HOMMES D’ÉTAT
DE LA GRANDE-BRETAGNE.

iv.
Sir Robert Peel.

Le portrait que j’entreprends aujourd’hui de tracer est le portrait d’un homme remarquable parmi ceux de nos contemporains qui le sont le plus ; mais c’est une figure qu’on ne saurait peindre à grands traits, parce qu’elle n’a rien d’assez large, d’assez saillant, d’assez fortement accusé. Ce n’est ni une intelligence du premier ordre, ni un grand caractère, ni une ame fière et ardente, au service d’une grande idée ; mais un homme politique auquel tous les partis reconnaissent des talens supérieurs. On ne le voit pas, comme la plupart des hommes publics, violemment attaqué par les uns, et célébré par les autres avec la même ardeur ; il n’a excité ni fortes haines, ni fortes amitiés, et il lui manque évidemment ce qu’il faut pour remuer, attacher, enthousiasmer les hommes. Ses adversaires ne manquent jamais de rendre hommage à son mérite, ses amis le suivent et le respectent ; mais il y a dans leur approbation et leur respect quelque chose de calme, de froid comme la discipline, et jamais on ne comprendra mieux la différence qui existe entre la vénération et le respect, que si l’on veut comparer les sentimens du parti tory pour sir Robert Peel avec ceux de l’ancien parti whig pour lord Grey. Exact et froid dans ses habitudes, irréprochable dans sa vie privée, sir Robert Peel n’a donné aucune prise au scandale et à l’anecdote personnelle ; il a vécu tout entier pour le public, et n’est guère connu que dans les bureaux des ministères qu’il a traversés et dans les assemblées législatives. Si donc, en racontant son histoire, j’insiste exclusivement sur le côté politique de l’homme, c’est que le caractère de mon sujet me force à me renfermer dans ces limites.

Sir Robert Peel est grand et bien fait ; il marche rapidement, et l’habitude qu’il a de pencher en avant la tête et le cou diminue en apparence l’élévation réelle de sa taille ; il a le teint clair, et les cheveux légèrement rouges ; toute sa figure est jeune pour son âge ; il y a dans ses traits une expression marquée de talent et de finesse ; cependant on lui trouve dans l’œil, dans le front et dans les lèvres comprimées quelque chose qui trahit une disposition défiante, un caractère peu ouvert, et ne tend pas à inspirer la confiance au premier aspect. Il serait impossible de passer près de lui, dans une foule, sans le distinguer comme un homme remarquable ; mais sa vue n’inspire pas ce sentiment de sympathie puissante que ne manque jamais de produire une physionomie de l’ordre le plus élevé. Ses manières sont polies, mais un peu factices, et dépourvues de cette grace indéfinissable que donne une éducation aristocratique ; il a quelques nuances de vulgarité, comme, par exemple, l’habitude d’omettre l’aspiration au commencement des mots, ce qui, pour tout Anglais bien élevé, est le véritable Shibboleth de la pure prononciation. C’est pourquoi George IV, qui attachait plus d’importance que personne à la perfection des manières, et qui était lui-même un modèle d’élégance et de bon goût, n’eut jamais d’affection pour la personne de ce ministre, malgré la durée des hautes fonctions que sir Robert Peel remplit près de lui ; ses manières froides et sa tournure provinciale étaient également désagréables à ce monarque dédaigneux ; mais son défaut social le plus grand est une extrême froideur, une extrême sécheresse. Il n’a jamais été populaire, soit comme homme d’affaires près de ceux qui étaient en relation avec lui, soit dans le cercle de ses alliés politiques. Toujours sur ses gardes, défiant, inquiet, il n’a jamais cédé à ces faiblesses généreuses qui, plus sûrement que leurs plus hautes qualités, attachent aux hommes de génie leurs connaissances immédiates. À peine trouverait-on un homme d’état du même rang et de la même importance que sir Robert Peel dont on pût dire qu’il paraît n’avoir aucun ami véritable, aucun ami qui possède sa confiance intime. Il reçoit l’hommage et les applaudissemens de son parti avec un air de cordialité forcée, et les avances de ceux qui cherchent à l’approcher de plus près avec une réserve glaciale ; c’est pourquoi il est généralement accusé de ces petitesses qui accompagnent fréquemment la réserve du caractère, mais sans fondement, j’imagine, dans le plus grand nombre de cas. Ses ennemis l’appellent avare, sans autre cause apparente que l’ordre avec lequel il sait dépenser une fortune de prince, et qui s’appelle dédaigneusement parcimonie parmi les hommes d’une vie irrégulière. Il aime le luxe et même la magnificence dans quelques objets, particulièrement dans sa splendide galerie de tableaux dont il est justement fier ; il est généreux dans les encouragemens qu’il accorde aux artistes anglais de tout genre. Mais c’est là une de ces bonnes qualités qui, dans un chef de parti, désireux de popularité, sont susceptibles d’une double interprétation. Il est personnellement actif, énergique ; il aime les plaisirs de la campagne, les exercices violens, et conserve une constitution robuste au milieu de fatigues peu communes. Il entend la vie domestique à l’anglaise. La plus grande partie du temps qu’il dérobe à ses fonctions publiques, il le passe au sein de sa famille ou de l’étude, car il est, ce qui arrive rarement aux hommes qui ont éprouvé pendant long-temps l’excitation de la vie publique, animé d’une affection sincère pour les occupations littéraires.

Quant à son histoire domestique et privée, elle est absolument nulle. À peine homme, il est monté sur un théâtre dont on ne l’a pas vu descendre, où il se plaît, dont les émotions, les travaux, les rôles divers ne lui ont pas laissé une nuit de repos. La vie politique a été son unique occupation, et les affaires publiques ont presque tout absorbé chez lui. Membre du parlement à vingt-deux ans, ministre et investi d’une haute responsabilité (secrétaire pour l’Irlande) à vingt-quatre, il a été bien rarement, depuis vingt-cinq ans, étranger au maniement officiel des affaires, et n’a jamais perdu de vue l’arène parlementaire. Toute sa vie est une longue campagne, et chacune de ses nuits une bataille livrée sur le parquet de la chambre des communes. Il a débuté avec le double avantage d’une puissante mémoire et d’une intelligence mûrie de bonne heure ; mais il ne s’est pas lancé du premier coup dans la lice, armé jusqu’aux dents ; c’est peu à peu seulement qu’il est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Ses facultés administratives sont de l’ordre le plus élevé ; il a une grande capacité pour les détails de la besogne ordinaire, mais une capacité plus grande encore pour combiner et diriger les mouvemens des fonctionnaires inférieurs et pour généraliser les résultats de leur activité. Mais son caractère, comme chef et principal organe d’un parti puissant dans l’état, est encore plus distingué que ses talens ministériels. Il a été, de bonne heure, appelé à ce poste ; les inconvéniens de sa jeunesse, ses manières désavantageuses, le défaut d’alliances aristocratiques, ont été effacés par son aplomb et sa résolution, par la constance remarquable de sa volonté, et par la prudence encore plus remarquable avec laquelle il a évité tous les dangers auxquels se sont exposés ses différens collègues, et sauvé sa barque des rochers sur lesquels, à plusieurs reprises, leur popularité s’est brisée. Inspirant peu d’attachement personnel, Peel a, dans tous les temps, inspiré la plus solide confiance politique, et ce n’est qu’être juste envers lui, que de dire qu’il a pris des peines peu communes pour la mériter et la conserver.

Il me semble que j’entends ici réclamer de toutes parts et demander si l’acte le plus important de sa carrière politique, son changement d’opinion et de conduite dans la question de l’émancipation catholique, n’est pas en contradiction formelle avec le jugement que je viens de porter. Sans doute, ce changement aurait pu le perdre à jamais dans l’esprit des siens. Mais indépendamment des circonstances qui font oublier tant de variations dans la vie des hommes publics de notre temps, le souvenir de l’effet qu’il produisit a rendu sir Robert Peel très circonspect, et lui a inspiré, avec la crainte d’encourir une seconde fois pareille accusation d’inconséquence, la ferme résolution d’éviter à l’avenir tout ce qui pourrait un jour le compromettre de la même manière. Aussi, quoique les whigs reprochent souvent à leurs adversaires cette mémorable apostasie de leur chef sur une question vitale, je n’imagine pas qu’il y ait maintenant en Angleterre, à la tête d’aucun parti, un homme dont les déclarations commandent et obtiennent autant de confiance. On s’est permis d’apprécier diversement la bonne foi et la probité de sir Robert Peel ; mais, au moins, tout le monde lui rend cette justice, qu’il n’engage pas légèrement sa parole et qu’il ne joue pas sa réputation pour des bagatelles. Il a trop d’expérience et d’adresse pour tomber dans ce défaut, pourtant si général parmi les ministres de tous les pays. Ses moindres paroles, prudemment pesées et toujours grosses de sens, expriment véritablement sa pensée, et il ne se réfugie pas, comme tant d’autres, dans ces lieux communs, vagues et indistincts, qui n’ont même pas toujours l’avantage de faire illusion à ceux auxquels on les adresse. Sir Robert Peel ne dit jamais que ce qu’il veut dire, et pour un homme d’état c’est une grande faculté. Quand il donne un programme au commencement d’une session, c’est, aux yeux des Anglais, une des plus importantes communications politiques de l’année, et il est aussitôt adopté par la conviction universelle.

Mais les qualités de sir Robert Peel, comme homme d’état, seront mieux comprises quand nous serons entrés dans le détail de sa vie politique. Et d’abord disons quelques mots de ses talens oratoires. Personne, sous ce rapport, n’a fait un progrès aussi extraordinaire dans l’opinion publique depuis sa première entrée dans la carrière. À cette époque et même plusieurs années après, il était connu et apprécié comme traitant en homme instruit les matières pratiques ; on le regardait comme un orateur bien préparé pour la discussion, utile, bien informé, et choisissant avec intelligence les sujets qu’il voulait traiter ; mais on ne peut pas dire que ses talens, dans l’opinion des juges impartiaux, fussent alors placés très haut, et il est hors de doute que sa réputation souffrit alors beaucoup du zèle indiscret de ses partisans. De 1822 à 1827, quand tous les talens et tout le jeune enthousiasme du pays étaient enrôlés dans la cause des catholiques ; quand Canning et Brougham, divisés d’opinion sur toutes les autres questions, réunissaient toutes leurs forces sur celle-là, et terrassaient des rangs entiers d’ennemis avec leur esprit et leurs sarcasmes, Peel était presque le seul homme remarquable de la chambre des communes que le parti contraire pût leur opposer ; et il avait la prétention d’établir entre Canning et lui une comparaison que ce dernier n’était pas alors capable de soutenir. Canning, plus âgé que Peel de plusieurs années, et plus ancien aussi dans la vie politique, avait tout le feu, toute l’imprudence de la jeunesse ; Peel, la froideur, la prudence, le positif de l’âge mûr. Canning était prodigue de son éloquence et de sa verve ; s’exposant dans chaque combat, insoucieux de son salut et presque de sa réputation ; s’aliénant quelquefois ses amis par une raillerie inopportune, quelquefois poussant à la colère un ennemi par son sarcasme, mais réunissant toujours autour de lui le cercle entier des jeunes et des ardens, aristocrates et libéraux, dont l’enthousiasme s’allumait à la flamme de son brûlant foyer. Peel, à cette époque, se livrait rarement à des mouvemens d’éloquence ; il répondait à l’esprit, à l’invective, au sarcasme, toujours avec le même déploiement spécieux, mais froid, d’argumens sophistiques. Il ne s’aventurait jamais au-delà de ses forces, il ne se compromettait jamais. Il ne gagnait aucun ami, mais il n’exaspérait aucun ennemi, et s’efforçait toujours, sans même le dissimuler assez, d’arracher à ses adversaires l’éloge de sa modération et de sa loyauté. Différens de caractère et d’âge, on pourrait voir en eux, quoique la lutte fût soutenue par d’autres moyens, l’Antoine et l’Octave de la république britannique. Mais tandis que, selon Plutarque, le génie de l’Antoine romain se décourageait devant celui de son rival, dans le sénat anglais, c’était le jeune César qui se sentait subjugué par Antoine. Peel, en effet, se sentait inférieur à Canning ; et c’était là, nous le craignons, tout le secret de son hostilité envers son collègue, qu’il cherchait à supplanter avec une rare habileté.

Mais quand la mort de cet illustre homme d’état eut affranchi Peel d’un rival trop puissant, ses remarquables talens commencèrent à se développer, et bientôt il en eut le plus grand besoin, car, après que le bill de l’émancipation catholique eut été adopté, grace à ce changement d’opinion dont nous parlions tout à l’heure, il fut chaque jour attaqué avec une extrême violence par le parti qu’il venait de trahir ; et l’habitude constante de la défense personnelle donna à son langage une énergie et un enthousiasme qu’il n’avait jamais connus auparavant. Vint ensuite le bill de la réforme, et avec lui la lutte désespérée entre les vieilles choses et les choses nouvelles, entre les intérêts et les préjugés se heurtant violemment les uns contre les autres ; elle donna de l’éloquence à beaucoup d’hommes qui jusque-là n’en avaient pas jeté la moindre étincelle, et fournit de nouveaux alimens au génie qui avait déjà commencé à illuminer d’un éclat merveilleux la scène de nos débats civils. Enfin, quand M. Brougham eut été promu à la pairie, sir Robert Peel se vit délivré du dernier de ses rivaux dans la chambre des communes, où s’établit alors son incontestable supériorité.

Et cette supériorité, il l’a gardée entière jusqu’à ce jour. On dit souvent, en Angleterre, que le talent oratoire a diminué sur les bancs des communes depuis la réforme : je ne le crois pas. Nous avons moins de parleurs melliflus, moins de rhétoriciens classiques, moins d’élégance factice, mais, je crois, plus de véritable éloquence. Cependant la réforme n’a pas encore suscité de rival à sir Robert Peel. Voyez-le se lever dans la chambre des communes ; il ne parle pas encore, et déjà, par une sorte d’intuition, vous sentez l’homme qui attire à lui, d’une irrésistible force, tout l’intérêt de cette puissante assemblée. C’est à lui que les défenseurs des ministres adressent leurs apologies ou leurs explications ; c’est lui qu’ils interpellent fréquemment par son nom, pour avoir une réponse, quand ils s’imaginent avoir produit un argument triomphant que pas un conservateur ne pourra réfuter ; c’est de lui que les jeunes membres de son parti semblent attendre, avec plus de crainte encore que de respect, un regard d’approbation, un signe d’encouragement.

Qu’il parle, et toutes les moqueries indécentes de l’assemblée, qui épouvantent les jeunes débutans et coupent court aux paroles inutiles, cessent tout à coup ; vous pourriez, comme dit le proverbe anglais, entendre une souris trotter. Il est écouté sans interruption, jusqu’à ce que les applaudissemens bruyans de l’opposition annoncent qu’il touche à la conclusion d’un raisonnement foudroyant, et trouvent un écho dans les murmures irrités des bancs ministériels de la chambre. Sa voix est singulièrement imposante, parfaitement claire, plus sonore et plus distincte qu’aucune autre que j’aie jamais entendue, de sorte que pas une parole n’est perdue ; son intonation est admirable ; le principal défaut qu’on puisse lui reprocher est une sorte d’arrangement et de forme étudiée dans la disposition de ses argumens et dans son action oratoire, ce qui fait quelquefois ressembler cet habile homme d’état à un jeune débutant dans l’art de la déclamation. Son éloquence, comme toute bonne éloquence parlementaire, est essentiellement personnelle, et ses attaques contre les individus forment la meilleure partie de ses argumens. Mais il n’est jamais âpre ni violent ; il se sert de l’ironie plutôt que du sarcasme ; il se complaît surtout dans une sorte d’affirmation fière et tranquille de sa supériorité, et prend toujours l’air qui convient à un homme tel que lui, je veux dire à un homme qui est maître de son sujet. Il fait profession de démasquer les motifs et les principes de tous ses adversaires, d’exposer au grand jour leurs inconséquences, et de signaler leurs arrière-pensées d’égoïsme ou de méchanceté. Il est singulièrement prudent, quelquefois jusqu’à l’excès ; car, après avoir cédé à l’impression puissante que ne manque jamais de produire son éloquence, l’auditoire éprouve un sentiment de mécompte, s’il vient, en se repliant sur lui-même, à remarquer avec quel soin cet habile orateur a évité toutes les difficultés réelles de la question, et combien il s’est appliqué à enlever les applaudissemens plutôt qu’à convaincre. Mais où est l’orateur à qui on ne pourrait pas en reprocher autant ? Son adresse à éviter toute expression exagérée de sentiment, tout ce qui pourrait donner prise à une réplique perfide, est vraiment surprenante. Tel discours a excité l’enthousiasme de l’auditoire entier, a exalté jusqu’à la frénésie l’orgueilleuse joie des conservateurs et frappé d’épouvante tous les ministres présens ; eh bien ! reprenez-le en détail : vous serez étonné de trouver que l’orateur n’a pas énoncé une seule opinion violente, qu’il ne s’est asservi à aucune des doctrines exclusives d’une nuance quelconque de son parti ; mais qu’il est resté lui-même, prudent, habile, sobre, prompt à saisir le côté faible de ses adversaires, et toujours assez maître de lui pour ne pas frapper ailleurs. C’est ce qui fait de sir Robert Peel le premier talent de discussion dans la chambre des communes, et je ne veux pas dire, en lui donnant cet éloge, qu’il manque de faconde, d’abondance et d’éclat. Il a l’avantage de posséder un goût très littéraire et une prodigieuse mémoire ; son langage est pur et correct, quoique rarement orné ; ses citations des poètes classiques latins et anglais, moyen oratoire fort en honneur, comme on le sait, dans nos assemblées, sont amenées peut-être avec ostentation, mais elles manquent rarement leur effet.

J’ai dit qu’il y a dix ans la lutte entre Canning et Peel était inégale, malgré toute l’adresse du dernier. Mais si l’on compare sir Robert Peel, tel qu’il est aujourd’hui, à Canning, tel qu’il était dans ses meilleurs jours, on peut, sans rien hasarder, mettre les deux orateurs en parallèle, et dans mon opinion, qui paraîtra sans doute une hérésie à beaucoup d’Anglais, Peel est le plus habile des deux. Avec moins d’éclairs de génie que Canning, moins d’enjouement, sans l’attrait de ses franches manières, Peel a plus d’énergie, plus de concentration, et se montre exempt du mauvais goût et des habitudes déclamatoires auxquelles Canning s’abandonnait trop souvent. Ceci, sans aucun doute, tient en partie à la nature des débats publics de notre temps, qui est plus sérieuse et plus pressante. Canning avait le loisir de déclamer sur la Grèce et le Portugal, l’Amérique du sud et la sainte-alliance ; l’éloquence de Peel s’exerce ordinairement sur le terrain plus étroit des intérêts intimes et des affaires domestiques du citoyen anglais. Tous deux étaient versés dans la littérature ; mais Peel est, de beaucoup, le plus érudit des deux. Souvent nous avons été éblouis et charmés par l’abondance du style poétique de Canning, ou par les éclairs brillans de son esprit ; mais l’action qu’il a eue sur ses contemporains n’a jamais égalé l’effet que produit Peel, lorsque, après avoir tracé un long et satirique tableau de la politique de ses adversaires, il semble en appeler au pays de la décision d’une majorité hostile, sommer la nation de juger entre lui et ses heureux antagonistes, et invoquer, au secours de la cause qu’il défend, les souvenirs les plus sacrés, les sympathies les plus vives du peuple anglais. S’il m’était permis, pour compléter cette comparaison, d’imaginer, entre les deux grands orateurs de l’antiquité, l’échange d’une partie de leurs facultés respectives, je dirais que Canning était un Cicéron sans art, et que Peel est un Démosthène étudié.

Sir Robert Peel ne prend ordinairement la parole que vers la fin d’une discussion ; il sait que sa force principale consiste à récapituler les argumens de ses adversaires et à clore de longs débats par une impression décisive, et il s’applique à les priver, autant que possible, de l’avantage d’une réplique. J’ajouterai, pour compléter ce portrait sous un autre point de vue, qui a bien aussi son importance, que l’action oratoire de Peel est assez singulière et plutôt énergique que gracieuse. Un de ses gestes favoris, quand il est excité, est de frapper à coups de poing nombreux et pesans, sur une boîte de papiers qui est devant lui sur la table du président ; et les sons qu’il tire de ce tambour de bois, mêlés aux puissantes intonations de sa voix, produisent quelquefois un bruit vraiment effrayant. Je ne sais pas si Périclès tonnait précisément de la même manière à Athènes, mais certainement la faculté de faire un grand bruit est de quelque utilité pour commander l’attention d’une nombreuse assemblée. Une de ses attitudes habituelles est de tourner le dos à ses adversaires et au fauteuil du président, et de regarder en face les bancs garnis de ses partisans, comme s’il sollicitait leurs applaudissemens ; car il a besoin, comme la plupart des orateurs dont l’éducation a été entièrement parlementaire, et comme les acteurs sur le théâtre, d’être excité par les applaudissemens, et il sent fléchir sa propre énergie quand les acclamations et l’enthousiasme des autres ne la soutiennent pas.

Le père de sir Robert Peel était un des nombreux enfans d’un pauvre fabricant du comté de Lancaster. Il fit son chemin dans le monde par l’énergie de son caractère, et grace aux bonnes chances qu’il rencontra ; car il se jeta dans l’industrie du coton à l’époque où elle prit une extension soudaine par l’invention de plusieurs machines extraordinaires, et il établit en peu d’années les fondemens d’une immense fortune. On dit de lui, comme on le dit généralement de tous ceux qui réussissent, qu’il avait le pressentiment d’être destiné à devenir la souche d’une grande famille. Il entra au parlement comme représentant du petit bourg de Tamworth, que ses établissemens industriels avaient élevé de la pauvreté à la richesse ; et pendant trente ans, il continua d’habiter cette agréable résidence de famille, où il employait, disait-on, quinze mille ouvriers à la fois. Pitt le fit baronnet en 1800. Il avait été long-temps un des soutiens les plus zélés de ce ministre et se distingua par la munificence de ses dons patriotiques pour la continuation de la guerre contre la France. C’était un digne homme, très éclairé dans les matières commerciales, sur lesquelles il parlait constamment à la chambre des communes. On lui attribue le premier acte que le parlement ait adopté pour restreindre l’excès du travail imposé aux enfans dans nos manufactures. Pitt, qui aimait à s’entourer de toutes les notabilités du commerce et de l’industrie, faisait grand cas du vieux baronnet. Il mourut en 1830 à l’âge de 80 ans ; patriarche opulent, entouré à son lit de mort de 50 enfans et petits-enfans, il laissa, dit-on, près de 2,000,000 sterling, et des propriétés territoriales fort étendues. Ces dernières passèrent à sir Robert, baronnet actuel, qui, bien que n’ayant hérité que d’une portion des biens immenses de son père, est regardé comme un des plus riches propriétaires de l’Angleterre. La famille de Peel, par ses frères et sœurs, est maintenant alliée de diverses manières à la noblesse du pays.

Robert Peel est né, je crois, en 1788. Il se distingua, dans son enfance, par des talens singuliers et surtout par une mémoire prodigieuse, dont ses contemporains racontent des preuves extraordinaires ; j’ai entendu un maître d’école, sous lequel il fut placé autrefois, dire que le jeune Peel récitait presque mot pour mot tout un sermon qu’il venait d’entendre prononcer en chaire pour la première fois. Il fut élevé à Harrow-School, l’un des plus célèbres établissemens publics de ce genre, sur les mêmes bancs que lord Byron, qui était exactement du même âge que lui, et il se forma entre eux une sorte d’amitié, quoique, même à l’époque de leur jeunesse, il fût impossible de rencontrer deux caractères plus différens. À l’université d’Oxford, il se fit également remarquer, et les liaisons ministérielles bien prononcées de son père ne lui furent pas inutiles auprès des savans professeurs de cette université.

En quittant Oxford, Peel commença immédiatement à mener la vie qu’embrassaient alors la plupart des jeunes gens d’une position élevée, qui prenaient la carrière politique pour en faire leur profession, et se destinaient, dès leur enfance, à devenir un jour ministres. C’est là un des traits qui caractérisent le temps passé, et qui sont aujourd’hui de l’histoire ancienne. Dans le nouveau système qui tend à s’établir et qui pénètre la société anglaise par tous ses pores, le phénomène, autrefois si fréquent, de ces précoces vocations ministérielles ne se présentera guère à l’avenir. Il tenait à des traditions oligarchiques de pouvoir, d’influence, de considération héréditaires qui s’effacent de jour en jour. Désormais on ne pourra plus vouer ainsi d’avance au service du pays de jeunes talens et de beaux noms, dans les hautes fonctions publiques. Maintenant, pour être appelé au ministère, il faudra passer par toute une filière d’épreuves, et conquérir par soi-même, par ses talens ou son caractère, une grande position dans un parti. C’est plus juste sans doute et plus rationnel. Mais ne condamnons pas trop vite l’ancien système. Il a produit Pitt, Fox, Canning et Peel, qui sont tous entrés de bonne heure dans la vie publique, chacun par l’intervention de sa famille ou d’un haut patronage, sans avoir fait leurs preuves et sans aucun effort personnel. Quand la révolution survenue à cet égard dans nos mœurs politiques nous aura directement valu de pareils hommes, alors seulement il nous sera permis d’être sévères envers le passé. En 1810, Peel était déjà au parlement. Les richesses de son père lui avaient assuré sa nomination à la chambre des communes, par un petit bourg irlandais. En 1812, il devint secrétaire au département de l’Irlande, sous le ministère de lord Liverpool, qui succéda cette année à celui de M. Perceval. Ainsi, à vingt-quatre ans, il fut investi d’un des offices les plus importans de l’état ; car tandis que le lord-lieutenant d’Irlande joue le rôle de roi dans ce pays, le premier secrétaire est tout à la fois son premier ministre dans cette île, et le défenseur, au parlement, de ses actes et de sa politique. C’est à lui qu’appartiennent réellement les détails du gouvernement de l’Irlande. Peel s’occupa activement de combattre et d’anéantir, autant que possible, les tendances insurrectionnelles qui avaient survécu aux catastrophes de 1798 et de 1804 ; il est surtout célèbre en Irlande par l’organisation de la police, sorte de gendarmerie qui ressemble plutôt à celle de France qu’à celle d’Angleterre ; les membres de ce corps s’appelaient et s’appellent encore généralement peelers parmi les paysans ; il parla beaucoup et souvent au parlement sur les questions irlandaises, et prit alors, contre l’émancipation catholique, ce parti décidé auquel il s’est tenu jusqu’à une époque récente. En 1818, il représenta pour la première fois au parlement l’université d’Oxford. On sait que les deux universités anglaises envoient chacune au parlement deux membres élus par tout le corps des gradués, résidant ou non, corps qui comprend naturellement la meilleure partie de la science et de la haute éducation du pays. Aussi, ces siéges qui ont l’avantage de ne pas coûter un schelling à celui qui les occupe, sont-ils recherchés avec empressement par quelques-uns des hommes les plus éminens du pays. À cette époque on accusait les deux universités anglaises de faire une cour assidue au gouvernement du jour, qui dispose à son gré des bénéfices ecclésiastiques, et c’est ce que le satirique doyen Paley, prédicateur distingué, mais d’un caractère un peu excentrique, dit un jour publiquement d’une façon mordante et vive dans une grande solennité. Pitt était venu visiter Cambridge, et tous les dignitaires de l’université se pressaient dans l’église, où le ministre écoutait le service divin. Paley, qui devait faire le sermon, choisit malignement pour texte ces paroles de l’Évangile : « Voici un jeune homme qui a deux pains et cinq petits poissons ; mais que sont-ils pour un si grand nombre ? » Aujourd’hui cependant, que les ministres se sont laissés séduire par des hérésies libérales, il faut reconnaître que ces corps savans se sont abstenus résolument de les soutenir et de les encourager.

Sir Robert Peel est resté jusqu’en 1829 représentant de l’université d’Oxford, dans la chambre des communes.

C’est en 1818, et dans l’année suivante, que le nom de Peel s’associa à une grande mesure de peu d’éclat, mais d’une immense importance, et dont les résultats, diversement appréciés, sont encore aujourd’hui l’objet d’une vive controverse. Président du célèbre comité institué en 1818, pour délibérer sur la restriction des priviléges de la Banque, Peel s’y déclara pour le principe des paiemens en espèces, et l’année d’après fit adopter un acte qui a gardé son nom, par lequel la banque fut obligée de reprendre le paiement en espèces, suspendu depuis 1797. L’ensemble des transactions commerciales du pays se faisait au moyen d’un papier-monnaie de petite valeur ; mais à partir de 1819, l’or et l’argent reprirent le dessus dans la circulation, et le système du papier-monnaie fut considérablement restreint dans son application. Au reste, la question tranchée en faveur des métaux précieux, sous l’influence de sir Robert Peel, est une des plus controversées que l’on connaisse dans le domaine de l’économie politique et de la science financière, et ce n’est pas ici le lieu de la traiter. Mais pour me borner à ce qui concerne particulièrement sir Robert Peel, dans la solution qu’elle reçut en 1819, je dois ajouter que cette solution, bonne ou mauvaise, ne lui appartient pas tout entière. Nommé président du comité à cause de ses habitudes laborieuses et de son aptitude bien connue à discuter au parlement les questions financières les plus épineuses, il fut aidé dans ses travaux, par quelques-uns des hommes les plus distingués du pays, en matière de science commerciale. Depuis il a toujours défendu cette mesure avec zèle et fermeté, dans le sein du parlement, où elle est sans cesse attaquée à tout propos ; car ce n’est pas une mesure populaire, et quelque jour peut-être, l’opinion qui la condamne triomphera des argumens de sir Robert Peel et du parti des économistes.

L’adresse de sir Robert à glisser entre les écueils de la politique, sans y heurter sa barque, ne s’est jamais plus heureusement exercée qu’en 1820, pendant la méchante affaire de la reine Caroline. Malgré les sollicitations pressantes du ministère, il refusa les fonctions élevées qu’on lui offrait, et désapprouva hautement le scandaleux procès intenté contre cette princesse. Mais en diverses conjonctures, il vint en aide aux ministres, s’efforça d’adoucir l’indignation populaire que leur conduite avait excitée, et sut éviter soigneusement de se compromettre avec l’un ou l’autre des deux partis, en leur prêtant à tous deux une certaine assistance.

Enfin, affranchi de l’impopularité que le gouvernement de lord Liverpool avait encourue par ce malheureux procès, il consentit à accepter des fonctions publiques lorsque la tempête fut apaisée. En 1822, après la démission de lord Sydmouth, il devint secrétaire d’état au département de l’intérieur, et garda ce portefeuille, sauf une très courte interruption, pendant plus de huit années. C’est dans ce ministère qu’il s’est acquis la meilleure partie de sa célébrité, comme administrateur et comme homme d’état. Depuis 1822, ainsi que nous l’avons dit, il fut considéré comme le champion du parti tory, tandis que Canning, placé au département des affaires étrangères, conduisait le parti opposé dans ce cabinet mixte que présidait lord Liverpool. On suppose généralement que les ministères composés de différens partis ont peu de solidité ; mais l’expérience récente que l’Angleterre en a faite semblerait condamner cette opinion. Nos ministères les plus durables ont été ceux dans lesquels on n’avait pas cru nécessaire de soumettre l’ensemble du cabinet à un accord absolu sur tous les points même de première importance.

Dans la première partie de sa vie ministérielle, Peel conquit surtout l’estime publique par plusieurs modifications apportées à la législation criminelle. Cependant, il ne faut pas s’y tromper, les modifications qu’il a introduites dans cette branche de jurisprudence, n’allaient pas jusqu’à en améliorer les principes. Pour tout ce qui a été fait dans ce sens depuis quelques années, le pays ne doit absolument rien à Peel. L’abolition de la peine de mort, pour un grand nombre de délits, et les réformes opérées dans notre système de pénalité secondaire, n’ont rencontré chez lui qu’indifférence ou opposition, non qu’il manque d’humanité ou de lumières ; mais c’est chez lui un principe constant, que le devoir législatif d’un ministre consiste à réformer les choses de détail, et à ne jamais introduire, sans y être forcé, aucun changement dans les institutions existantes. Ses réformes dans la jurisprudence criminelle se réduisent donc à la codification partielle d’un grand nombre de lois éparses, et à quelques simplifications importantes dans la procédure.

Jusque-là nos combats politiques n’avaient guère été autre chose que des représentations théâtrales : ce fut en 1827 que s’engagea la lutte réelle et animée entre les deux principes ; cette année critique renfermait le germe de tous les grands évènemens qui se sont, plus tard, développés avec une rapidité si terrible. Cette année même, lord Liverpool ayant été obligé, par sa mauvaise santé, d’abandonner la conduite du gouvernement, la présidence du ministère passa entre les mains de l’infortuné Canning. J’ai donné une esquisse des évènemens qui suivirent, dans la vie de lord Brougham[1] ; une exposition plus complète de ces évènemens sera mieux placée dans la vie de Canning, véritable héros de cette partie de nos annales. Je me contenterai donc ici de tracer rapidement le rôle joué par Peel dans ce drame. Lui et six autres de ses collègues donnèrent leur démission aussitôt que Canning leur eut notifié qu’il acceptait la présidence. Quatre sur six étaient des politiques sans importance ; lord Eldon, le chancelier, était très vieux, et plutôt vénéré que regardé comme une autorité ; le duc de Wellington était encore bien loin de l’importance qu’il a depuis acquise dans le gouvernement de la Grande-Bretagne. Ce fut donc Peel que l’on considéra comme l’auteur de cette scission ; et ce fut vers lui que le public tourna les yeux pour obtenir l’explication des motifs qui l’avaient amenée. Peel justifia sa conduite et celle de ses collègues dans un discours très habile et plein des traits qui caractérisent son éloquence réservée. Il dissimula la répugnance qu’ils éprouvaient à servir sous Canning, et les représenta comme guidés dans leur conduite par le respect d’un grand principe politique. Tant qu’il avait été placé, disait-il, sous un premier ministre hostile aux réclamations des catholiques (lord Liverpool), il avait consenti à partager le gouvernement du pays avec des hommes qui, sur ce sujet, n’avaient pas la même opinion que lui ; mais, prévoyant la force inattendue que ces réclamations, soutenues par le chef du cabinet, allaient acquérir, il avait senti que son devoir lui défendait de se compromettre plus long-temps, et lui ordonnait de déclarer publiquement la guerre à tous les ennemis de la constitution protestante de son pays. Il y avait dans ces aveux un air de franchise et de loyauté qui captiva beaucoup de monde, même parmi ses adversaires. Quant à ses partisans, ils ne craignirent pas, comme je l’ai dit, de l’opposer à Canning dans la chambre même des communes, théâtre des triomphes de ce dernier orateur.

Après la mort de Canning et la chute du court et faible ministère de lord Goderich, Wellington et Peel furent ramenés au pouvoir, en 1828, par l’ascendant victorieux du parti protestant. La suite et la vigueur avec laquelle Peel avait défendu la cause de ce parti pendant plus de dix ans étaient, à cette époque, son principal titre à l’estime publique. Néanmoins, leur rival Canning était à peine descendu dans la tombe, que l’ardeur de ces deux champions de la cause protestante parut s’attiédir singulièrement. Arrivés au faîte du pouvoir, ils commencèrent à apercevoir des obstacles qu’ils n’avaient pas même soupçonnés auparavant ; ils commencèrent à temporiser, à suggérer des demi-mesures, à offrir des transactions au parti qui combattait l’autorité temporelle de l’église protestante. Le premier évènement qui ébranla la confiance du parti orthodoxe dans ses vieux défenseurs fut le rappel des actes du test et de corporation ; actes décrépits et absurdes, promulgués, sous le règne de Charles II, dans l’intention d’éloigner des emplois politiques les sectes dissidentes, et qu’on avait trouvé bon d’éluder depuis plusieurs années en votant un bill annuel d’indemnité pour les dissidens qui auraient encouru les peines énoncées dans ces actes, mais auxquels le clergé se cramponnait encore, comme aux derniers restes de son ancienne domination.

Quoique Peel se soit conduit d’une façon quelque peu équivoque à l’égard de cette mesure, cependant il était assez clair pour tous les partis que si le ministère ne favorisait pas cette réforme, au moins il ne la combattait que faiblement. Toutefois, les espérances que l’église établie avait fondées sur Peel n’étaient pas encore abattues ; elle s’imaginait que Peel avait donné cet os à ronger aux dissidens, afin de les amener à séparer leur cause de celle des catholiques, qu’ils soutenaient depuis plusieurs années publiquement et avec persévérance. Il ne pouvait croire que le champion de l’église protestante, orange Peel (écorce d’orange), sobriquet que lui avaient donné ses ennemis à cause de son attachement aux principes des sociétés orangistes de l’Irlande, fût capable d’abandonner la bannière sous laquelle il avait gagné ses éperons, à laquelle était attachée toute sa gloire. Dans l’automne de 1828, Peel visita les principales villes de l’Angleterre ; partout il fut accueilli avec enthousiasme par ses vieux amis politiques, partout il reçut des adresses empreintes d’une violente aversion pour le pape et les papistes ; il répondit à toutes ces avances par un silence de mauvais augure, ou par des déclarations évasives. Cependant son parti continua d’attribuer à sa seule prudence des ménagemens où, avec plus de perspicacité, il aurait dû voir des symptômes de défection.

Les yeux se dessillèrent à peine, quand le discours du roi, en février 1829, annonça qu’il était temps de mettre un terme à la longue désunion de l’empire, et que le ministère avait résolu d’admettre les catholiques à l’exercice de tous les droits civils dont jouissaient les citoyens de la communion protestante. Peel, en expliquant les intentions du ministère, déclara que depuis six mois au moins lui et ses collègues étaient convaincus de la nécessité de plier sous la force des choses. L’explosion tumultueuse d’indignation qui accueillit cette déclaration dans les chambres et dans le pays ne saurait être comparée à rien dans nos annales politiques. Les ennemis des catholiques étaient nombreux, ardens, soutenus par la presque totalité du clergé et de l’aristocratie territoriale. Il est vrai que leurs adversaires avaient pour eux une puissance à laquelle, dans une lutte prolongée, les ennemis des catholiques ne pouvaient résister ; je veux dire l’assentiment général des classes libérales et éclairées. Mais la force apparente du parti de l’église était énorme, et il se méprit facilement sur celle de ses adversaires, qui se voyait moins à première vue. Être trahis dans ce moment d’énergie et de confiance, trahis par un homme qu’ils avaient si long-temps suivi les yeux fermés, c’était un affront impardonnable. Le renégat fut accablé d’injures et d’invectives, dont ne le dédommagèrent que faiblement les froides et quelque peu ironiques félicitations des libéraux auxquels il s’était réuni. C’est alors que dans un accès de dépit chevaleresque, il résigna le mandat qu’il avait reçu de l’université d’Oxford ; mais, immédiatement après, il eut la faiblesse de le solliciter de nouveau, et fut éconduit en faveur de sir Robert Inglis, représentant actuel de cette université. Ses frères se déclarèrent contre lui ; son père envoya ses tenanciers au poll de Tamworth pour voter contre le candidat ministériel. Si je citais les pamphlets, les innombrables chansons faites contre lui, les comparaisons avec Judas Iscariote aux cheveux rouges, dont le gratifiaient alors chaque jour les écrivains et les orateurs qui, cinq ans plus tard, l’ont élevé aux cieux comme le sauveur de la constitution britannique, le lecteur serait étonné de l’instabilité de l’opinion publique dans ce pays d’Angleterre, où les partis et les haines de l’esprit de parti ont une vie si tenace.

Il est certain que Peel eut beaucoup à souffrir des ressentimens que sa défection souleva contre lui. De toutes les imputations auxquelles il fut en butte, celle qu’il combattit le plus énergiquement fut d’avoir fait à sa place le sacrifice de son opinion. Le fait est que le duc de Wellington, profondément indifférent à l’opinion populaire, se décida personnellement à l’accomplissement de cette réforme, dès qu’il l’eut jugée nécessaire ; Peel hésita et flotta long-temps. Il offrit de prêter au duc de Wellington son assistance hors du ministère ; mais il demeura long-temps sans pouvoir se résoudre à participer comme ministre à l’acte d’émancipation. La veille du discours de la couronne, il donna réellement sa démission, mais fut rappelé par les vives instances de ses collègues. Cependant, quand la bataille fut engagée, il se conduisit avec courage et dignité. Je l’ai déjà dit, les luttes qu’il eut à soutenir dans cette occasion enhardirent son esprit et mûrirent ses facultés oratoires. Bien des jours se passèrent avant qu’il recouvrât la confiance de son parti, mais son talent grandit dans l’estime de tous.

Je passe sur l’histoire du ministère Wellington, et je me borne à remarquer que, durant ce ministère, Peel, en qualité de secrétaire d’état au département de l’intérieur, établit la police de Londres. Avant cette époque, notre sûreté était confiée à une force languissante, à une sorte de garde civique organisée par les paroisses et placée sous leur contrôle. La réforme introduite par Peel, malgré ses nombreux avantages, fut vivement combattue comme un empiétement sur nos libertés ; et, en effet, on peut se demander avec raison si ce ne fut pas le premier pas vers ce système de centralisation qui paraît devoir tôt ou tard engloutir le reste des institutions municipales de notre pays, comme il l’a déjà fait ailleurs.

La chute du ministère Wellington, en novembre 1830, loin de diminuer l’autorité de Peel dans la chambre des communes, l’augmenta considérablement. Cet évènement le réconcilia sur-le-champ avec la plus grande partie des tories qui, depuis 1829, s’étaient éloignés de lui. Ils le voyaient bien encore avec défiance, et ne consentirent pas sans difficulté à le reconnaître comme leur chef dans la guerre qu’ils faisaient à l’armée envahissante des réformistes ; mais ils furent forcés de se soumettre à la destinée qui le désignait comme le chef inévitable de leur parti, composé d’hommes rarement d’accord dans leurs intentions réelles et souvent opposés dans leur conduite active, mais réunis depuis 1830, par la main de Peel, pour essayer en vain d’arrêter le mouvement démocratique de la constitution. Je ne sais trop s’il y aurait des expressions assez fortes pour caractériser le talent déployé par sir Robert Peel durant la longue agonie des bourgs-pourris, qu’il défendit jour par jour pendant deux ans avec une persévérance infatigable. Toujours à son poste, toujours prêt à faire face aux exigences du moment, toujours ardent à dénoncer les dangers dont la réforme menaçait la constitution, il discutait en même temps chaque clause du bill, et défendait les droits de chaque bourg avec tout le zèle d’un avocat dévoué. Cependant il ne se compromit jamais auprès de la nation en soutenant des opinions extrêmes ; il ne se laissa jamais entraîner, comme le duc de Wellington, à des protestations folles et inopportunes contre toute réforme, quelle qu’elle fût. Jamais il ne perdit sa modération, ne sacrifia sa dignité dans de grossières invectives, comme Wetherell, Ellenborough, Carnarvon, et tant d’autres de ses alliés parlementaires. Sir Robert Peel eut de beaux momens dans cette longue discussion, où son éloquence trouva le sujet qu’elle affectionne le plus et dont elle se contente trop souvent, la peinture exagérée, terrible, emphatique, des périls et des maux que le triomphe absolu de la démocratie prépare à la société. C’est alors que sa voix a le plus de retentissement, quand il en appelle à la crainte des faibles, et quand il menace l’orgueil des forts, pour leur montrer dans le lointain je ne sais quel fantôme de destruction et de mort planant déjà sur la vieille Angleterre. Vous diriez un magicien puissant, ou une intelligence d’un ordre supérieur à celle des simples mortels, qui soulève le voile de l’avenir, et qui attire son auditoire éperdu sur les bords d’un abîme entr’ouvert, dont il lui fait sonder les ténébreuses profondeurs :

Aspice, namque omnem, quæ nunc obducta tuenti
Mortales visus habitat tibi, et humida circum
Caligat, nubem eripiam…
Apparent diræ facies, inimicaque Trojæ
Numina magna Deum.

Il y a cependant une faute, non-seulement de goût, mais encore de politique, dans ce genre d’éloquence, auquel M. Peel s’abandonne trop souvent. À l’entendre, il n’y aurait dans l’humanité que des sentimens sordides, comme la crainte du riche pour ses richesses. Assurément c’est une corde qu’on peut faire vibrer à son tour, avec ménagement et réserve ; mais il ne faut pas lui demander à elle seule tout l’effet qu’on veut produire. Pour M. Peel, au contraire, toutes les grandes questions sociales qui agitent si profondément les nations civilisées semblent se réduire à une simple lutte entre les pauvres et les riches ; toutes les passions politiques de la vie moderne semblent concentrées dans l’espérance de gagner et la crainte de perdre. Prenez garde à vos poches ! voilà l’argument qui paraît à l’orateur tenir lieu de tout, et même de patriotisme. Ceci est assez naturel. Peel est lui-même riche ; il est surtout l’organe des classes riches ; il parle à leurs sympathies, et la confiance qu’il leur inspire est presque sans bornes. Cependant, considéré d’un point de vue plus élevé, cet appel incessant aux intérêts est une erreur. Si grande que soit l’influence de l’instinct de propriété, partout, et particulièrement en Angleterre, cette influence n’est pas illimitée. Celui qui s’adresse sans relâche aux craintes du riche pour répondre à toutes les tentatives de réforme, s’expose à provoquer enfin cette question : la richesse accumulée dans quelques mains n’est-elle pas un obstacle à l’amélioration de la société ? Tel qu’il est, le ton des discours de Peel semble souvent justifier le rude sarcasme du vieux Cobbett, dans un des derniers numéros de son Register ; Peel lui rappelait l’Avare de Molière pleurant sur son or dans l’angoisse de son ame. « C’est mon sang, c’est mon ame, c’est ma vie. »

Un autre trait fâcheux de cet orateur éminent, c’est une extrême tendance à l’égoïsme. Il n’est jamais si content que lorsqu’il trouve l’occasion de rappeler certains épisodes de sa conduite personnelle, de répéter ses argumens, de se glorifier dans l’accomplissement de ses prédictions, et de se louer avec une grande affectation de candeur. Toutefois, sa vanité, ou plutôt sa fierté, donne quelque chose d’imposant à son caractère. Il parle du ton d’un homme dont l’autorité est reconnue ; il se regarde toujours comme le centre et le génie vivifiant de son parti, comme une digue opposée à la révolution, et surtout comme l’instrument prédestiné de la contre-révolution. Hors du ministère, il parle toujours avec l’accent de la prépondérance ministérielle. Il est calme et impassible dans les momens de tumulte et de danger apparent. Toutes les fois que les passions de la foule se sont soulevées contre son parti, il leur a toujours fait face avec une indifférence dédaigneuse. Il semble considérer l’impopularité comme une des conditions nécessaires de sa destinée.

Quand les plans de l’architecte Barry[2] pour les nouvelles salles du parlement furent soumis à quelques-uns de ses membres, Peel indiqua un défaut dans ces plans ; il n’y avait, dit-il, qu’une entrée à la chambre des communes ; l’architecte avait oublié une porte particulière pour ceux qui désireraient entrer ou sortir sans être aperçus. Cette remarque montre le point de vue sous lequel Peel est habitué à se considérer ; il se croit le ministre choisi par le destin pour lutter contre la violence populaire, et pour la vaincre ou périr.

Il est, sans aucun doute, homme de courage personnel ; attentif à ne pas offenser les autres dans ses discours, il est remarquablement prompt à sentir l’offense dirigée contre lui. Entend-il un mot qui paraisse impliquer une imputation personnelle, il sort avec l’agresseur, et, sans perdre le temps en paroles, débute par un cartel sous la forme d’une demande positive d’explications. Il a ainsi provoqué je ne sais combien de ses adversaires politiques ; je me rappelle particulièrement O’Connell, Lushington et Hume ; cependant je ne sache pas qu’il se soit jamais battu en duel. Chacune de ces provocations s’est terminée par des explications verbales, et il n’y a pas une seule de ces querelles qui mérite d’être racontée.

Je passe avec rapidité sur les évènemens des années suivantes, afin d’arriver à l’époque la plus remarquable de la vie de sir Robert Peel. Après la retraite de lord Grey, en 1834, lord Melbourne avait pris les rênes du gouvernement ; mais son ministère était faible et presque désorganisé par les querelles sérieuses qui avaient récemment éclaté entre ses principaux membres. Au mois de novembre de la même année, par la mort de lord Spencer, lord Althorp, son fils, qui avait jusque-là conduit les affaires du ministère dans la chambre des communes, fut appelé à la chambre haute. Dans cette conjoncture, il fut très difficile de le remplacer. Le ministère n’osait appeler un réformiste radical qui l’eût entraîné, et dans le parti modéré il n’était pas aisé de trouver un homme qui eût assez de talent et qui inspirât au public assez de confiance. Lord Melbourne fit quelques propositions au roi, mais elles ne furent pas bien reçues. Le souverain, qui avait espéré toute sa vie s’affranchir de ses conseillers whigs, crut le moment favorable pour frapper un grand coup, prenant la faiblesse passagère de son ministère pour un changement dans l’opinion publique. La reine fut accusée, dans le temps, d’avoir précipité la résolution du roi, mais à tort ; et s’il y a eu, dans cette occasion, quelque intrigue souterraine, elle n’a pas encore été dévoilée. Lord Melbourne fut donc renvoyé, et le duc de Wellington chargé de former un nouveau ministère. Quels que soient les conseillers inconnus qui aient alors déterminé le roi à renvoyer lord Melbourne, sans doute dans l’espoir de se concilier l’opinion modérée du pays, la froideur et la défiance avec lesquelles ce changement fut accueilli par les plus modérés, et la contagieuse indignation des plus ardens réformistes, les eurent bientôt détrompés.

Il ne fallait rien moins que le courage et l’inébranlable sang-froid du duc de Wellington pour prendre la responsabilité entière du gouvernement dans une telle crise, pour succéder à un ministère brisé par un caprice de la royauté et soutenu par une majorité énorme, dans la toute-puissante chambre des communes. Cependant il sentit combien il était impopulaire et incapable de conduire les manœuvres hardies et habiles qui, seules, pouvaient assurer la victoire à son parti au milieu de circonstances si menaçantes. Le parlement allait bientôt se réunir ; il demanderait compte de la tournure étrange et inattendue que les affaires avaient prise depuis qu’il s’était séparé. Sir Robert Peel était le seul homme du parti qui ne se fût pas compromis, par une opposition imprudente et fougueuse à la volonté populaire, durant la longue lutte de la réforme. C’était le seul homme qui pût, sans choquer le bon sens, se présenter au pays comme le chef d’un gouvernement résolu à adopter de nouveaux principes, tout en combattant sous les vieilles couleurs. Le duc de Wellington conseilla au roi d’envoyer chercher immédiatement sir Robert Peel. Peel était alors en Italie, où il s’était rendu avec l’intention d’y passer l’hiver, mais s’attendant peut-être à être rappelé. Cependant, jusqu’à ce qu’il fût possible d’avoir des nouvelles de Peel, le duc de Wellington continua à diriger les affaires comme premier ministre, sans pourvoir aux offices vacans ; et, dans cette singulière position, il demeura plusieurs semaines sous le feu des railleries constantes et des dénonciations énergiques de tous les organes du dernier ministère, avec le courage stoïque qu’il était habitué à montrer sous le feu d’une batterie.

Le courrier dépêché à Robert Peel voyagea avec une rapidité presque sans exemple, car il ne mit que dix-neuf jours pour aller de Londres à Rome et revenir. Il trouva Peel au bal chez M. Torlonia dans la soirée du 25 novembre : vingt-quatre heures après, sir Robert était en route pour Paris. Sa femme l’accompagna pendant presque toute la durée de ce rapide voyage ; Peel passa huit jours et huit nuits en voiture. Il arriva en Angleterre le 8 décembre, et le lendemain il eut une entrevue avec le roi. Mais à peine arrivé en Angleterre, il vit les obstacles se multiplier autour de lui.

Après avoir récapitulé les différens épisodes de cette courte révolution, le message envoyé en Italie, l’acceptation immédiate, le retour de Peel et la fermeté avec laquelle il s’occupa aussitôt de la formation d’un cabinet, un observateur qui sait à quoi s’en tenir sur les déclarations des hommes publics est tenté de se demander si ce drame entier ne ressemble pas à une intrigue concertée d’avance, si les acteurs, quelle que soit la constance avec laquelle ils l’ont nié depuis, n’avaient pas déjà arrêté et répété leurs rôles long-temps avant le jour de la représentation.

La première mortification qu’eut à subir sir Robert fut le refus de lord Stanley et de sir James Graham. Ces deux gentilshommes étaient les chefs de cette fraction du parti whig qui s’était séparée du premier ministère de la réforme. Ils avaient l’un et l’autre abandonné en même temps l’administration de lord Grey quand la portion radicale de ce ministère était devenue trop forte pour eux, et l’on pensait généralement qu’ils gouvernaient dans le parlement les votes d’un respectable juste-milieu composé de whigs qui avaient peur d’O’Connell, et de tories modérés qui voulaient obtenir une réputation de libéralisme. Cependant ils ne jugèrent pas convenable de s’enrôler sous les bannières de leur ancien ennemi. Réduit aux seules forces de son camp, sir Robert Peel forma un ministère qui trompa certainement l’attente de la plupart de ses amis et justifia en grande partie les railleries de ses adversaires contre ses professions de libéralisme. Ce ministère, en effet, comprenait le duc de Wellington et lord Lyndhurst, chef reconnu du parti tory dans la chambre des lords, en même temps que lord Wharncliffe, M. Alexandre Baring, et un ou deux autres membres d’opinion modérée ; mais ce qui donnait sa couleur au nouveau cabinet, c’était l’adjonction de plusieurs hommes d’une impopularité notoire, des plus vains et des plus violens champions de l’aristocratie, et de quelques orangistes effrénés, comme MM. Goulburn et Knatchbull, lord Ellenborough et lord Roden.

Le premier acte important du nouveau ministère fut de dissoudre le parlement et d’inviter le pays à le soutenir contre les partisans de ceux qu’ils avaient supplantés. À cette occasion M. Peel donna pour la première fois le programme de sa politique dans son adresse aux électeurs de Tamworth, petit bourg de sa famille qu’il avait représenté dans l’ancien parlement. Cette adresse était une composition élégante, étudiée, qui fit beaucoup d’honneur à son talent ; mais elle ne contenait guère autre chose que la promesse générale de poursuivre l’œuvre de la réforme dans les différentes institutions du pays, avec plus de sûreté, plus de prudence que ceux qui l’avaient précédé ; il terminait en demandant à être jugé loyalement plutôt par ses actes que par ses déclarations. Les élections ne répondirent entièrement à l’attente d’aucun des deux partis : elles donnèrent de quatre-vingt à quatre-vingt-dix membres nouveaux au parti conservateur, ce qui fait une différence de cent soixante à cent quatre-vingts voix dans la chambre des communes. Parmi ces membres nouveaux, vingt ou trente étaient envoyés par des localités où le gouvernement, quel qu’il soit, exerce une influence décisive. En résumé, l’Angleterre présentait quelques faibles symptômes d’une réaction favorable au parti conservateur ; l’Écosse et l’Irlande s’affermirent dans leur ligne politique.

Mais le secours sur lequel Peel et ses amis comptaient principalement était la désunion du parti opposé : durant les dernières années de l’administration de lord Grey, les querelles des whigs, des radicaux et des partisans du rappel de l’union avec l’Irlande, avaient été nombreuses et violentes ; souvent le secours du parti conservateur avait seul sauvé les ministres de la défaite qui les menaçait de la part même de leurs amis les plus zélés. Il était naturel d’espérer qu’ayant à combattre le roi, les lords et le ministère, possédant moins de pouvoir qu’auparavant dans la chambre des communes et sans doute alors moins d’influence dans le pays, cette ligue mal cimentée tomberait en pièces ; que les timides et les modérés seraient heureux de chercher un abri sous l’aile d’un ministère qui professait des principes réformistes ; que les ultra-radicaux se sépareraient de la masse centrale et reprendraient leur ancienne position à l’extrême gauche, ne voulant plus se laisser conduire par des chefs whigs. Telles étaient certainement les espérances de Peel, et sa sagacité, si grande qu’elle soit sans aucun doute, n’était pas préparée au désappointement qui suivit ; il avait cédé à une illusion depuis long-temps familière à son parti. Peel et ses amis s’étaient exaltés en prononçant des harangues sur le danger auquel la liberté et la propriété étaient exposées par les progrès de la révolution, au point de croire que le pays tout entier partageait leurs craintes ; que tous ceux qui avaient quelque chose à perdre ne cherchaient qu’un prétexte pour abandonner le parti de la réforme, et que le désir général de se dérober à ces maux imminens serait assez fort pour décider un certain nombre de représentans libéraux à braver l’opinion publique et le ressentiment qu’exciterait leur défection chez leurs commettans. Mais il arriva précisément le contraire ; le parti réformiste, une fois hors des affaires, oublia toutes les jalousies, toutes les querelles d’intérêt et d’opinion qui l’avaient divisé pendant qu’il était en possession du pouvoir. Dès que Peel fut entré à la chambre des communes comme premier ministre, il le trouva d’accord comme un seul homme contre lui et surtout contre toutes les tentatives qu’il fit pour le diviser et l’affaiblir.

La première épreuve des forces respectives de l’opposition et du ministère se fit sur une question qui n’a été prise que rarement pour pierre de touche, le choix du speaker, ou président de la chambre des communes. M. Manners-Sutton (depuis lord Canterbury), qui avait rempli ces fonctions pendant plusieurs années, était depuis quelque temps personnellement impopulaire auprès du parti réformiste ; de plus, l’opinion publique lui attribuait une part d’action dans le changement de ministère de novembre 1834 : ce ne fut donc pas, comme on l’a dit quelquefois, par esprit d’opposition contre sir Robert Peel, que lord John Russell et son parti choisirent la question de la présidence pour la première épreuve de leurs forces. D’ailleurs, ils sentaient combien il était important de frapper le premier coup promptement et d’une manière décisive. Ils emportèrent la nomination de leur ami Abercrombie, le 19 février 1835, dans la plus nombreuse assemblée qui se soit jamais vue de la chambre des communes. Une discussion sur la question de l’émancipation catholique, en 1827, avait réuni environ cinq cent soixante membres ; six cent huit, en 1831, avaient voté sur la question de la réforme ; et cette fois une simple question de personne en apparence réunit six cent vingt-six membres, dont trois cent seize votèrent pour l’opposition et trois cent six pour l’ancien président. M. Abercrombie fut nommé, et quelques jours après l’opposition obtint une autre victoire : elle emporta un amendement à l’adresse à une majorité de sept voix.

Ces chiffres, si faibles qu’ils fussent, étaient absolument décisifs. Dans ces deux occasions, beaucoup de membres neutres, qui ne cherchaient qu’une excuse pour s’attacher à la contre-révolution, avaient voté avec sir Robert Peel ; dans la première, par respect avoué pour sir C. Manners-Sutton ; dans la seconde, d’après le principe qu’il fallait donner au nouveau ministère ce qu’il ne cessait de réclamer avec tant d’instances, une loyale épreuve. Mais la neutralité sur de grandes questions était maintenant impossible. Le premier résultat d’une lutte des partis aussi serrée que le fut celle de 1835, est d’anéantir d’un seul coup toute la race des hommes modérés, des esprits flottans, des attendeurs de providence, comme on les appelait au temps de Cromwell ; et on le vit bien clairement lorsque sir James Graham et lord Stanley, passant du côté de sir Robert Peel, se trouvèrent tout à coup des généraux sans armée. Ces deux chefs, dont l’influence était cotée si haut, furent incapables d’entraîner dans leur défection plus d’une demi-douzaine de transfuges.

Ainsi battu dans les communes, Peel se refusa néanmoins encore à résigner le pouvoir. Il se reposait sur la faveur avec laquelle les classes riches et l’aristocratie étaient habituées à le traiter ; il comptait sur la couronne, sur la pairie, sur sa minorité puissante. Il se donnait encore au pays comme le réformateur providentiel des abus ; il déclarait ne pas savoir pourquoi il ne serait pas lui-même capable de satisfaire à ce sujet les vœux de la nation aussi bien qu’aucun de ceux qui avaient soutenu le bill de réforme. « Il n’avait jamais considéré cette mesure comme une machine dont le secret ne fût connu que de ceux par qui elle avait été construite, ou qui dût avoir pour effet d’exclure du service du roi une portion quelconque de ses sujets. » Il proposait la réforme des dîmes, le redressement de certains griefs en matière ecclésiastique dont se plaignaient les dissidens, et plusieurs autres mesures qui, peu d’années avant, inspiraient à ses amis et à ses partisans une répugnance invincible. Tout cela, bien entendu, n’était qu’une représentation théâtrale ; chacun savait que Peel était réellement placé sur la brèche par l’aristocratie pour arrêter, s’il le pouvait, la marche de la réforme, et que toute altération dans les institutions existantes, accomplie par lui, n’était qu’une concession faite à contre-cœur à la nécessité des temps. Comme réformiste, sa position était essentiellement fausse, et il le sentait bien ; il marchait sur un terrain plus solide quand il appelait à son aide les vieux sentimens anglais, les instincts et les craintes des classes riches et le respect national pour les vieilles formes de la constitution.

Alors commença une campagne parlementaire de deux mois, la plus remarquable peut-être qui se rencontre dans les annales de notre législature. Pendant tout ce temps, Peel combattit contre une majorité compacte, inflexible, infatigable. Mal secondé par ses amis de la chambre des communes, généralement dépourvus de talent et plus encore de discrétion, il fut presque réduit à ses seules forces pour conduire toute cette guerre. Presque tous les soirs il était forcé d’entrer dans la lice et de faire face à une armée d’ennemis toute fraîche, et jamais les murs du parlement ne furent témoins d’un déploiement si admirable de patience, d’habileté, de puissance oratoire et de modération : prompt à saisir tous les avantages que lui offraient les vues discordantes de ses adversaires, signalant avec une sagacité minutieuse les tendances révolutionnaires des uns, l’inconséquence des autres, il ne prêta jamais le flanc à ses antagonistes, ne se compromit jamais par une violence imprudente. Une seule fois, dans cette lutte prolongée, il parut ébranlé par la conscience d’avoir commis une faute. Ce fut au sujet de la nomination de lord Londonderry à l’ambassade de Saint-Pétersbourg. Lord Londonderry, frère du trop célèbre Castlereagh, bien connu sur le continent par les bizarreries de sa conduite et les extravagances de sa femme, et regardé comme un débris de la diplomatie de Vienne et de la sainte-alliance, avait un jour, dans la chambre des lords, trouvé convenable d’appeler les Polonais rebelles et de vanter la justice de l’empereur Nicolas qui les avait châtiés. Il est difficile de comprendre comment un choix si impopulaire pût être fait par un ministre aussi intéressé que l’était alors sir Robert Peel à ne pas heurter de front l’opinion publique, déjà si mal disposée à son égard. Cependant cette nomination fournit un excellent moyen d’attaque à lord John Russell et à ses partisans, et jamais le prudent ministre ne manqua si complètement de modération et de présence d’esprit. Lord Londonderry résigna son ambassade. Dans cette circonstance, comme dans quelques autres, sir John Hobhouse fut peut-être le plus dangereux et le plus habile des nombreux adversaires de Peel. Cependant il fut si vivement frappé des facultés extraordinaires déployées par le ministre, qu’il dit plus tard que si quelque chose pouvait le réconcilier avec le maintien de Peel au ministère, ce serait le plaisir de l’entendre parler tous les soirs.

Il est certain que la manière dont l’opposition fut conduite par lord John Russell, lui fit beaucoup d’honneur, comme tacticien parlementaire. Tourmenté par une suite de petites défaites, attaqué sur son entêtement à garder le pouvoir malgré l’opposition prononcée des représentans du pays, Peel répondait chaque jour en demandant à haute voix la manifestation solennelle de cette opposition, un vote qui déclarât que le pays « n’avait pas confiance dans le ministère ; »

c’était là, disait-il, le seul mode constitutionnel de résistance à un gouvernement dangereux, le seul auquel il dût céder. Mais les whigs avaient beaucoup trop de sagacité pour lui donner cette satisfaction. Ils savaient que sur une pareille question, l’échec le plus léger leur serait un coup fatal. Dix ou quinze membres, les plus timides, les plus indécis, passeraient peut-être du côté du ministère, et dès ce moment commencerait son triomphe. Soutenu par l’influence de la cour, de la noblesse et des classes riches, il ne lui fallait qu’une seule victoire de ce genre pour obtenir une autorité absolue, illimitée. C’est pourquoi les whigs aimèrent mieux continuer leur guerre d’escarmouches sur des questions particulières ; ils engageaient la discussion sur les sujets où ils savaient pouvoir disposer d’une majorité infaillible, et par cette tactique à la Fabius, ils réduisirent enfin au désespoir leur prudent adversaire. La dernière lutte eut lieu sur l’éternelle question de l’appropriation, qui est aujourd’hui aussi loin qu’il y a trois ans, d’une solution définitive. C’est la proposition faite par le parti réformiste d’appliquer une partie des revenus de l’église anglicane, en Irlande, aux besoins de l’instruction publique dans ce pays. La tactique habituelle des tories, à l’égard de cette question, consiste à nier l’existence d’un excédant quelconque applicable à cet objet. Réponse évasive et même nulle ; car s’il est vrai, comme le démontrent surabondamment les enquêtes statistiques, qu’un grand nombre de paroisses où sont établis et rémunérés des prêtres de la communion protestante, ne renferment pas une seule famille de cette communion, il n’y a pas de sophisme au monde qui puisse empêcher de conclure que certainement il existe des fonds appliqués à l’église protestante, et parfaitement inutiles au culte protestant. Cependant cette question, depuis le bill de réforme, a toujours été l’experimentum crucis, le criterium absolu pour distinguer un conservateur d’un réformiste. Sir Robert Peel fit de l’appropriation une question de cabinet, et la choisit, sans aucun doute, comme un prétexte honorable pour se retirer ; car il savait bien que sur ce point, la majorité était inflexible. Le discours qu’il prononça sur ce sujet, le dernier jour de la discussion, qui dura quatre jours, est cité avec raison comme un des morceaux les plus achevés de son éloquence. Après un long exposé de ce qu’il représentait comme l’état réel de l’église anglicane en Irlande, après avoir retracé les opinions exagérées, touchant les revenus de cette église, et la malice des ennemis du protestantisme, il attaqua les whigs, les hommes du juste-milieu, avec un sarcasme sévère et mordant. Ils faisaient, dit-il, profession de maintenir le principe d’une église nationale, bien plus, de défendre l’église protestante en Irlande ; cependant ils se prononçaient pour une mesure qui ne pouvait que servir à en amener d’autres, lesquelles aboutiraient au bouleversement total de l’église établie. Ils détournaient les yeux de la conclusion légitime que le peuple se préparait à tirer de leurs argumens. « Vous voyez dans l’appropriation une solution définitive ; mais ne croyez pas que par la simple déclaration du principe vous puissiez tromper le peuple : il est plus clairvoyant que vous ne l’imaginez peut-être. Il sent et il sait que vos argumens ne s’accordent pas avec votre résolution : une déclaration plus vive, plus franche, plus honnête, vaudrait mieux. Cette résolution peut vous être avantageuse en ce qu’elle vous donne ce soir l’apparence d’agir de concert sur une grande question ; mais vous agissez en réalité d’après des principes différens, et avec des intentions diverses, auxquelles vous espérez bien que cette résolution, purement abstraite et éventuelle aujourd’hui, donnera plus tard une satisfaction entière. Vous me dites que mes opinions sont trop arrêtées, et que je marche dans un sens contraire au progrès. Vous avez raison, mais permettez-moi de vous dire, à mon tour, qu’il y a une conduite plus fatale encore, et elle consiste à demeurer en arrière de ses propres argumens ; telle est pourtant votre situation.

« Je n’approuve pas votre résolution à l’égard de l’Irlande, parce que je sais que cette résolution est sans valeur et sans franchise, parce que je sais que cette mesure établit en Irlande, non la paix, mais la guerre. Félicitez-vous de votre triomphe ; si vous le voulez ; peut-être vous sera-t-il donné d’entraver la marche de l’administration, peut-être ce triomphe indique-t-il que votre principe demeurera définitivement victorieux. Cependant gardez-vous d’avoir trop de confiance ; laissez-moi remplir ici volontairement auprès de vous le rôle dévolu aux esclaves qui entouraient le char du triomphateur pour lui rappeler le néant des choses humaines. Chez les anciens, la tâche que j’accomplis maintenant était l’office d’un esclave ; mais elle n’est pas au-dessous d’un homme libre, et dans cette crise importante il peut l’accomplir sans se dégrader. Glorifiez-vous, si bon vous semble, d’exercer sur le gouvernement du pays un pouvoir et un contrôle souverains ; mais laissez-moi vous dire à l’oreille, que, bien que triomphant ici, quoique assez forts pour entraîner la machine politique dans tel sens qu’il vous plaira de choisir, le pouvoir que vous exercez n’a pas, hors de ces murs, la même énergie que dans leur enceinte. Je vous dis que, malgré votre majorité si vantée dans cette chambre, vous ne gouvernez pas l’opinion publique. Nous pouvons être faibles ici, mais songez bien, et je dis ceci avec le plus grand respect, mais aussi avec la plus grande fermeté, la conviction la plus parfaite, songez qu’il y a une opinion publique entièrement indépendante des majorités, sur laquelle les votes n’ont aucune action, mais dont la faveur est essentielle à la paix et à la prospérité du pays, et avec laquelle tout gouvernement sera obligé de compter. Vous pouvez avoir le silence du peuple, mais vous n’aurez pas son approbation. »

Enfin, à la dernière épreuve, M. Peel eut contre lui une majorité de vingt-sept voix, et sortit du ministère le 8 avril 1835. Le discours qu’il a prononcé dans cette occasion est assez caractéristique. Il y professa une soumission respectueuse à la décision de cette majorité qu’il avait appelée tyrannique, et qu’il brava avec un courage et une obstination peu commune.

« Quant à moi, dit-il, toute ma vie politique s’est passée dans la chambre des communes ; le reste de ma vie se passera dans cette enceinte, et quelle que soit l’ardeur de la lutte, que j’appartienne à la majorité ou à la minorité, je voudrais toujours être bien avec la chambre. Dans aucune circonstance, quel que fût le caractère des évènemens, je n’aurais conseillé à la couronne d’abandonner cette grande source de force morale qui consiste dans un respect religieux pour le principe, la lettre et l’esprit de la constitution du pays. Ce respect sera ma plus sûre sauve-garde contre les dangers que l’avenir nous réserve ; et c’est parce que telle est ma conviction que je pense qu’un gouvernement ne doit pas persister à conduire les affaires publiques, après une épreuve loyale, contre la volonté déclarée d’une majorité de la chambre des communes. »

Aujourd’hui que la lutte est terminée, et que nous avons le loisir de passer en revue la conduite de sir Robert Peel et de ses alliés au milieu de circonstances d’une difficulté inouie, il est facile de dire qu’il aurait pu faire mieux un grand nombre de choses, et qu’il a pris plusieurs mesures qu’une politique plus savante aurait évitées ; mais sa position ne lui permettait guère que le choix des fautes, et c’est, selon moi, la condition particulière de l’Irlande qui rendait presque impossible à cette époque un ministère tory de quelque durée. Toutefois, mettant de côté cette difficulté générale et insurmontable, voyons quelles ont été les fautes que ce parti a commises relativement à ses intérêts immédiats.

En premier lieu, le renvoi du ministère Melbourne et l’appel fait au duc de Wellington fut une fausse démarche de la part du roi, qui, dans le désir de secouer le joug des whigs, oublia sa prudence habituelle. Les tories le savent si bien, qu’ils essaient maintenant de disculper sir Robert Peel, leur infaillible pontife, de toute participation à cette démarche. Il savait très bien, disent-ils, qu’il était appelé au ministère dans un moment très défavorable ; mais il ne pouvait pas abandonner le roi et le parti qui avait remis ses destinées entre ses mains. Cette version ne me semble pas très plausible. Peel et ceux qui ont agi avec lui avaient depuis si long-temps l’habitude d’en appeler aux craintes des classes riches ; ils avaient si long-temps déclamé contre les rapides progrès de la révolution et les dangers dont elle menaçait tous les intérêts vitaux du pays, qu’ils avaient fini par être en quelque sorte dupes de leur imagination. Je ne puis m’empêcher de croire que sir Robert espérait que le seul déploiement de sa bannière rassemblerait autour de lui toute la partie influente de la population, tous ceux qui avaient quelque chose à perdre par l’anarchie, dont il évoquait tous les jours le fantôme. Je soupçonne qu’il fut bien trompé en voyant que son arrivée au pouvoir n’élevait pas le cours des fonds, que l’industrie nationale ne paraissait délivrée d’aucun embarras, que son avénement, au contraire, avait excité un sentiment général d’inquiétude. Il s’exagérait aussi beaucoup la désunion du parti opposé. Il ne savait pas encore ce que deux années d’expérience nous ont démontré, que, lorsque une nation ou une assemblée est divisée en deux partis bien définis, mieux ces deux partis se balancent mutuellement, plus les membres de ces deux partis sont étroitement unis entre eux. Le vote de chacun est connu et épié, et la honte de la défection politique, surtout en Angleterre où elle est plus flétrissante que partout ailleurs, domine dans tous les esprits la crainte ou l’intérêt qui pourrait les porter à passer dans un autre camp.

En second lieu, Peel aurait-il dû dissoudre le parlement sans aucune épreuve préalable ? Il est facile d’attaquer sa conduite sous ce rapport. Quand Pitt fut élevé au ministère par George III, en 1783, en opposition directe à la majorité de la chambre des communes, il ne se décida pas à la dissolution ; il subit quatorze épreuves défavorables. Pendant ce temps, le roi et les lords usèrent, pour le soutenir, de toute leur influence. Ce ne fut qu’après avoir fatigué la vigueur de ses antagonistes et réduit presque à rien la majorité, qu’il se décida pour la dissolution ; et il obtint, dans le nouveau parlement, un énorme accroissement de force. Si Peel eût suivi la même marche, peut-être la majorité, hostile à son ministère, se fût-elle laissé vaincre de la même manière. La menace d’une dissolution aurait pu rallier bien des opinions flottantes. Les représentans du pays répugnent beaucoup à retourner chez eux, à solliciter de nouveau les suffrages de leurs commettans, surtout en Angleterre où il n’y a guère d’élection qui n’impose des dépenses considérables. S’il eût pendant quelque temps tenu ainsi en échec les forces de ses antagonistes, il aurait eu meilleure grace de recourir à la dissolution en dernier ressort, et à faire un appel au pays contre la réprobation d’une majorité hostile. Peel, au contraire, se conduisit comme un joueur impatient ou désespéré qui mettrait sur table, au premier coup, ses meilleures cartes, ou comme un général qui ferait sa première charge à la tête de sa réserve.

Jamais ministre ne quitta le pouvoir d’une manière plus triomphante. Après sa sortie du ministère, sir Robert Peel reçut des corporations, des propriétaires fonciers, de l’aristocratie, des classes riches, de tout ce qui tient à la vieille Angleterre, comme l’opulent fermier des comtés, qui en est la plus respectable expression, des milliers d’adresses en signe d’adhésion à sa politique. Cependant il s’était trompé en prophétisant que le ministère qui lui succéderait ne serait pas de longue durée. Si faible que fût la majorité dont disposait ce ministère, il avait réussi à la conserver dans la chambre des communes ; car, ainsi que je l’ai déjà dit, la certitude que la désunion ramènerait inévitablement les tories au pouvoir, a maintenu dans une étroite alliance tous les élémens hétérogènes dont cette majorité se compose. Les deux partis ont fait les efforts les plus énergiques pour attirer à eux de nouvelles recrues ; le ministère a employé toute l’influence directe et indirecte qu’un gouvernement peut exercer ; l’opposition a fait usage de tous les moyens que lui fournissent ses richesses pour agir sur la volonté des électeurs, et il est probable que ces efforts se sont à peu près balancés. Mais, dans les deux années qui se sont écoulées depuis la retraite de sir Robert Peel, le gouvernement n’a fait adopter par le parlement qu’une seule mesure politique de grande importance, le bill de réforme des corporations municipales. Dans toute autre tentative d’innovation sérieuse, il a été repoussé par la majorité invincible et compacte de la chambre des lords ; et la législature du pays est maintenant dans une position fort extraordinaire. Il n’y a aucun doute qu’une majorité dans la chambre des communes peut, si elle le veut, forcer les lords à la soumission sans abolir ce corps héréditaire ou porter atteinte à la constitution par ce changement organique dont on a tant parlé. L’incontestable droit qui appartient à la chambre élective de refuser les subsides pécuniaires, est plus que suffisant pour cela. Les pairs mettront leur indépendance aussi haut qu’ils le voudront, mais il faudra bien qu’ils cèdent, si on a recours à cette arme terrible. D’un autre côté, je sais bien qu’avec la faible majorité dont il dispose, le ministère n’ose pas se résoudre à une démarche si grave, et il n’y a aucun motif raisonnable d’espérer que la dissolution du parlement augmenterait cette majorité. Pour le moment, on ne saurait donc attendre de l’un ou de l’autre parti un gouvernement fort et durable[3].

Je me suis fort étendu sur les détails de ce brillant épisode de la vie de sir Robert Peel, parce que la dernière partie de sa carrière présente beaucoup moins d’intérêt. Il continue à gouverner l’opposition, mais son génie particulier le rend moins propre à ce rôle qu’à la direction d’un ministère. Ses partisans sont complètement subjugués par la supériorité de son génie ; mais ils le trouvent hautain, froid, plein de confiance en lui-même ; souvent il les froisse en adoptant à leur grande surprise une ligne de conduite à laquelle ils n’étaient pas du tout préparés. Ainsi, en 1836, ils furent très étonnés quand sir Robert, au lieu de s’opposer au bill de réforme des corporations municipales, unit sa voix à celle des radicaux pour condamner la conduite et la composition de ces corps exclusifs, et demander l’adoption d’un nouveau système. Pour ce motif et pour d’autres encore, depuis quelque temps plusieurs membres du parti conservateur sont disposés à adopter le langage et les sentimens de lord Lyndhurst, homme d’état plus hardi et plus énergique, de préférence à ceux de leur ancien chef. Mais ce n’est là qu’un caprice passager, car ils savent bien que Peel est le seul chef de leur parti qui inspire une grande confiance à l’opinion publique.

Il est clair que sir Robert Peel considère sa rentrée au ministère comme un évènement probable qui peut s’accomplir d’un moment à l’autre. Son espérance peut se réaliser de deux manières : une légère défaite dans la chambre des communes, ou même la seule irritation produite par l’opposition perpétuelle de la chambre des lords, peut engager le ministère actuel à donner sa démission. Lord John Russell a, le 7 février de cette année, laissé entrevoir que telle serait son intention dans le cas où la réforme des corporations municipales de l’Irlande serait rejetée. Dans ce cas, la couronne et les pairs peuvent aisément créer un ministère tory, mais il sera plus difficile de le faire vivre. D’autre part, il est possible qu’il se forme une coalition entre les modérés de chaque parti, fatigués du tiraillement éternel, des demandes déraisonnables et des vues discordantes de la portion radicale de la majorité. Il est vrai qu’une pareille coalition n’est guère probable en ce moment, tant qu’un point d’honneur politique fera des ennemis acharnés de ceux que leurs sentimens réels devraient cependant rapprocher. Mais si une pareille coalition venait jamais à se former, il est permis de douter que M. Peel en dût être le lien, le centre et l’expression. Personne ne doute qu’il ne soit au fond du cœur tory décidé, c’est-à-dire qu’il ne considère tout changement, petit ou grand, dans le système actuel des institutions, comme tout-à-fait inutile et plus ou moins dangereux. Quand il plaide pour une réforme, chacun sait que c’est seulement en vue d’intérêts secondaires, pour calmer l’agitation, pour gagner des amis, et qu’à l’exemple des matelots, il jette à la mer une partie de la cargaison pour sauver le reste. Un tel homme peut faire de brillans discours et obtenir des applaudissemens enthousiastes, mais il n’est guère capable de comprendre et de diriger la marche de l’avenir.

Depuis la fin de la dernière année politique, sir Robert Peel a pris un ton plus haut et plus hardi que son langage habituel. Il s’est évidemment débarrassé de toutes ses anciennes liaisons avec les réformistes modérés, dont il avait sollicité l’appui pour former le ministère de 1834, et il s’est arrêté à une tactique plus décidée, au principe plus clair d’une inflexible résistance. Tel a été du moins le ton du célèbre discours qu’il a prononcé en décembre dernier au dîner politique des tories écossais à Glascow. Je ne puis donner une meilleure idée du caractère de son éloquence qu’en citant une partie de ce discours, où il accuse les ministres et leurs partisans d’avoir approuvé un projet de réforme de la chambre des lords.

« Je vous avoue que j’ai l’intention de soutenir dans toute son intégrité l’autorité de la chambre des lords, comme un élément indispensable au maintien de la constitution britannique. Je suis résolu à juger toute proposition même plausible qui pourra être faite concernant les institutions établies, qu’elle soit ou non directement hostile à ces institutions, non pas d’après son mérite abstrait et isolé, mais par rapport à la tendance définitive qu’elle peut avoir à miner l’intégrité et l’indépendance de la chambre des lords. Adoptez-vous cette opinion dans toute son étendue ? Êtes-vous disposés à souscrire cette espèce de formulaire ? Sympathisez-vous complètement avec moi dans mon affection raisonnée pour l’élément héréditaire de notre législature ? Eh bien ! s’il en est ainsi, déclarez-le, car le moment est venu où nous devons nous préparer à ne plus agir qu’en conséquence. Ne nous contentons pas de l’enthousiasme passager que ces principes, que ces souvenirs vénérables peuvent exciter en nous. Nous possédons des droits politiques ! à quoi bon, si nous ne sommes décidés à en faire usage ? Si vous avez comme moi le sentiment de l’imminence du danger, si nous comprenons de même et son étendue et les moyens de le détourner, celui de nous qui, en possession d’un droit politique, négligerait de l’exercer, ressemblerait à ces lâches qui, en face de l’ennemi, refuseraient de tirer l’épée pour la défense de leur pays. Nos droits de citoyens anglais, nos droits politiques, voilà les armes qui sont entre nos mains pour défendre nos opinions ; car je ne parle point des armes matérielles. Nous en avons de meilleures. Ce que je viens de faire en votre présence, c’est d’exercer un de mes priviléges. J’ai un grand et précieux privilége : celui de vous haranguer, et j’en use. J’en use, non pour satisfaire un sentiment de vanité personnelle, quelque bonheur que j’éprouve à me trouver au milieu de vous ; mais parce que j’ai la conviction profonde qu’en resserrant nos liens, nous fortifions nos moyens de défense commune, et voilà pourquoi j’ai oublié la distance, j’ai bravé la rigueur de l’hiver.

« Sentant que j’avais un devoir public à remplir, et que par son accomplissement je pouvais rendre service à mon pays, je me suis décidé à venir parmi vous. L’heure est arrivée, croyez-moi, l’heure est arrivée de nous préparer et de ne pas confier à d’autres mains ce que nous pouvons faire nous-mêmes. J’ai lu dernièrement des discours prononcés par des hommes dont le devoir spécial me semblait être de défendre la constitution britannique dans toute son intégrité, et ces discours sont de telle nature qu’ils m’engagent à ne pas laisser la défense de la constitution à ceux qui les ont prononcés, quoiqu’ils en aient la mission officielle. J’ai lu des discours prononcés par de grandes autorités légales, et je vois que les auteurs de ces discours n’ont pas encore de parti pris sur la réforme de la chambre des lords. Ils déclarent qu’ils sont fâchés de la nécessité de cette réforme, mais ils la voient, disent-ils, s’approcher à grands pas. Ils n’ont à présenter aucune objection grave contre le principe, mais ils n’ont encore découvert aucun plan particulier de réforme qui soit selon leur goût. Empressés à leur tâche, on les voit fouiller de tous côtés pour découvrir au fond de je ne sais quel vieux magasin de systèmes révolutionnaires le meilleur plan de réforme de la chambre des lords. Malheureusement, ils n’en ont pas encore trouvé qui réunisse toutes les perfections désirables. Mais je leur conseillerai, moi, de s’épargner la peine de la comparaison. S’ils ont absolument besoin d’un plan, qu’ils prennent le premier venu. Que la chambre des lords soit remplacée par un conseil des anciens, ou par un conseil des cinq-cents, ou par un nouveau corps à la nomination des pairs eux mêmes, ou par une assemblée que les chefs de famille soient chargés d’élire, ou que les pairs n’aient qu’un véto suspensif ; qu’on mette à exécution tel projet ou tel autre, l’effet sera le même. Croyez-vous pouvoir déraciner le chêne de la forêt qui a survécu inébranlable et immobile à tant de générations ; cet arbre vénéré, qui porte suspendus à ses branches les anciens trophées, les monumens éternels de mille victoires glorieuses ?

Quercus sublimis in agro
Exuvias veteres populi, sacrataque gestans
Dona ducum

« À l’aide de tous les artifices que peut inventer la subtilité des législateurs, croyez-vous que ses profondes racines, que ces milliers de fibres délicates et de ramifications lointaines par lesquelles il tient au sol, puissent, au gré de vos désirs imprudens, être soulevés, séparés de la terre qui les a nourris, transplantés avec succès dans un autre sol ? Et alors, sans doute, vous lui ordonnerez de résister à l’orage, de ne pas plier sous le vent de la tempête populaire ! Insensés ! les premiers flots de la démocratie victorieuse l’emporteraient sans effort, avec les soutiens impuissans dont vous l’auriez entouré ; et nous, prophètes inutiles, témoins et victimes de cette catastrophe, nous ne serions pas consolés en voyant ses coupables auteurs écrasés les premiers sous le poids de l’immense ramure qui a protégé nos pères, et dont nous voulons conserver le bienfaisant ombrage à notre dernière postérité. »

Ce discours fit grande sensation en Angleterre, et il méritait d’en faire. Sir Robert Peel ne s’est pas surpassé depuis, même dans sa dernière adresse aux électeurs de Tamworth, qui était néanmoins fort éloquente, bien que sur le même ton et dans le même ordre d’idées. Je crois que sur le continent vous vous moquez un peu de nos banquets politiques. Il est certain qu’après boire, et surtout après boire comme on boit ici, il s’y dit et s’y fait quelquefois de grandes extravagances. Mais c’est au milieu de réunions de ce genre que les principaux chefs des partis qui divisent l’Angleterre, ont, dans le cours de ces dernières années, exposé leur politique, leurs vues et leurs espérances, avec le plus d’élévation, de largeur et d’éclat. Les discours qu’ils y ont prononcés sont dans la mémoire de tous ceux qui ont suivi avec quelque attention nos affaires, et l’histoire en citera plusieurs qui ont eu le caractère de grands évènemens.

Je n’ose me flatter de connaître assez vos hommes d’état, pour essayer d’établir entre sir Robert Peel et l’un d’eux une comparaison qui ait chance d’être bien exacte, et de moi-même je ne l’eusse pas entrepris. Mais j’ai entendu dire que l’orateur du parti doctrinaire, ce M. Guizot qui a soulevé tant de haines, se donnait lui même pour le Robert Peel de la France, et me voilà occupé à faire ce parallèle, à vérifier et à compléter cette appréciation.

En se comparant à sir Robert Peel, ce que M. Guizot ambitionne sans doute, c’est le titre de conservateur, c’est le mérite d’une résistance courageuse aux flots envahisseurs de la démocratie, c’est une grande position, soutenue par une grande éloquence, à la tête des idées, des intérêts, des institutions d’ordre et de stabilité. Rien de mieux. Mais avec toute cette gloire, avec ces grands talens, avec cette haute position politique, il y a chez sir Robert Peel peu de fécondité, une obstination à se cramponner au pouvoir, quand le pouvoir lui échappe, qu’on prendrait volontiers pour autre chose que du dévouement à ses principes. Il y a encore chez sir Robert Peel non pas de la versatilité, mais de la souplesse, une prompte résignation aux nécessités politiques et aux exigences du moment, pourvu qu’il soit chargé seul de les satisfaire ; il y a enfin, malgré bien des protestations d’attachement à la réforme, de vifs regrets pour un passé avec lequel il est si profondément identifié, que personne ne le croit dévoué de cœur au présent. Aussi ne saura-t-on jamais beaucoup de gré à sir Robert Peel des mesures libérales qu’il pourra faire adopter, des réformes auxquelles il donnera son adhésion, parce qu’on y verra des concessions arrachées par la force, et non des actes spontanés de justice et de lointaine prévision. Eh bien ! si M. Guizot tient à être le Peel de la France, je crains qu’il ne le soit pas seulement par les bons côtés, mais encore par les mauvais, et qu’homme de résistance et de lutte, on ne lui trouve plus de place convenable dans l’état, quand la paix sera faite, comme aujourd’hui, et quand la société raffermie aura repris son mouvement régulier.


Un membre du Parlement.


Londres, mai 1837.
  1. Voyez la livraison du 15 février 1834.
  2. Après l’incendie des deux chambres du parlement en 1833, un concours fut ouvert entre tous les architectes du pays pour la reconstruction de l’édifice. Un comité de quelques membres fut nommé pour prononcer. Les plans de M. Barry furent préférés et jugés très supérieurs aux autres. Malgré plusieurs intrigues pour lui ravir le fruit de son succès, et rouvrir le concours, ses plans sont maintenant, je l’espère, définitivement adoptés. La dépense sera énorme ; mais nous ne sommes pas pressés par le temps, et il serait beaucoup plus sage d’imiter l’exemple de la France et de consacrer plusieurs années à élever un édifice qui puisse enfin être digne de la nation, que de construire à la hâte et à peu de frais un bâtiment sans grandeur et sans goût, comme cela arrive trop souvent dans nos travaux publics.
  3. On voit que ceci a été écrit avant la mort de Guillaume IV, et l’avénement de la reine Victoria, qui a amené la dissolution de la chambre des communes.