite et celui qu’il s’est efforcé d’inculquer aux autres. Qu’on ouvre ses dépêches, ses ordres du jour, ses lettres, ses discours ; on n’y trouvera presque jamais d’appel à l’ambition, à l’amour de la gloire, ou à tout autre mobile intéressé des actions humaines ; le devoir d’un soldat envers son chef, d’un fonctionnaire civil envers son roi, voilà le seul ressort qu’il mette en jeu, le seul trait auquel il reconnaisse l’héroïsme.

On dit que Napoléon parlait en termes fort méprisans de la capacité militaire des officiers qui avaient appris la guerre au service de la compagnie. Sous le rapport purement militaire, il avait peut-être raison ; mais sous un autre point de vue, cette école n’est pas sans avantages pour ceux qui ont le talent d’en profiter. Le service de l’Inde accoutume les officiers, qui, sous les drapeaux de l’armée anglaise, auraient long-temps végété dans une sphère d’action subalterne et restreinte, à de grandes vues et à des opérations qui embrassent un vaste territoire. Ils y commandent une étendue considérable de pays ; ils ont à pourvoir à l’entretien d’immenses armées ; ils ont à exécuter des marches et quelquefois des mouvemens militaires combinés dans de larges proportions, à un âge où, s’ils étaient restés en Europe, ils n’auraient eu d’autres moyens d’instruction, d’autre tâche à remplir, que de surveiller les détails routiniers d’une garnison et la tenue d’un régiment pour la parade. Wellington en tira encore un grand avantage sous un rapport tout différent. Ce fut pour lui une école de diplomatie pratique ; il y apprit l’art de traiter avec des hommes de nationalités et de mœurs diverses, sans blesser leurs intérêts, ni leurs préjugés. Et ce fut assurément cette éducation qui, jointe à sa patience et à son incomparable égalité de caractère, lui donna plus tard une si grande supériorité sur tous les autres généraux anglais dans ses relations épineuses avec nos alliés de Portugal et d’Espagne. Seul il parut comprendre l’indolence et l’orgueil de ces nations singulières ; seul il parut capable de tirer parti de leur bravoure et de leur dévouement, sans compter sur elles pour des efforts qu’elles ne voulaient pas faire et pour une intelligence qu’elles n’ont pas. Il avait pour maxime, ce sont ses propres paroles, « qu’il faut faire de son mieux avec les instrumens qu’on a, et non pas se fâcher contre eux. » Aussi, tandis que d’autres, séduits par les vanteries des Espagnols, se laissaient aller à des espérances exagérées, et puis se décourageaient en les voyant si mal tenir leurs promesses, seul il ne donnait aucune prise à l’exaltation ni à l’abattement, et marchait au but d’un pas égal et ferme, sans craindre comme sans espérer trop.

Cependant, après son retour en Angleterre, sir Arthur Wellesley ne courut pas grand danger de rester long-temps livré aux fastidieux loisirs d’une vie de garnison. Un frère aîné, ambitieux et remuant comme l’était lord Wellesley, ne devait pas laisser languir dans l’inaction les talens naturels et les facultés acquises du jeune officier. En 1806 le général Wellesley entra au parlement comme représentant de New-Port, dans l’île de Wight, petit bourg à la disposition du ministère, et dans la même année il épousa miss Pakenham, jeune dame irlandaise de noble famille, union qui, par la suite, ne fut pas fort heureuse. À cette époque, son expérience des affaires de l’Inde le rendit assez utile au gouvernement, et c’est lui qui passe pour avoir fait abandonner l’absurde projet de recruter dans les Antilles une armée de nègres pour contenir les Hindous, tandis qu’on aurait envoyé les Cipayes en garnison dans nos colonies des Indes-Occidentales. En 1807, après la chute du parti de Fox et de lord Grenville, sir Arthur Wellesley fut nommé secrétaire d’état pour l’Irlande, sous la vice-royauté du duc de Richmond. Mais à peine avait-il passé quelques mois dans ce noviciat des grandeurs ministérielles, qu’il fut rappelé d’Irlande pour servir sous les ordres de lord Cathcart dans l’expédition de Copenhague ; et c’est lui qui commandait les troupes dans la seule affaire sérieuse de cette courte campagne, la bataille de Kioge, où fut défait le général danois Linsmar.

Ici se termine ce qu’on peut appeler l’éducation politique et militaire de lord Wellington. À partir de 1808 s’ouvre devant lui le grand théâtre de sa gloire future, de ses succès comme général, de sa prépondérance comme adversaire de Napoléon ; c’est en 1808 qu’il commence à remplir seul et à dominer en première ligne la scène où il n’avait joué jusqu’alors que des rôles secondaires. Les évènemens de la campagne de 1808 en Portugal, contre Junot, sont trop bien connus pour qu’il soit nécessaire de les rapporter ici, et nous n’en dirons qu’un mot à l’occasion de quelques traits propres à caractériser l’homme. Sir Arthur Wellesley, trop peu célèbre encore comme militaire (car en Europe, ainsi que nous l’avons dit, le service de l’Inde compte à peu près pour rien), n’était pas d’abord chargé par le gouvernement de la responsabilité immédiate d’un grand pouvoir. C’est par hasard que sa division a joué un rôle si considérable dans les évènemens de cette année. Les deux armées en étaient venues aux mains pour la première à Roliça ; quelques jours après, Junot harcelé sur ses derrières et sur ses flancs par l’insurrection portugaise, s’était vu forcé, par la fermeté de Wellington à Vimiero, de se retirer précipitamment sur Lisbonne, quand, le jour même de cette bataille, arriva sir Harry Burrard pour le remplacer. Et telle était alors la confusion de notre administration militaire, que le lendemain sir Harry Burrard se trouva dépossédé lui-même par sir Hugh Dalrymple. Le général victorieux pressa en vain ses supérieurs dans le commandement et ses anciens dans le service de profiter du coup qu’il avait frappé ; en vain, pour la seule fois peut-être de sa vie, les supplia-t-il de se mettre rapidement à la poursuite de l’ennemi ; leur prudence, d’autres diraient leur amour-propre, résista opiniâtrement à ses instances. On rapporte qu’alors sir Arthur ne laissa percer son mécontentement que dans ce peu de mots adressés à son état-major. « Eh bien ! messieurs, puisqu’il en est ainsi, tout ce que nous avons à faire, c’est d’aller tuer quelques perdrix rouges. » Mais, nonobstant ce mécompte ; il ne refusa point l’assistance de ses conseils au général en chef pour amener la fameuse convention de Cintra ; et quand la clameur populaire du pays s’éleva contre cette convention, il défendit dans le parlement, avec zèle et loyauté, la conduite des officiers à l’hésitation desquels il pouvait et devait imputer le peu de fruit qu’on avait retiré de sa propre victoire. Dans cette circonstance comme dans mille autres, lord Wellington a manifesté la droiture, le sentiment d’honneur qui distinguent son noble caractère ; et ce qui ne l’honore pas moins, ce sont les éloges qu’il a toujours hautement prodigués à son infortuné compagnon d’armes, sir John Moore. Il est vrai qu’en général les hommes qui ont joui d’un bonheur singulier et constant sont assez portés à juger les autres avec indulgence et candeur. Ils le peuvent sans danger comme sans retour pénible sur eux-mêmes ; et assurément jamais homme n’a été plus singulièrement favorisé par son étoile que lord Wellington dans toutes les grandes crises de sa vie. Il n’y a, si ma mémoire ne me trompe, dans le nombre de mes compatriotes et de mes contemporains à la fois, que deux hommes éminens dont on ne puisse pas citer un jugement rigoureux ou un mot de malveillance contre un rival, un ami ou un ennemi, Wellington et sir Walter Scott, l’un et l’autre les plus heureux en même temps que les plus illustres, chacun dans leur genre.

Je n’ai pas l’intention de retracer les vicissitudes de la guerre de la Péninsule. Les militaires nous ont assez inondés de mémoires, de commentaires, de souvenirs de toute espèce sur ce sujet, dont on commence en Angleterre à se trouver bien fatigué ; car le plus mince officier qui a fait la guerre de l’indépendance, se croit en conscience obligé, avant de mourir, de laisser à la postérité un récit de ses exploits personnels, avec un commentaire critique sur tous les grands capitaines de ce siècle, depuis l’empereur Napoléon jusqu’au colonel de son régiment. C’est un tort que nos compatriotes font à leur gloire et à celle de leur pays, en insistant de telle façon sur les campagnes de la Péninsule, comme s’ils n’avaient pas autre chose dans leur histoire. Cependant je me garderai bien d’en contester la grandeur. Toute cette guerre, je le sais, a été une longue et dangereuse épreuve pour le général, qui, du côté des Anglais, en a eu seul la direction, et jamais réputation ne sortit plus éclatante et plus entière d’un jugement aussi rigoureux. Quant aux fautes qu’il peut avoir commises, l’histoire décidera entre quelques-uns de ses panégyristes anglais qui le proclament infaillible, et plusieurs de ses critiques étrangers qui semblent lui imputer tous ses revers et faire honneur au diable de tous ses succès. Ce qu’on peut dire au moins, c’est que jamais il ne fut commis de fautes plus faciles à réparer et, en effet, plus promptement réparées, et que jamais, sous le commandement du duc de Wellington, une défaite ou une déroute ne déshonora l’étendard britannique. Qu’on parcoure l’histoire de ses campagnes ; quelque étranger qu’on soit à la profession des armes et à l’art de la guerre, on sera frappé tout d’abord du peu d’énergie que Wellington apporte à poursuivre les plus beaux succès : on n’y trouvera ni conquêtes rapides, ni coups étourdissans. Mais pour être juste, il ne faut pas oublier quelle était sa position. Dans tout le cours de la guerre, son armée fut le seul espoir de la cause qu’elle soutenait, au milieu de trois ou quatre armées françaises, séparées, il est vrai, par la nécessité de couvrir une vaste étendue de pays, et harcelées de tous côtés par l’insurrection populaire qui les entourait, mais toujours capables, à la moindre provocation téméraire de la part du général anglais, de l’envelopper et de le détruire, et de détruire avec lui le dernier moyen de salut de l’indépendance espagnole. Et ce n’est pas tout. Derrière les armées françaises, il y avait la France et l’empereur ; derrière Wellington, la mer, un ministère divisé, deux chambres tracassières et difficiles. Les qualités par lesquelles il brille sont justement les plus appropriées à une pareille situation : la patience, la fermeté, la sagacité. On ne saurait nier qu’il n’eut grand besoin de la première pour endurer l’irritation constante, produite par les erreurs d’un gouvernement qui allait ensevelir trente mille hommes dans les sables de Walcheren, au moment où leur présence en Espagne aurait pu changer le cours des évènemens, pendant la seconde campagne de Napoléon en Autriche, et qui enfermait à Malte, en Sicile, à Cadix et sur plusieurs autres points isolés, les baïonnettes que réclamait sans cesse Wellington pour tirer parti de ses victoires. La patience ne lui était pas moins nécessaire en face des intolérables vexations que ne nous épargnaient pas nos alliés espagnols et portugais. À la vérité, leurs généraux ne ressemblaient pas tous au vieux Cuesta, qui haïssait plus encore ses alliés étrangers que ses ennemis, qui, en cédant aux ardentes prières du général anglais pour lui faire évacuer une position où Victor l’aurait infailliblement exterminé, se félicitait d’avoir forcé Wellington à l’en supplier à genoux ! et qui, après la sanglante bataille de Talavera, à laquelle il n’avait guère assisté qu’en observateur, refusa de nous prêter une seule bête de somme pour le transport de nos malheureux blessés, et un seul homme pour enterrer nos morts. Non, tous, heureusement, ne ressemblaient pas à Cuesta ; mais les plus braves ne nous étaient pas fort utiles, à cause de leur ignorance et de leur orgueil ; et il se trouvait toujours que les favoris des juntes ou des cortès étaient à la fois les plus grands fanfarons et les plus lâches, comme les plus incapables officiers. Quand ces généraux étaient braves, ils ne manquaient jamais de livrer bataille et de faire tailler en pièces leurs misérables armées ; puis, ils accusaient la prudence égoïste du général anglais, pour n’avoir pas joué ses vieux bataillons sur la même carte. Quand ils étaient lâches, ils se tenaient opiniâtrement à une distance respectueuse de l’ennemi, et publiaient en espagnol classique les plus belles proclamations du monde. C’est contre de tels hommes et de tels obstacles que la patience de lord Wellington eut trop souvent à s’exercer. Pour sa fermeté, je me bornerai à rappeler la défense du Portugal en 1810, et ces lignes de Torres-Vedras, sur lesquelles vinrent échouer le courage et la réputation de Masséna. Enfin, comme exemple de sagacité, personne n’a oublié le mémorable coup d’œil avec lequel il saisit à Salamanque un instant d’erreur de Marmont, et décida, en une heure, la plus importante victoire de toute la guerre.

Jamais chef n’a possédé plus complètement que lord Wellington le secret d’inspirer de la confiance au soldat : mais cette confiance, il faut l’avouer, tenait plus à la foi du soldat dans son étoile et dans son habileté militaire, qu’à son langage et à sa façon de le manier. À la tête des armées, il était plus froid, plus réservé, plus laconique encore qu’il ne s’est montré depuis dans le parlement et dans la direction des affaires du pays. Son caractère ne présente pas la moindre nuance de vanité ; on ne trouverait pas dans ses dépêches une ombre de charlatanisme, pas un mot d’éloge pour lui-même. Mais il y est presque aussi avare de louanges pour les autres, et ce langage excitant qui anime le soldat, en lui mettant la gloire sous les yeux et pour ainsi dire à sa portée, ce langage des grands capitaines qui fait presque toujours faire de grandes choses, il ne sait ou ne veut pas le parler. Ce n’est pas, comme on le prétend quelquefois, que le soldat anglais ne soit pas accessible à l’entraînement de ce langage : mais sous nos drapeaux il est d’usage de ne pas en essayer, et de tenir le soldat strictement attaché à la lettre de ses devoirs militaires, sans lui parler d’autre chose ; c’est lui faire tort, car il comprendrait bien un autre langage.

Cependant le caractère élevé de lord Wellington et sa constante fortune donnaient au moindre mot d’encouragement sorti de sa bouche une force que la plus chaleureuse éloquence communique rarement aux harangues militaires. Ceux qui l’ont vu, la pâleur et l’anxiété sur le front, mais toujours inébranlable et calme dans les plus grands dangers, disent que le sombre feu de son œil et le peu de paroles résolues qui tombaient alors de ses lèvres, exerçaient autour de lui une puissance magique. Hors de là, il se retranchait dans la sévérité d’une impassible étiquette, et l’armée n’avait guère de communication avec son chef. On ne saurait dire qu’il fût très populaire parmi ses officiers. L’éclat de ses victoires et de son nom a maintenant effacé tout pénible souvenir du passé, et ceux qui ont servi sous Wellington, en parlent comme les soldats d’Alexandre ou de César devaient parler de leur général ; mais à l’armée, son impénétrable réserve, son attitude raide et glaciale, le peu d’intérêt qu’il paraissait prendre, même aux plus braves et aux plus distingués de ses officiers, ne pouvaient inspirer un bien vif attachement pour sa personne. S’il avait été battu et rappelé de la Péninsule au milieu de sa carrière, sous le coup d’une défaite, il n’aurait pas trouvé beaucoup de défenseurs parmi ses compagnons d’armes. Cependant, comme il était toujours juste, comme on ne le soupçonnait ni de préventions, ni de partialité, s’il ne savait pas se faire aimer, au moins son caractère inspirait-il une entière confiance. Il pouvait avoir de l’éloignement pour telle ou telle personne, sans se laisser jamais aller à le lui faire sentir par d’injustes procédés. En voici une preuve. On le supposait généralement en assez mauvais termes avec sir Thomas Picton, un des meilleurs officiers de l’armée anglaise dans la Péninsule. Un jeune commissaire, récemment arrivé d’Angleterre avec une très haute opinion de lui-même et de sa place, manque un jour de livrer à la division de Picton ses rations à l’époque convenue. « Voyez-vous cet arbre, lui dit le vieux Picton en colère avec sa brusquerie galloise ; eh bien ! si je n’ai pas les rations à midi, je vous y ferai pendre à midi et demi. » Le commissaire indigné se rend aussitôt auprès du général en chef, qu’il se flatte de trouver fort accessible à une accusation portée contre Picton, et d’un ton de dignité offensée, lui dit la menace qu’on vient de lui faire. « Est-il possible ? lui répond Wellington avec son laconisme ordinaire. Alors je vous conseille de ne pas lui faire attendre ses rations, car il est homme à vous tenir parole. » Et puis il lui tourne le dos.

Quelquefois Wellington mécontentait tous ses officiers par la dureté de ses reproches et la froideur de ses éloges. C’est ce qui lui arriva, par exemple, après la retraite de Burgos, en 1812. Il publia alors un ordre du jour, dans lequel tous les officiers, sans distinction, étaient rudement réprimandés pour les désordres qui avaient signalé cette retraite. « Sous ce rapport, disait-il, la discipline de l’armée a plus perdu, dans la dernière campagne, que dans aucune autre à laquelle j’aie pris part ou dont j’aie lu le récit. » Tout le monde fut indigné de la sévérité de ces reproches qui n’épargnaient personne, et on n’était pas loin de dire tout haut, dans les rangs de l’armée, que le général en chef, irrité d’avoir échoué devant la misérable citadelle de Burgos, défendue par le général Dubreton avec quelques centaines d’hommes, avait exhalé sa colère en accusant injustement ses troupes. Et cependant tel était son pouvoir sur ses officiers, qu’ils s’appliquèrent tous, en murmurant il est vrai, à réparer les fautes qu’il avait signalées. Aussi l’année suivante, l’armée anglo-portugaise, qu’il conduisit d’Oporto à Bordeaux, était-elle admirable de discipline et dans la plus brillante tenue qui se puisse imaginer. C’est au point que Wellington, si avare de ses éloges, a dit d’elle : « J’ai toujours pensé qu’avec une pareille armée je serais allé où j’aurais voulu. »

L’officier anglais est en général moins susceptible d’enthousiasme que le soldat ou le marin ; ceux-là, on les passionne facilement, et nous avons eu, dans nos guerres de la révolution française, un grand homme qui savait, par instinct de génie, tirer un immense parti de cette ressource. C’est Nelson. Wellington avait peut-être plus de talent, de fermeté, de sagacité que lui ; mais Nelson était un vrai héros de roman. Il avait cet irrésistible enthousiasme, ce feu de la passion et du génie, cette force électrique, qui embrasent et secouent les plus grossières natures et les élèvent par momens jusqu’à l’héroïsme. Nelson est mort jeune : s’il avait vécu, il ne serait certainement jamais devenu diplomate ou premier ministre ; mais le dernier de ses compagnons d’armes serait mort volontiers avec lui et pour lui, par affection pour l’homme non moins que par enthousiasme pour le chef, et c’est toujours son nom qui attire le plus impérieusement toutes les sympathies d’une ardente jeunesse, dans les pages glorieuses de nos annales militaires.

En 1814, le duc de Wellington représenta la Grande-Bretagne au congrès de Vienne, d’où il fut rappelé, en 1815, pour prendre part aux opérations militaires dirigées contre Napoléon.

L’histoire de cette grande année appartient à l’histoire générale de l’Europe, et ne rentre pas dans le cadre limité des portraits de nos hommes d’état. Mais j’ai une observation à faire sur les jugemens portés, en France, à l’égard du général anglais, ou le rôle qu’il a joué dans ces derniers évènemens. Je les trouve injustes et défectueux sous plus d’un rapport. Quand l’empereur, dans les conversations de Sainte-Hélène, affecte de mettre Wellington au-dessous de Blucher, comme général, et lui impute fautes sur fautes dans la campagne de 1815, est-ce une appréciation impartiale et raisonnable que puissent accepter sans réserve les plus passionnés admirateurs de Napoléon ? Au contraire, ne sait-on pas fort bien maintenant que si les conseils de Wellington eussent été suivis, ils auraient probablement épargné, à l’armée prussienne, l’échec du 16 juin à Ligny[4]. À l’égard de sa conduite en France, pendant l’occupation, il est possible que sa nonchalance et sa raideur lui aient fait peu d’amis ; au moins ne peut-on l’accuser d’avoir manqué à aucun devoir sérieux de sa haute position. Je n’en excepte pas même la malheureuse affaire du maréchal Ney ; car bien que je regrette qu’en cette conjoncture, l’influence du gouvernement de ma patrie ne se soit pas exercée en faveur de la bonne cause, je ne puis me refuser à reconnaître dans quelle situation délicate se trouvait placé le général anglais. Une intervention quelconque dans la politique adoptée par le roi de France eût été contraire à la règle que s’étaient imposée les alliés, de laisser à Louis XVIII une indépendance complète en matière de politique intérieure.

La discipline que Wellington sut alors maintenir dans notre armée, est ou doit être un de ses plus beaux titres aux yeux de l’opinion publique. Il s’est élevé récemment, à ce sujet, une discussion sérieuse. On sait que le duc de Wellington se soucie peu d’introduire des réformes dans notre administration militaire et veut conserver intact l’ancien système, y compris les coups de fouet. La chambre des communes ayant institué un comité pour l’examen de cette question, le duc de Wellington y a été entendu, et ses réponses aux diverses demandes qui lui furent adressées ont été publiées fort au long. Dans le cours de cet exposé, il cita comme preuve des résultats de différens systèmes disciplinaires, le contraste que son armée présenta, en 1815, avec celle des Prussiens, dans leur marche sur Paris. « Mon armée, dit-il, trouva des subsistances et garda un ordre parfait, en marchant sur les traces des Prussiens, à travers un pays que ceux-ci venaient d’évacuer, parce qu’ils n’y trouvaient plus de quoi vivre, après l’avoir entièrement ravagé. » Cette assertion hardie a soulevé toute l’armée prussienne. Le duc de Wellington s’est vu accablé de répliques et de démentis sans nombre, accompagnés, pour la plupart, des plus aigres récriminations, et contre lui et contre son armée. Maintenant que la dispute est finie, on nous permettra peut-être de conclure que les faits se sont à peu près passés comme l’a dit le duc de Wellington, mais qu’ils ne prouvent pas grand’chose pour ou contre les systèmes respectifs de discipline militaire. L’armée anglaise était une force régulière, composée d’hommes d’élite, admirablement commandée, fort bien entretenue et approvisionnée par son gouvernement. L’armée prussienne était, au contraire, bien plutôt une espèce de levée en masse, organisée à demi, exaspérée par une ardente soif de vengeance, et poussée par le besoin à tous les désordres dont on l’accuse.

À son retour de France, le duc de Wellington accepta la place de grand-maître ou directeur-général de l’artillerie (master general of the ordnance), sous le ministère de lord Liverpool. Mais, quoique faisant partie du cabinet, il laissa passer quelques années avant de s’occuper des affaires intérieures du pays. En 1822, quand M.  Canning prit le portefeuille des affaires étrangères, le duc de Wellington fut envoyé au congrès de Vérone. Canning lui avait donné pour instruction de s’opposer formellement à toute intervention de la sainte-alliance en Espagne, et de déclarer qu’en aucun cas l’Angleterre ne voulait y prendre part. Ceci est positivement certain ; mais on n’a jamais bien su au juste quel rôle avait joué le duc de Wellington dans les négociations de Vérone. Son honneur et sa probité ne permettent pas de douter qu’il ait suivi à la lettre les instructions du secrétaire d’état des affaires étrangères. Cependant on peut se demander si les vues de Canning furent réalisées dans toute leur étendue. Le cabinet dans lequel siégeait ce ministre n’était pas encore entièrement affranchi des traditions de lord Castlereagh et de ses complaisances systématiques pour la sainte-alliance. On savait le duc de Wellington personnellement lié avec les souverains qui en faisaient partie, très décidément opposé aux principes du libéralisme espagnol et préoccupé par-dessus tout de la nécessité de maintenir l’ordre européen sur les bases établies au congrès de Vienne. De plus, il n’était pas en parfaite intelligence avec Canning. L’éloignement de ces deux hommes d’état l’un pour l’autre remontait probablement à l’époque de la guerre d’Espagne, pendant laquelle les vues de Wellington avaient souvent trouvé peu de faveur auprès de Canning, par suite du malheureux penchant de cet habile ministre à se mêler des affaires qui lui étaient le plus complètement étrangères. Et quand M. Canning commença à faire cause commune avec les libéraux du continent, leur antipathie mutuelle ne put que s’accroître. Aussi est-il difficile de comprendre que l’on se soit promis un grand succès de négociations dans un sens libéral confiées à un agent comme le duc de Wellington. Il est certain qu’elles échouèrent d’une manière déplorable. Les souverains alliés accueillirent avec une sorte de politesse moqueuse les représentations officielles du diplomate anglais. Celui-ci s’est plaint que le gouvernement français l’eût laissé, jusqu’à son retour de Vérone à Paris, dans la persuasion qu’il voulait demeurer neutre, et se fût engagé à faire l’intervention, dès qu’il le vit à une distance raisonnable du théâtre des négociations. Enfin, l’orgueil espagnol repoussa avec indignation le conseil que donnait le duc de Wellington au parti constitutionnel de modifier la constitution pour désarmer les alliés. C’est, en effet, un conseil qu’une nation accepterait à peine de ses meilleurs amis à l’étranger ; à plus forte raison le rejetterait-elle de la part d’un ennemi des institutions qu’elle s’est données. La révolution suivit donc son cours en Espagne, jusqu’à ce que la France vînt l’écraser sous le poids de ses armées, et l’opposition anglaise put, avec justice, accuser le gouvernement d’avoir fait, pour prévenir ce résultat, une vaine tentative qu’il ne voulait ou ne pouvait pas rendre efficace, à quelque prix que ce fût.

Au commencement de 1827, la mort du duc d’York, frère du roi, laissa vacant le commandement en chef des armées anglaises. La couronne le conféra immédiatement au duc de Wellington. Peu de temps après eut lieu la retraite de lord Liverpool, qui porta M. Canning à la tête du gouvernement ; grande crise de notre histoire contemporaine, que j’ai eu plus d’une occasion de signaler dans le cours de ces portraits. Le duc de Wellington avait jusqu’alors très peu figuré dans les intrigues et les combinaisons diverses de notre politique intérieure. Il semblait étranger à la sphère où s’accomplissaient le fractionnement et les évolutions des partis, et ce fut pour le public un grand sujet d’étonnement, lorsqu’on le vit se mettre à la tête d’une défection des tories purs, qui se séparaient du nouveau ministère. Mais le fait est que le duc de Wellington, bien que peu connu à cette époque dans le parlement, avait insensiblement acquis une grande influence sur l’esprit de George IV, par cette faculté d’inspirer la confiance, qu’il tient de sa résolution et de sa fermeté de caractère. Dans un cabinet faible et tiraillé, ses conseils faisaient toujours pencher la balance. La mort de Castlereagh, la maladie de Liverpool, le grand âge de lord Eldon, avaient affaibli dans le sein du ministère la puissance réelle du vieux parti tory ; ce fut lui qui prit leur place à la tête de son parti. Pour le faire sortir de sa réserve habituelle et lui faire jouer un rôle décidé sur le théâtre de nos dissensions civiles, il ne fallait qu’un aiguillon, et cet aiguillon se trouva dans son animosité contre Canning, qu’il se détermina à combattre par sentiment et par principe. Le froid laconisme avec lequel il annonça cette résolution par une lettre rendue publique, et le ton sévère dont il la défendit au sein du parlement, irritèrent, plus que le fait lui-même, son ardent adversaire. Quand le nouveau premier ministre se vit combattu par le duc de Wellington à propos d’une loi sur les céréales, question qui avait fort peu intéressé le vieux soldat jusqu’à ce qu’il y trouvât des armes contre l’administration, Canning s’oublia jusqu’à l’accuser « de servir d’instrument aux plus artificieux intrigans. » Wellington fut assez maître de lui pour ne pas répondre sur le même ton ; mais leur animosité mutuelle ne fit que s’envenimer jusqu’à la mort de Canning.

Le faible ministère de lord Goderich, qui lui succéda, ne put résister long-temps à l’opposition des tories, et, en janvier 1828, céda la place au duc de Wellington. Neuf mois avant, lorsqu’il était accusé par les ministériels d’alors de chercher à supplanter Canning, il avait solennellement déclaré dans la chambre des lords qu’il se tiendrait pour insensé le jour où il accepterait une dignité si étrangère aux occupations de toute sa vie. Quand on le vit oublier cette promesse, il n’y eut pas d’épigrammes et de sarcasmes que le parti libéral ne fît pleuvoir sur lui, et le peuple anglais, toujours si jaloux de la suprématie militaire, prêta facilement l’oreille aux déclamations véhémentes que provoquait cette concentration des deux pouvoirs en une seule main, car Wellington cumula quelque temps les fonctions de premier ministre et le commandement en chef de l’armée. Néanmoins, non seulement il resta premier ministre, mais il acquit peu à peu une certaine popularité dans la nation. La brusquerie militaire de ses manières, l’infatigable énergie avec laquelle il se livra aux plus minces détails d’une immense administration, ses réformes dans le personnel des emplois subalternes, lui eurent bientôt acquis les affections mobiles de la multitude. Tory comme il l’était, il ne professait pas en termes pompeux ces principes du système conservateur, que lord Eldon et lord Liverpool avaient si ouvertement préconisés. Au contraire, il semblait vouloir se faire un renom de libéralisme et de réforme, pourvu qu’on lui laissât toute liberté dans l’exécution de ses plans. Le ministère qu’il dirigeait était divisé d’opinion, composé d’hommes trop fiers pour se subordonner les uns aux autres ; il résolut de les dominer également et d’introduire dans le conseil la discipline d’une armée. Il est vrai que ce hardi projet ne réussit pas ; mais au moins il y déploya une résolution et une fermeté qui plurent au peuple, toujours satisfait de voir humilier les hommes éminens. Il chercha d’abord à se débarrasser des amis personnels de Canning qui étaient restés dans le ministère, et à la tête desquels se trouvait M. Huskisson, justement considéré, à cette époque, comme le chef d’un parti dans la nation. La manière dont il s’y prit est assez caractéristique pour mériter qu’on s’y arrête.

Il y avait alors au sein du parlement une question pendante qui excitait relativement peu d’intérêt dans le pays, toute grosse qu’elle fût de révolutions à venir. On proposait de conférer à la populeuse cité de Birmingham la franchise électorale ou le droit d’envoyer des députés au parlement, dont on avait récemment dépouillé deux petits bourgs, pour cause de corruption dans son exercice. Les tories s’y opposaient comme à une dangereuse innovation, et la plupart des membres du ministère n’étaient pas disposés à s’y prêter, quoique ce ne fût pas encore une question de cabinet. Cependant M. Huskisson, soit qu’il crût plus nécessaire que jamais de s’appuyer sur les libéraux pour soutenir sa nuance d’opinion dans le conseil, soit ressentiment des affronts multipliés qu’il avait eus à essuyer de la part des amis de Wellington, depuis l’avénement de ce dernier au pouvoir, vota en cette circonstance avec les whigs, et puis, dans un accès de magnanime indépendance, il écrivit au premier ministre pour lui offrir sa démission, s’il se trouvait embarrassé du parti pris par son collègue. Cette offre de démission n’était nullement nécessaire, la question n’étant pas de celles sur lesquelles le ministère dût être unanime ; et peut-être M. Huskisson, en faisant cette démarche inconsidérée, se flattait-il en secret de recevoir du premier ministre une lettre où celui-ci reconnaîtrait la grandeur de ses services et se déclarerait hors d’état de s’en passer. Aussi quel ne fut pas son étonnement quand un petit billet de la trésorerie lui annonça que le duc de Wellington était désolé d’avoir perdu son appui, mais venait de placer sa démission sous les yeux du roi ! Huskisson aussitôt d’écrire au premier ministre en toute hâte et d’un ton consterné qu’il n’avait nulle envie de sortir du ministère, si le ministère ne voulait pas se séparer de lui, et de faire observer à Wellington que l’enveloppe de sa lettre portait les mots « particulière et confidentielle, » qui auraient dû prévenir toute communication de son contenu. Le duc répondit sur-le-champ que la lettre de M. Huskisson était une vraie démission et ne signifiait pas autre chose ; qu’il en était au désespoir ; qu’il avait bien remarqué les mots mystérieux de l’enveloppe, mais qu’il avait cru que sa majesté devait toujours être en tiers dans ces confidences entre ministres. Le pauvre M. Huskisson se sentait acculé à ses derniers retranchemens, et les appointemens de sa place lui tenaient fort au cœur ; car c’est là l’explication la plus naturelle des efforts convulsifs qu’il fit pour retenir ce qui lui échappait des mains. Il envoya son ami lord Dudley, qui était aussi le collègue du duc de Wellington, lui expliquer la chose et l’assurer que tout cela était un malentendu. Lord Dudley trouva le vieux soldat aussi sec et aussi dur qu’à l’ordinaire ; toute la rhétorique de l’ambassadeur n’en obtint que cette réponse : « Il n’y a pas de malentendu ; il ne peut y en avoir, et il n’y en aura pas. » Lord Palmerston fait à son tour une tentative ; même rebuffade. Enfin, à bout de voie, Huskisson écrit de nouveau, et reçoit une nouvelle réponse, non moins décisive que la première, assaisonnée de cet affreux sarcasme : « En ce temps-ci, je ne connais pas de perte plus fâcheuse que celle de la considération, qui est le fondement de la confiance publique. » M. Huskisson céda enfin, mais de fort mauvaise grace, et de l’air d’un homme qui se voit menacé de passer par la fenêtre, s’il ne se hâte de sortir par la porte. La queue de Canning sortit du ministère avec lui. C’était lord Dudley, lord Palmerston et M. Grant, aujourd’hui lord Glenelg. Wellington les remplaça par ses amis personnels, deux desquels avaient fait sous lui la guerre de la Péninsule, sir G. Murray et sir H. Hardinge.

Ce fut un de ses plus grands triomphes. Il avait mis les rieurs de son côté dans l’absurde comédie qui venait de se jouer, car il n’y a pas de malheur auquel le public soit plus insensible que celui d’un ministre forcé de lâcher son portefeuille. Huskisson était d’ailleurs impopulaire. Économiste et théoricien, ces deux qualités ne pouvaient en faire le favori de la multitude. Toutes les branches de commerce qui souffraient attribuaient leurs embarras à ses principes de liberté commerciale. Le jour où l’on apprit sa retraite, les vaisseaux marchands qui se trouvaient dans la Tamise hissèrent leur pavillon en signe de joie, et la décision un peu brutale du duc de Wellington fut admirée, comme toujours, de tous ceux qui n’en ressentaient pas les atteintes. Burke a dit avec raison que l’arbitraire plaît tellement à la multitude, que, dans les discordes civiles, il s’agit le plus souvent de savoir, non s’il y aura de l’arbitraire, mais qui l’exercera ; et quoique l’opposition ait beaucoup déclamé contre la tyrannie « du roi Arthur » (c’est ainsi que lord Wellington était quelquefois désigné), de tous ses exploits, celui qu’on a peut-être admiré le plus, c’est l’expulsion du pauvre M. Huskisson.

Cependant, comme l’opinion des esprits sages et éclairés finit toujours par prévaloir et former à la longue ce qu’on appelle l’opinion publique, ce triomphe de Wellington sur son collègue a eu pour lui, dans la suite, les plus fâcheuses conséquences. En se séparant de M. Huskisson, le premier ministre sembla rompre, par un violent effort, avec le libéralisme intelligent et modéré, qui regardait à bon droit cet homme d’état comme un des plus utiles serviteurs de son pays. Il se fit en même temps des ennemis mortels dans le petit nombre des collègues survivans de Canning, qui ensuite poussèrent l’animosité contre lui jusqu’à se coaliser avec les whigs pour le renverser. Et aujourd’hui, par une singulière combinaison de circonstances, cette petite coterie, branche détachée du torysme, donne à une administration whig son chef et deux de ses principaux membres, lord Melbourne, lord Palmerston et lord Glenelg.

Mais Wellington jouit quelque temps de sa popularité. Les tories allaient partout répétant d’un air de triomphe ses mots à lord Dudley : « Il n’y a pas de malentendu, it is no mistake, » et c’est comme un proverbe qui a passé dans le langage familier. Le premier ministre ne manqua point de cultiver la faveur publique par une attention soutenue aux affaires et par une certaine affectation d’habitudes laborieuses et simples qui flattaient la nation, accoutumée à la pompeuse fainéantise de la plupart des fonctionnaires civils. On citait de lui, à cette époque, un grand nombre de traits à la Frédéric II, qui témoignent de l’attention qu’il apportait aux plus minutieux détails de son administration.

M. Babbage, mathématicien distingué, commençait à s’occuper de sa grande machine à calculer, invention qui a fait beaucoup de bruit dans le monde savant, et désirait obtenir quelque secours du gouvernement pour subvenir à des dépenses de construction qui excédaient les moyens d’un pauvre philosophe. Il avait déjà adressé plusieurs mémoires à différens ministres sur son ingénieuse découverte, et n’en avait reçu que ces réponses évasives, insignifiantes et dilatoires, pour lesquelles les bureaux ont une langue à part dans tous les pays du monde. Un jour, M. Babbage voit un homme descendre de cheval à sa porte ; c’était le duc de Wellington, qui avait entendu parler de sa machine et voulait se la faire expliquer avant de mettre les secours de la trésorerie à la disposition de l’inventeur. Celui-ci entra donc avec le premier ministre dans les détails fort compliqués de son projet. Wellington est un peu rouillé sur les mathématiques, mais son intelligence est nette, et il n’a pas le ridicule de vouloir comprendre sans avoir étudié. Il écouta, fit quelques observations en peu de mots, et prit congé de M. Babbage. Peu de jours après l’allocation était votée, et la somme fournie au savant pour réaliser son idée.

L’administration du duc de Wellington suivit ainsi son paisible cours, jusqu’aux approches de l’orage que souleva l’émancipation catholique. On me permettra de ne point revenir ici sur ce que j’en ai dit ailleurs. Le rôle de Wellington dans cette grande crise est fort honorable et simple. Aussi fut-il épargné dans ce déluge de sarcasmes, d’épigrammes, d’amères et violentes accusations qu’eut à essuyer son collègue, M. Peel. Quoique toujours opposé à l’émancipation catholique, il ne s’était pas mis à la tête des préjugés et des passions qui la repoussaient. Son éducation militaire et les habitudes de sa vie le laissaient assez étranger aux dévots scrupules et au fanatisme anglican qui agissaient avec tant de force sur la plupart de ses collègues, et quand il vint, lui, le héros de tant de batailles, déclarer dans la chambre des lords que la perspective menaçante d’une guerre civile ne lui permettait pas d’opposer une plus longue résistance aux vœux du peuple irlandais, de tels sentimens dans un tel homme commandèrent le respect de ses plus fougueux adversaires. À cette époque remarquable dans la vie politique de Wellington, se rattache son fameux duel avec lord Winchilsea, l’une des colonnes du parti anglican. Lord Winchilsea avait jugé bon de publier une lettre dans laquelle il accusait ouvertement Wellington d’avoir manqué à l’honneur non moins qu’à ses principes politiques en adoptant le bill d’émancipation. Le vieux général demanda des explications, et puis envoya un cartel au noble pair. Tout cela était fort absurde. Les deux hommes d’état eurent une rencontre avec tout le sang-froid ordinaire en pareil cas. Mais lord Winchilsea ne voulut pas viser le plus grand capitaine de son pays et tira en l’air ; on assure que Wellington, au contraire, lui tira sérieusement son coup de pistolet et ne le manqua même que de fort peu de chose. L’affaire en resta là, et les deux adversaires se séparèrent aussi contens l’un de l’autre qu’on peut le supposer après cette ridicule rencontre.

Après l’acte d’émancipation catholique, l’administration Wellington et Peel perdit insensiblement de son pouvoir et de sa popularité. D’un côté, ils avaient à lutter contre le farouche ressentiment de leurs anciens alliés les tories ; de l’autre, ils avaient évoqué, dans l’influence des catholiques irlandais, un démon qu’ils n’étaient pas assez forts pour enchaîner de nouveau. Ce ministère périt en effet avec George IV, le 26 juin 1830, et presqu’au bruit du canon des trois jours. Il ne fit plus que traîner une existence languissante, jusqu’à ce qu’un vote contraire de la chambre des communes dans la discussion de la liste civile, en novembre 1830, détermina ses chefs à donner leur démission. Wellington avait déclaré, dans le cours des débats sur la franchise électorale d’East-Redford, qu’il jugeait toute innovation dans le système de la représentation nationale inutile et dangereuse. Après une pareille profession de foi, quand la volonté nationale se fut si vivement prononcée en faveur de nouvelles institutions, il se trouva rejeté par la force des choses dans une opposition sans espoir aux tendances réformistes qui se manifestaient.

Deux fois cependant depuis cette époque, en mai 1832 et en novembre 1834, la volonté royale lui a imposé la tâche de gouverner le pays dans un sens contraire à la majorité des communes, et chaque fois le fardeau comme l’impopularité de l’entreprise ont exclusivement pesé sur lui. Quand les passions du moment seront calmées, ses ennemis politiques eux-mêmes reconnaîtront qu’il s’en est acquitté avec honneur, et il a eu d’autant plus de mérite à ne pas reculer devant l’accomplissement de ce devoir envers son prince, qu’entre lui et le feu roi il y avait des torts à pardonner et de fâcheuses dissensions à oublier. Guillaume IV, n’étant encore que duc de Clarence, avait été revêtu, sous le ministère de M. Canning, du titre de grand amiral d’Angleterre, et comme tel, s’était passé aux frais du public des fantaisies assez dispendieuses. Ses voyages, ses inspections, ses manœuvres navales, coûtaient sans profit des sommes énormes, et nuisaient au service par l’agitation qu’ils entraînaient. Il s’était aussi montré sous plusieurs rapports opposé au système de Wellington ; ainsi, par exemple, il avait excité l’amiral Codrington à livrer cette bataille de Navarin que l’administration d’alors désapprouva formellement. Toutes ces circonstances les avaient tellement éloignés l’un de l’autre, que le prince, fatigué de tant de contrariétés, avait renoncé à ses fonctions de grand-amiral. Appelé à la couronne peu de temps après, on peut supposer que les souvenirs récens de leur sourde lutte contribuèrent à le rendre plus accessible au vœu populaire qui appelait la réforme et le changement du ministère Wellington, et néanmoins, lorsqu’il voulut se débarrasser d’une administration trop libérale à ses yeux, ce fut entre les bras de Wellington qu’il courut se jeter ; le sentiment d’estime qui l’y portait ne subit aucune altération jusqu’à sa mort, et c’est Wellington qui est resté en possession de sa plus intime confiance. Une cour honorera toujours un homme d’épée, et déjà, s’il faut en croire la commune renommée, la reine Victoria, malgré son éducation libérale, se montre pénétrée pour le vieux général de cette admiration enthousiaste que ressentaient pour lui ses deux prédécesseurs.

Le sentiment d’honneur, la loyauté chevaleresque, sans ostentation et sans faste, qui caractérisent le duc de Wellington, sont assurément de ces qualités qui inspirent aux princes et aux peuples bien plus de confiance que les talens politiques et le don de pénétrer les besoins d’une époque. Aussi nous pouvons ajouter à sa louange que par cela même les politiques plus ardens et moins scrupuleux de son propre parti lui préfèrent des chefs d’une probité moins rigoureuse. Les circonstances actuelles en fournissent une preuve remarquable. Une des plus grandes difficultés contre lesquelles ait maintenant à lutter le ministère whig est l’impopularité de ses dernières mesures sur la réforme des lois qui concernent le paupérisme. Tout homme de parti qui veut ameuter contre lui la populace, est sûr de réussir en touchant cette corde ; et les plus violens conservateurs, au mépris de tout principe et de toute pudeur, se sont alliés sur cette question avec les plus fougueux radicaux pour embarrasser le gouvernement. Quelle a été, au contraire, la conduite du duc de Wellington ? Il s’est prononcé sans hésiter en faveur de la nouvelle législation, et son appui ne manque jamais sur ce point à ses adversaires politiques. On ne saurait dire combien il a nui, par cette noble conduite, aux intérêts de son parti, et combien ajouté à l’admiration que son caractère inspire. Tout opposé qu’il se soit toujours montré aux vœux et aux sentimens populaires en matière politique, il a été de fait, dans le cours de ces dernières années, un des personnages les plus populaires du royaume, auprès des grands et des petits. Quand Wellington, pliant sous l’empire de la nécessité, cessa, en 1832, de combattre le bill de réforme, plus de cent trente pairs sortirent de la chambre à sa suite ; et quand, le jour anniversaire de la bataille de Waterloo, quelques misérables osèrent l’insulter, l’indignation du peuple, du vrai peuple anglais tout entier, fit justice de ce scandaleux outrage.

Mme de Staël, qui ne connaissait Wellington que pour l’avoir vu dans les salons de Paris, pendant l’occupation de cette ville par les alliés, a dit de lui que c’était un homme borné ; M. de Talleyrand, au contraire, le trouve le plus capable des capables. Comment faire pour concilier ces deux jugemens portés sur le même homme par de tels esprits ? Et pourtant il y a du vrai dans l’un et dans l’autre. La reine des salons de Paris, avec sa politique de roman et son imagination de grand poète, ne pouvait apprécier l’esprit tout positif, la sèche et droite raison, le génie pénétrant, mais sans éclat, du soldat diplomate. M. de Talleyrand, d’un autre côté, qui partage le mépris de Wellington pour les progrès du siècle et les tendances enthousiastes de la société moderne, n’a peut-être pas vu combien, en affectant le dédain et l’aversion pour ces idées généreuses, en cherchant à brusquer l’assaut du libéralisme comme il aurait enlevé d’un coup de main les misérables murailles d’une bicoque, l’homme d’état anglais a manqué à ses hautes destinées non moins qu’à ses devoirs envers sa patrie et envers lui-même. S’il était possible de gouverner une nation comme un régiment, jamais grand peuple n’aurait eu de meilleur premier ministre. L’incontestable droiture de ses intentions et sa loyale franchise auraient fait oublier à ses concitoyens la raideur de ses manières et la sécheresse d’un langage qui n’est jamais persuasif et sympathique. Une aptitude surprenante aux affaires, un coup d’œil infaillible, qui distingue au premier abord le chemin à tenir à travers des difficultés et des obstacles de tout genre, une présence d’esprit qui tranche le nœud au lieu de perdre le temps à le dénouer, une volonté ferme et puissante qui force les esprits inférieurs à se plier à la sienne, toutes ces qualités précieuses que Wellington possède au plus haut degré, aucun homme d’état de ce temps ne les réunit dans la même étendue. Mais on ne gouverne pas un pays libre en se fixant immobile sur l’étroit domaine du présent ; et il ne faut pas dédaigneusement repousser les inquiètes aspirations de la société vers un autre avenir. Le duc de Wellington a toujours agi comme s’il n’y avait de force morale dans ce monde que le sentiment du devoir et le respect de la discipline, de force matérielle que la baïonnette et le bâton du police-man. Aussi ressemble-t-il, dans l’exercice du pouvoir, à un homme qui remonte un fleuve rapide et perd toujours du terrain, malgré la vigueur et l’habileté de ses efforts. Avec cette politique, on est enfin emporté par le courant des opinions humaines, et plus on se raidit contre elles, plus grande est leur victoire. Le duc de Wellington, qui avait opposé tant de résistance aux prétentions des catholiques, se vit enfin forcé de céder, par l’impossibilité où il s’était mis de gouverner plus long-temps sans cette concession. Celui qui avait refusé toute assistance aux Grecs armés pour s’affranchir, et qui avait appelé la bataille de Navarin un évènement funeste[5], fut contraint de coopérer et d’accéder, au nom de l’Angleterre, comme partie contractante, à l’établissement du nouvel état grec, en dépit de la Porte Ottomane, notre ancienne alliée. Celui qui avait traité de farces[6] les assemblées populaires, et qui affectait de ne reconnaître aucun pouvoir dans l’état, hors de l’enceinte du parlement, se vit, en 1830, expulsé des affaires par les clameurs de la populace. Celui qui avait combattu à outrance toute mesure de réforme parlementaire, accepta, en 1832, la tâche humiliante et ingrate de composer un ministère qui aurait donné la réforme afin de soustraire le roi à la domination des whigs. Toute la vie politique du duc de Wellington me représente le travail de Sysiphe. Chaque fois que la pierre, un moment soulevée, retombe le long du rocher, elle roule en arrière toujours un peu plus loin, et le force sans cesse lui-même à reculer de plus en plus pour la ressaisir.

Le duc de Wellington a eu, dans sa carrière parlementaire, à lutter contre un défaut bien rare chez les hommes d’état anglais, celui de ne pas savoir parler en public. Sa voix est sourde et monotone, sa manière gauche, son élocution embarrassée. Il est si peu maître de sa parole, qu’on souffre de l’entendre bégayer ses phrases traînantes et informes. Il n’a pas l’ombre d’éloquence, et cela tient à ce qu’il manque tout-à-fait d’imagination, qualité qu’il méprise même un peu chez les autres. Je sais que l’imagination peut égarer ; mais il me semble que, sans elle, on ne saurait être grand ministre dans un pays où les masses populaires ont une influence qu’on ne peut diriger ni dominer que par l’imagination et le sentiment.

La personne du duc de Wellington est trop connue en Europe pour qu’il soit nécessaire d’en tracer une esquisse minutieuse. Tout le monde a vu ces traits fortement accusés, qui semblent sculptés dans le bois le plus dur, et qui lui ont valu parmi ses soldats et dans la populace de Londres les sobriquets de vieux menton et de nez crochu (old chin and hook nose). La perte de ses dents a encore plus marqué chez le vieux général, depuis quelques années, cette conformation particulière de la figure, en même temps qu’elle gêne beaucoup son élocution. Il est au-dessous de la taille moyenne, grêle de stature et d’une raideur militaire qui passe la mesure commune. L’ensemble de sa personne est d’une simplicité presque grotesque. On le rencontre fort souvent dans les rues de Londres ou dans les allées du parc, à pied ou à cheval, et ordinairement seul. La vivacité de ses mouvemens et sa préoccupation continuelle en font un si mauvais cavalier, qu’il passe rarement un été sans accident sérieux. Mais il n’en est pas moins passionné pour la chasse, et quand il était en quartiers d’hiver dans la Péninsule, il avait toujours auprès de lui sa belle meute de chiens courans, aussi bien dressée et entretenue avec autant de soin que celle du plus paisible country-squire.

Le duc de Wellington aime beaucoup la société et ses plaisirs. Le faible du héros pour le beau sexe et ses habitudes de galanterie ont survécu à ses jours de gloire et de jeunesse, et ses tendres amours, qui contrastent d’une manière si comique avec la rudesse de son écorce, ont souvent amusé la malignité des salons. Il ne lui en reste maintenant qu’une prédilection marquée pour l’intimité caressante et familière des belles ladies, sur lesquelles il exerce une innocente attraction, et dont la douce société le repose de ses fatigues politiques. Depuis quelque temps, dit-on, il commence à raconter ses campagnes et ses aventures un peu plus longuement, et avec ce moi qui ne blesse ni étonne chez un vieux soldat. Malgré sa froideur apparente, personne, on peut le dire en toute vérité, ne s’est plus fortement attaché le petit nombre d’hommes qui ont vécu dans son intimité.

Wellington exerce à Londres et dans sa magnifique terre de Strathfieldsaye, témoignage de la reconnaissance nationale, une large et splendide hospitalité. La fête annuelle du 18 juin, donnée à tous les officiers qui servaient sous ses ordres à Waterloo, est toujours du plus grand éclat. Ses salons d’Apsley-House[7] resplendissent alors de l’immense vaisselle d’or et d’argent, des armes, des services de table, que les rois, les assemblées et les villes lui ont offerts en diverses circonstances. Mais la fête du 18 juin commence à prendre un aspect plus triste, car les lois ordinaires de la nature diminuent chaque année le nombre des compagnons d’armes appelés à y prendre part, et c’est moins une réunion de ceux qui survivent qu’une revue solennelle des pertes qui, d’une année à l’autre, en ont éclairci les rangs.

Les grands services rendus par le duc de Wellington à son pays ont été largement reconnus par la nation. Le parlement lui a voté, à l’occasion de différentes victoires, des sommes qu’on évalue à près de 700,000 livres sterling (17,500,000 francs), y compris le domaine de Strathfieldsaye. Mais il déclina prudemment la proposition qu’on lui fit de consacrer une partie de ces dons à la construction d’un palais, tel que celui de Blenheim, élevé en l’honneur du duc de Marlborough, grand capitaine et diplomate comme lui. Pour se faire une juste idée de sa fortune, il faudrait encore ajouter à ces témoignages de la reconnaissance nationale les appointemens de ses dignités militaires, et des ministères qu’il a remplis, ainsi que les revenus des grands domaines que les souverains étrangers lui ont donnés en Espagne, en Portugal et en Belgique, avec les décorations et les titres dont il est accablé. Puisse-t-il en jouir long-temps encore ! Il n’est pas probable qu’à son âge un nouveau retour de la fortune le reporte au faîte du pouvoir ; mais il est à désirer que l’Angleterre ne perde pas de si tôt cet exemple de probité, de noblesse d’ame et de loyauté sans tache qu’il offre à une génération au sein de laquelle ces hautes qualités sont de jour en jour plus rares.

Londres, octobre 1837.
Un membre du parlement.
  1. En demandant à un écrivain anglais son concours pour une série spéciale de portraits des hommes d’état de la Grande-Bretagne, nous ne pouvions attendre d’un publiciste distingué qu’il renonçât à son sentiment national en certaines questions qu’on est habitué à juger autrement en France. Il ne faut donc pas oublier, en lisant ce portrait du duc de Wellington, que c’est un Anglais qui parle d’une des illustrations de son pays.(N. du D.)
  2. Lord Cowley avait obtenu, en 1834, l’ambassade de Paris, qu’il a remplie durant le court interrègne du parti whig jusqu’en 1835.
  3. Il y avait effectivement à Angers, avant la révolution, une académie principalement consacrée aux exercices et aux connaissances les plus nécessaires dans la profession des armes, où l’Angleterre envoyait ordinairement plus d’élèves que la France elle-même.
  4. Tous ceux qui connaissent le duc de Wellington savent combien peu sa modestie et l’idée qu’il se fait lui-même de son propre mérite encouragent les ridicules exagérations auxquelles se livrent ses compatriotes en exaltant sa gloire et son génie militaire. Quant à Napoléon, Wellington a toujours parlé de lui avec la profonde admiration d’un homme de guerre, qui seul est en état de bien apprécier en lui le plus grand capitaine du siècle. Avant la bataille de Waterloo, il a sévèrement blâmé les dispositions prises par l’empereur ; mais il ajoutait : « Et cependant c’est notre maître à tous ; auprès de lui, nous ne sommes que des écoliers. » Voici le jugement qu’il porte sur les plus distingués des généraux étrangers avec lesquels il s’est trouvé en contact. « Blücher pour la bataille ; Soult pour la campagne ; Masséna pour les deux. »
  5. Untoward event. Ce sont les expressions dont on se servit pour caractériser la bataille de Navarin, dans le discours d’ouverture du parlement anglais, le 29 janvier 1828.
  6. Historique.
  7. Résidence du duc de Wellington à Londres.