Un membre du parlement (Merivale)

HOMMES D’ÉTAT
DE L’ANGLETERRE.[1]

i.

LORD BROUGHAM.


Il y a dans tous les siècles des hommes dont la destinée est d’exercer une puissante influence sur les actions et les sentimens de leurs contemporains, moins par l’étendue des œuvres qu’ils accomplissent réellement que par l’élan que leur caractère et leur énergie impriment à l’activité des autres. Si vous demandez ce qu’ils ont fait, il n’est pas facile de trouver une réponse : si vous cherchez où ils sont, vous les trouvez partout, mêlant leur individualité à tout ce qui se dit ou se fait par d’autres. Tel est le caractère spécial de lord Brougham.

Si l’on proposait comme thèse le portrait imaginaire de l’homme qui pourrait être appelé, par excellence, le représentant du xixe siècle, il faudrait chercher les traits caractéristiques de sa physionomie intellectuelle parmi ceux qui distinguent le siècle tumultueux où nous vivons. Cet homme devrait être vivement préoccupé d’ambitions personnelles, parce que jamais, dans aucun temps, les grands projets consacrés au bien public n’ont été aussi exclusivement livrés aux chances de l’habileté individuelle, qui n’aperçoit et ne souhaite l’intérêt commun qu’à travers l’objet de ses propres désirs. Il devrait être hardi, infatigable, plein de confiance dans la fortune, plein de ressources dans la défaite, parce que le large développement de l’éducation a tellement agrandi l’arène, que toutes les carrières sont encombrées, d’une façon inouie jusqu’ici, de rivaux nombreux et sans conscience. Il devra posséder au suprême degré la faculté de se faire des amis par son affabilité, par ses qualités sociales, et par sa générosité réelle, parce que, pour la même raison, chacun aujourd’hui a besoin, plus que jamais, de tous les auxiliaires étrangers dont il peut disposer. Aucun homme vain et insociable ne peut prétendre au succès. Il devra posséder le don de l’enthousiasme, parce qu’aucun homme ne peut communiquer aux autres une émotion profonde, à moins que son esprit ne soit capable d’éprouver une émotion pareille. Mais, dans un temps où l’attention générale se porte vers la réforme des vieilles institutions, son enthousiasme devra être plutôt celui d’un conquérant qui cherche à détruire que celui d’un fondateur d’empire qui essaie de fonder de nouveaux principes dans l’esprit des hommes. Pour la même raison, son talent d’argumentation devra consister principalement dans l’analyse, qui réfute l’erreur en la poursuivant jusqu’à ses dernières conséquences : il pourra manquer de la puissance synthétique, car le logicien qui cherche à établir une proposition affirmative est accueilli aujourd’hui par le soupçon et la froideur. Pour la même raison encore, son éloquence devra être âpre, sarcastique, richement imprégnée de fiel satirique, car le monde est devenu enclin à la raillerie aussi bien qu’au soupçon, et rit volontiers des faiseurs de systèmes avec ceux qui cherchent à les renverser. Son savoir devra être étendu, mais n’aura pas besoin d’être profond. Il lui suffira de posséder le talent d’appliquer rapidement à la réalisation de ses desseins toutes les connaissances qu’il possède ; car c’est une chose digne de remarque que tous les progrès que la civilisation a faits depuis vingt-cinq ans ont été en réalité le fruit de l’expérience mécanique, de l’observation et de l’industrie. Tout ce qui a été fait est l’œuvre de la main et non de la tête. Les penseurs et les philosophes, tous ceux qui sont censés posséder des facultés supérieures ont passé leur temps à se distraire avec la théorie et la discussion, à déployer leur talent comme des acteurs sur le théâtre de la vie, tandis que l’œuvre réelle s’est accomplie par des agens subalternes. Encourager la marche de l’intelligence pratique, se mettre autant que possible à la tête de cette colonne active des classes industrieuses qui forment aujourd’hui la véritable avant-garde de la société, détruire, pour faciliter sa marche, les obstacles suscités par l’orgueil et les préjugés du passé : telle est la tâche de l’homme du siècle présent. Et ce caractère idéal pourrait, sous plusieurs rapports, servir de portrait à lord Brougham. Qu’on ajoute un petit nombre de traits empruntés au caractère national ; qu’on ajoute les qualités acquises pendant une guerre de plusieurs années, courageuse et persévérante, contre l’aristocratie britannique, la richesse, l’éclat du talent, soutenus par les préjugés et les opinions des classes les plus élevées et des classes moyennes de la société, et l’on aura l’idée la plus juste de l’homme dont le nom est maintenant sur les lèvres de ses concitoyens, plus souvent peut-être que celui d’aucun autre personnage mort ou vivant.

Henri Brougham est né à Édimbourg en 1778. Il descend d’une famille très ancienne dans les comtés septentrionaux de l’Angleterre, quoique ses plus proches parens ne fussent pas riches. Sa mère est une Écossaise, nièce de l’historien Robertson, l’un des écrivains classiques de la Grande-Bretagne dans ce genre de composition. Son éducation se fit principalement à Édimbourg, de sorte qu’aucune des deux nations ne peut le revendiquer exclusivement comme sien, et il doit à chacune des deux plusieurs traits caractéristiques de sa physionomie. L’accent particulier qui donne un air si original à son débit oratoire semble composé du patois des comtés septentrionaux et du dialecte de la capitale de l’Écosse. Sa première jeunesse, comme celle de beaucoup d’hommes éminens, se passa tantôt dans le travail et l’étude, tantôt dans la dissipation et le plaisir ; parmi des étudians de mœurs vives et joyeuses, destinés à vivre de leur esprit, et non dans les ennuis d’une industrie régulière, peu soucieux de la société et de ses formes. Il se distingua de bonne heure par des essais mathématiques d’un grand mérite : quelques-uns de ces essais ont été publiés dans les Transactions philosophiques, le premier journal scientifique de l’Angleterre. Un de ses traités sur les théorèmes généraux, qu’il écrivit à dix-huit ans, a obtenu les éloges de Prévost de Genève. C’est une étude à laquelle Brougham est toujours demeuré très attaché depuis, quoique ses spéculations dans cette science aient été plus remarquables pour le talent que pour l’exactitude. Vers la fin du dernier siècle, il voyagea en compagnie du présent lord Stuart de Rothsay dans quelques parties du nord de l’Europe.

En 1802, la Revue d’Édimbourg fut fondée par Jeffrey (aujourd’hui procureur-général d’Écosse), secondé de plusieurs autres jeunes gens qui sont devenus plus ou moins célèbres dans ces derniers temps, et surtout de Brougham. Aucun succès littéraire, obtenu en Angleterre depuis cette époque, n’a peut-être égalé la popularité de ce recueil. La manière vive et sarcastique dont il attaquait toute la masse des opinions oligarchiques qui alors prévalaient particulièrement dans la Grande-Bretagne, le talent réel déployé par plusieurs de ses écrivains, et surtout la nouveauté de cette polémique (car l’habitude de publier des essais substantiels sous la forme de critique était alors entièrement nouvelle), toutes ces choses contribuèrent à lui concilier les suffrages du public. Pendant quelques années, la Revue fut comme l’arbitre de toutes les discussions littéraires et l’organe public des sentimens politiques d’un grand parti. Elle continua d’être dirigée par Jeffrey jusqu’en l’année 1828, et jusqu’à cette époque Brougham fut un de ses collaborateurs les plus assidus ; et si aujourd’hui, comme on le prétend, il n’est pas associé aux travaux de ce recueil, du moins la Revue d’Édimbourg est généralement regardée comme son journal de prédilection, et passe pour exprimer ses vues individuelles sur les questions agitées par son parti. Il serait difficile d’indiquer la série des articles que Brougham a fournis à la Revue d’Édimbourg sur tous les sujets imaginables qui convenaient à l’extrême souplesse de son intelligence. Ils n’égalent pas en éclat ceux de quelques autres rédacteurs. On n’y trouve ni cette concision, ni cette netteté de style sans lesquelles il n’y a pas de perfection dans ce genre de travaux. Ceux qui traitent de sujets politiques sont, comme les autres pamphlets, riches en assertions hardies, en rudes argumens, pauvres de pensées originales et d’aperçus neufs. Leur principal mérite est d’être solides et sensés, toutes les fois que le sujet lui fournit l’occasion de déployer son talent sans égal pour le sarcasme et l’invective.

Il est certain qu’à cette époque les opinions politiques de lord Brougham, quoique opposées au sentiment dominant du parti qui avait alors le gouvernement, n’étaient pas aussi décidément démocratiques qu’elles le sont devenues depuis que l’arbre de la liberté a poussé des branches plus rigoureuses. En 1803, il publia son livre sur la politique des colonies, ouvrage où il a montré plus d’habileté que de logique rigoureuse ou de profondeur de pensée. Ce livre a souvent fourni le sujet d’ardentes invectives à ses ennemis, à cause des principes qu’il renferme sur l’esclavage. Ces principes, en effet, sont très différens de ceux qui ont été soutenus depuis par ce zélé défenseur des droits des nègres. Quelquefois, je le sais, il n’y a pas d’argument plus victorieux que la comparaison des sentimens d’un même homme à différentes époques de sa vie ; mais combien une telle comparaison ne devient-elle pas ridicule quand ce qui peut être appelé volontiers le début académique d’un jeune homme de vingt-quatre ans, est invoqué comme le critérium souverain des sentimens de l’homme d’état expérimenté !

En 1804, Brougham vint à Londres, et trois ou quatre ans plus tard fut reçu membre du barreau anglais. Il suffira de jeter un rapide regard sur sa carrière d’avocat. Ce n’est certainement pas à cette phase de sa vie qu’il doit ses succès et sa célébrité. À l’exception de l’éloquence, on ne peut pas dire qu’il possédât aucune des qualités principales de sa profession. Sa connaissance des lois anglaises, dont les détails minutieux exigent, pour être bien compris, une perpétuelle activité d’intelligence, était, comme on peut facilement le supposer, fort incomplète. Il avait aussi très peu de cette adresse à disposer l’économie d’une cause, qui supplée si souvent au savoir et à l’éloquence. Aussi ses émolumens comme avocat, quoique parfois considérables, étaient fort incertains ; il était surtout employé soit dans les causes d’un caractère public, soit dans celles qui lui permettaient de déployer son talent et son énergie dans une allocution directe au jury. Cependant il fit souvent preuve de cette verve comique et satirique encouragée par la mode dans le barreau anglais, même dans les occasions les moins convenables ; ses harangues ironiques, ses interpellations aux témoins, étaient souvent des chefs-d’œuvre de style comique. De tous les discours de lord Brougham prononcés au barreau, les plus connus sont ceux qui se rapportent au procès de la reine. Mais pour l’énergie du langage et pour le pathétique, sa défense de John Williams, en 1822, est bien supérieure. Ce procès nouveau n’était qu’une suite du précédent, et le trouva encore tout plein de l’indignation que les attaques dirigées contre sa royale cliente lui avaient inspirée. Williams (un libraire de Durham) était accusé d’un libelle contre le puissant clergé de ce diocèse, qu’il avait attaqué dans un langage violent pour son refus obstiné de donner aucune marque de respect à la mort de la reine Caroline. La popularité de la cause de la reine, l’extrême impopularité de la cause du clergé, et surtout la faiblesse inattendue, la maladresse de son adversaire, — d’ailleurs l’un des avocats anglais les plus distingués, — tout cela était une puissante excitation pour le génie ardent de Brougham. Abandonnant la cause de son client, il donna un libre cours à sa colère concentrée dans la plus terrible apostrophe contre l’église, ses ministres et ses patrons, qui ait jamais été prononcée sur ce sujet favori de la déclamation satirique. Toutes les accusations vraies ou fausses que les ennemis de l’église avaient rassemblées, la vénalité, la rapacité, la servilité pour le pouvoir, Brougham les réunit et les condense, quelques-unes sous la forme d’une condamnation solennelle, d’autres sous le voile de l’ironie la plus transparente. Il y a des traits qui placent l’orateur près de son modèle favori, Démosthènes, d’autres qui rappellent Mirabeau. L’effet de ce discours fut terrible ; l’émotion de l’auditoire s’exprima par des applaudissemens, chose rare dans un tribunal anglais. Pourtant l’orateur perdit sa cause, et son client fut condamné à l’amende et à la prison. Ce qui advint de ce dernier, nous ne savons ; mais le premier est aujourd’hui le principal administrateur civil des affaires de l’église d’Angleterre.

Brougham fut long-temps traité avec injustice par la cour, en raison de sa conduite lors du procès de la reine. On refusait de lui conférer une dignité sans laquelle aucun avocat, à titre de conseil, ne peut prendre en mains la direction absolue d’une cause. Cette dignité est conférée par le lord-chancelier, et consiste à porter une robe de soie. L’objet même de cette distinction montre qu’elle devrait en tout temps être accordée à tous les postulans qui possèdent un talent et une clientelle suffisante. Cependant elle fut refusée à Brougham jusqu’en 1827.

Revenons à la vie publique de lord Brougham qui présente un intérêt plus général. Il se fit connaître comme homme d’état en 1808 par son plaidoyer contre les ordonnances du conseil. Ces ordonnances, on le sait, étaient une sorte de représailles contre le décret de Berlin de Napoléon ; elles fermaient les portes de l’empire britannique à tous les produits étrangers et coloniaux. Les puissances neutres étaient extrêmement maltraitées des deux parts, et ce fut en leur faveur que furent prononcés la plupart des plaidoyers dirigés en Angleterre contre ces ordonnances. Brougham n’entra au parlement qu’en 1810, comme député de Camelford, bourg-pourri de lord Darlington. S’il n’est pas arrivé plus tôt à ce terme suprême de l’ambition, c’est uniquement faute de patronage ; il n’a dû son avènement parlementaire qu’à ses talens personnels et à l’évidente utilité de sa puissance oratoire et littéraire pour son parti. Ses premiers débuts au parlement ne furent pas heureux, il ne s’éleva pas tout à coup au premier rang dans l’arène législative ; mais ses efforts répétés, son étude assidue des manœuvres de l’ennemi, son activité infatigable à défendre ses amis, et à châtier sans pitié toutes les fausses démarches de ses adversaires, tels furent les élémens progressifs de sa puissance parlementaire. Ceux qui sont familiarisés avec la tactique d’une assemblée anglaise connaissent toute l’importance de ses rares qualités. Les orateurs les plus distingués pour l’éclat de leurs discours préparés ont généralement manqué le but qu’on doit se proposer dans la chambre des communes, l’autorité décisive et concluante, parce qu’ils ne sont pas ce que les Anglais appellent emphatiquement discuteurs. Je puis citer comme exemple Macaulay, qui est sur le point d’abandonner la scène parlementaire pour un emploi élevé dans l’Inde.

En 1812, Brougham fit une motion éloquente contre les ordonnances du conseil qu’il avait précédemment attaquées comme avocat. Cette fois sa tentative et celle de ses amis réussirent, les ordonnances furent révoquées ; mais il était trop tard. L’Amérique avait déjà commencé les hostilités. En 1816, il fut nommé membre d’un comité d’éducation constitué surtout sur la demande spéciale qu’il avait faite. Ici nous pouvons jeter un rapide coup d’œil sur ses travaux relatifs à l’éducation populaire, sujet auquel il a tâché d’attacher son nom de préférence à tous les autres. Il y a peut-être un peu de charlatanisme dans la manière dont Brougham a toujours cherché à se recommander aux classes pauvres comme leur ami et leur patron, sous tous les rapports et surtout sous celui-ci. Mais, quoiqu’il n’ait peut-être pas inventé un seul expédient ou corrigé un seul abus par son intervention personnelle, l’effet produit par ses encouragemens est incalculable. À l’époque où il commença ses travaux, il était de mode, parmi les classes élevées et particulièrement parmi le clergé, de décrier l’éducation comme une chose inutile et même dangereuse aux classes pauvres.

Aujourd’hui l’empressement public à propager l’instruction populaire se manifeste sous mille formes, imparfaites et confuses encore, mais qui du moins témoignent de l’intérêt que chacun porte à cette œuvre. Quoique l’Angleterre ne possède pas encore un système national d’instruction populaire, tel que ceux dont jouissent à cette heure l’Écosse, le Danemark et la Prusse, cependant la tendance de l’esprit public est entièrement favorable à l’établissement d’un système pareil. La mode a tellement changé, qu’aujourd’hui nous courons plutôt le danger d’exagérer les avantages d’une instruction partielle et incomplète pour ceux qui n’ont pas le loisir de la pousser plus loin. Durant les modifications successives de l’esprit public, toutes les fois que la question de l’éducation populaire a été mise sur le tapis, elle a trouvé dans Brougham un avocat courageux et persévérant. Brougham a été le patron universel invoqué par tous les faiseurs de systèmes, par tous les inventeurs d’idées, celui dont ils attendaient l’approbation et l’encouragement. C’est pourquoi il est regardé jusqu’à un certain point comme le fondateur de l’institution des ouvriers, établissement qui jusqu’à présent a promis plus qu’il n’a tenu. L’université de Londres, la première qui ait été fondée en Angleterre avec l’égale admissibilité de toutes les sectes, et qui a donné naissance à deux institutions rivales, établies par le parti tory ; la bibliothèque des connaissances utiles, série de publications à bon marché sur la science et l’histoire, destinée au peuple, peu importante en elle-même, mais décisive dans les annales de la littérature anglaise, puisqu’elle a brisé le vieux monopole de la librairie, et commencé la concurrence, grace à laquelle le public s’approvisionne au plus bas prix possible de livres anciens et nouveaux ; les commissions d’enquêtes sur l’état des écoles et des autres établissemens de charité de l’empire britannique, ont encouru, ainsi que plusieurs autres projets pareils, le blâme de quelques esprits chagrins. Plusieurs de ces entreprises ont été tournées en ridicule. On a relevé avec amertume quelques erreurs secondaires. Mais s’il y a quelque vérité dans les grands principes de morale auxquels nous avons engagé notre foi, nous devons croire que tous ces projets tendent au bien, et, lorsque les whigs et les tories seront oubliés, Brougham, pour avoir favorisé l’accomplissement de ce bien, recevra les éloges et les remerciemens de l’impartiale postérité.

Mais le principal service rendu, vers cette époque, par Brougham à son parti, ce fut de l’aider dans une tâche ingrate et pénible. Durant les dernières années de la guerre, quand toute la Grande-Bretagne était possédée de la fièvre de l’enthousiasme militaire et naval, rien ne pouvait être plus impopulaire que d’essayer de déprécier les services des officiers chéris du public, ou des ministres abrités à l’ombre de leurs lauriers. Chaque victoire des armées alliées sur Bonaparte était autant de terrain perdu par l’opposition. Douter de la valeur ou du dévouement des Espagnols, c’était se faire appeler ennemi de la liberté ; insinuer un soupçon contre la bonne foi des monarques ligués, c’était se faire dénoncer comme jacobin. Dans de telles circonstances, pour revenir sans relâche à l’attaque, pour accuser les ministres d’extravagance dans les préparatifs d’une expéditon heureuse, d’aveuglement dans le choix d’officiers qui gagnaient des batailles, il fallait une grande fermeté, un remarquable dédain de la clameur populaire. Brougham convenait admirablement à cette sorte de guerre. Mais rien n’a tant contribué, on le sait, à diminuer l’estime publique pour les whigs que cet épisode de leur conduite parlementaire. Après la paix de 1815, l’opposition commença à reconquérir sa première influence dans le pays, grace à la détresse qui suivit la cessation des hostilités et les dépenses exorbitantes du gouvernement. Toutefois il ne se présenta aucun événement important qui pût changer l’état politique de l’empire britannique jusqu’à la mort de George iii. Alors, on le sait, le cri d’une femme vint troubler la tranquillité du nouveau monarque, et remua jusqu’en ses fondemens le plus solide gouvernement de la terre.

En 1814, la princesse Caroline de Brunswick, femme du prince régent, avait quitté l’Angleterre contre l’avis, dit-on, de ses agens confidentiels, MM. Whitbread et Brougham. Dès les premiers temps de son mariage, elle avait été l’objet d’une extrême aversion de la part de son mari. Les amis et les flatteurs du prince cherchaient avidement des sujets d’accusation contre elle.

Ces accusations avaient pris une forme sérieuse en 1806 ; à la requête même de la princesse, une enquête eut lieu devant plusieurs jurisconsultes et hommes d’état qui déclarèrent les charges mal fondées. Georges iii, tant qu’il conserva sa raison, avait été favorable à la princesse ; les autres membres de la famille royale, et particulièrement la reine, partageaient les sentimens hostiles du prince. Caroline fut constamment exclue de la cour ; sa fille unique, la princesse Charlotte, lui fut enlevée. Après plusieurs altercations avec les ministres, Caroline se résolut à quitter le pays avec la promesse d’une pension considérable qui ne devait cesser qu’à la mort de son mari. Peut-être fut-elle déterminée à cette résolution par le sentiment de la position humiliante à laquelle elle avait été soumise, lors du séjour des souverains alliés en Angleterre, quand la cour était pleine de fêtes et de réjouissances auxquelles elle ne pouvait assister.

Pendant quelques années, elle demeura sur le continent, presque oubliée du peuple anglais ; seulement, de temps en temps, on apprenait sur sa conduite quelques détails qui n’étaient pas à son avantage.

En 1819, Brougham, son conseil légal, demanda à lord Liverpool, alors premier ministre, que sa pension de 35,000 livres sterling lui fût continuée pendant sa vie, dans le cas où le prince viendrait à mourir, promettant qu’ainsi pourvue, elle s’engagerait à ne jamais revenir en Angleterre. Brougham a toujours soutenu que cette demande venait de lui seul et n’avait pas été concertée avec son illustre cliente. Ces conditions ne furent acceptées définitivement par les ministres qu’en avril 1820. Ils offrirent même de porter sa pension annuelle à 50,000 livres sterling.

Cependant les choses étaient bien changées. Le nouveau roi était monté sur le trône, et à ses premières duretés pour sa femme, il avait ajouté une insulte qui ne pouvait se justifier par aucun soupçon authentique ; il avait rayé son nom de la liturgie anglaise (qui jamais jusqu’alors n’avait négligé de prier pour la reine régnante). Brougham, pour n’importe quelle raison, ne fit pas connaître à la reine les dispositions du ministre. Elle s’était déjà décidée à revenir en Angleterre ; cette résolution, comme il l’a plusieurs fois soutenu depuis, était le résultat de ses réflexions personnelles et indépendantes. Toutefois elle s’avançait lentement et avec hésitation lorsqu’elle fut rencontrée à Monbar, entre Dijon et Paris, par l’alderman Wood, citoyen de Londres, bien connu pour la violence de ses opinions politiques, qui saisit avec empressement cette occasion de devenir l’ami et le conseil d’un personnage dont il prévoyait la popularité. D’après son avis, elle hâta sa marche et témoigna la plus vive impatience d’arriver au but de son voyage. Enfin Brougham la vit à Saint-Omer six semaines après avoir reçu les propositions du ministère. Alors encore il ne les lui communiqua pas personnellement, mais chargea de cette commission son compagnon de voyage, lord Hutchinson, ami particulier de la reine, qui agit dans cette occasion comme le serviteur dévoué du ministère. Les conditions, comme on pouvait s’y attendre, furent rejetées avec indignation, et la reine partit sans prévenir son avocat, le laissant, ainsi que lord Hutchinson, fort étonné de sa disparition. Elle arriva en Angleterre, le 4 juin 1820, accompagnée de Wood et de lady Anne Hamilton.

Tel est, en peu de mots, le prologue de cette singulière intrigue : les motifs qui dirigèrent les acteurs, les secrètes négociations qui conduisirent à ce résultat sont encore aujourd’hui inconnus du public. Durant les débats acharnés qui suivirent, Brougham fut souvent accusé par ses adversaires : on lui demandait pourquoi il avait d’abord proposé d’éloigner la reine, pourquoi il avait ensuite négligé de lui notifier immédiatement le consentement des ministres à sa proposition, pourquoi enfin la dernière offre amiable lui avait été faite par un ennemi, lord Hutchinson, et non pas par son conseil. Il a répondu que la conduite du roi à son avènement ne permettait pas aux amis de la reine d’espérer un arrangement amiable entre les deux époux, et que d’autres évènemens secrets, étranges et impossibles à dire, l’avaient empêché de suivre sa première intention. Avait-il changé d’opinion, ou bien, ayant l’intention de conseiller à la reine d’éviter un débat public avec son mari, avait-il été déjoué par l’inopportune arrivée de Wood, et par le caractère impétueux de cette malheureuse princesse ? Ces questions seront peut-être un jour résolues par les biographes futurs plus facilement que par nous.

L’arrivée de la reine mit toute l’Angleterre en émoi. Jamais aucun ministère britannique ne s’était placé dans une position aussi basse que celui-ci, en obéissant lâchement aux passions d’un homme qui, s’il était lui-même offensé, s’était rendu coupable d’une injure bien plus grande. Il paraît que d’abord ils mettaient au défi le pouvoir de la reine ; ils espéraient la placer sous une accusation de haute trahison ; leurs jurisconsultes avaient oublié qu’une telle charge ne pouvait se fonder sur l’adultère de la reine, d’après les lois anglaises, puisque le crime avait été commis avec un étranger et hors du royaume. Lorsqu’ils apprirent pour la première fois que la reine s’était résolue à revenir en Angleterre, ils recueillirent en Italie une masse de preuves pour établir le crime. Preuves en main, ils désiraient l’épouvanter et la soumettre sans commencer une enquête réelle. La vérité est qu’ils commençaient à voir clairement les difficultés de leur situation ; ils étaient impopulaires comme leur maître. L’opposition parlementaire était forte ; les ouvriers des districts manufacturiers sortaient à peine de cet état de demi-insurrection si commun en Angleterre. Aussi, les ministres, en même temps qu’ils refusaient de reconnaître son innocence, essayaient par tous les moyens possibles d’éviter un éclat. Le duc de Wellington et lord Castelreagh eurent de longues conférences avec MM. Brougham et Denman (aujourd’hui chief-justice de la cour du banc du roi), agens de la reine. Elle offrit de retourner sur le continent, si on voulait reconnaître publiquement son innocence, soit en insérant son nom dans la liturgie, soit en lui permettant d’être reçue dans une cour étrangère avec les honneurs dus à une reine régnante. Les deux demandes furent refusées ; la négociation fut abandonnée, et le procès commença ; les ministres lurent à la chambre des lords un bill de pénalité dirigé contre la reine ; c’est à ce bill que ses avocats furent chargés de répondre.

Dans la défense de la reine, Brougham déploya toutes les ressources naturelles et acquises de son talent, l’énergie singulière de son intelligence et de sa voix, la puissance sans égale de son sarcasme, et les ressorts pathétiques de son éloquence. Il faut surtout signaler à cette occasion sa première argumentation (17 août) contre le principe du bill, et ses observations sur les preuves produites contre sa cliente (3 octobre). La péroraison de ce dernier morceau est citée comme le chef d’œuvre de son éloquence. La troisième lecture du bill fut emportée, comme on le sait, par une faible majorité (108 contre 99), et le gouvernement ne voulut pas courir le risque de demander la ratification de la chambre des communes. Les amis de la reine triomphaient. Mais le dégoût produit par la vulgaire inconvenance des scènes du procès, et surtout la répugnance de l’aristocratie pour les démonstrations violentes des basses classes en faveur de l’accusée, détachèrent de sa cause toute la partie influente de la société anglaise. Le jour où elle gagna son procès, elle vit diminuer le nombre de ses partisans, Elle mourut deux années après, épuisée par les ravages que l’inquiétude et le désappointement avaient produits sur son caractère irritable.

Dans la même année 1822, la mort de lord Castelreagh et l’avènement de M. Canning, qui lui succéda comme ministre des relations extérieures, donnèrent, pour la première fois, à la politique anglaise cette tendance libérale qui depuis s’est développée de jour en jour. Cependant l’entrée de Canning au ministère à cette époque porta un rude coup au parti whig. Canning ne partageait pas leurs vues sur la réforme parlementaire, et plusieurs fois il avait parlé contre ce projet ; mais, en revanche, il sympathisait pleinement avec eux sur une question d’une importance bien plus urgente, celle de l’émancipation catholique, qu’il avait souvent défendue de concert avec Brougham. Depuis long-temps le cabinet était divisé touchant cette mesure, mais la majorité était hostile aux catholiques, dont les partisans eurent à lutter avec l’opposition systématique de deux rois successifs. Aussi, lorsque M. Canning accepta le ministère (il était sur le point de partir pour l’Inde comme gouverneur-général), il fut assez généralement accusé, sinon d’abjurer ses opinions, au moins de consentir pour un temps à ne pas les manifester publiquement, et l’on supposa qu’il avait fait ce sacrifice afin de se concilier le vieux chancelier, lord Eldon, qui nourrissait contre le hardi et brillant orateur une antipathie profonde. On n’avait pas oublié non plus qu’en 1812 Canning n’avait pas explicitement refusé de faire partie d’un ministère anti-catholique. Il ne faut donc pas s’étonner si Brougham, dans le cours d’une discussion relative aux catholiques (avril 1823), se laissa entraîner par la colère jusqu’à employer contre Canning des expressions violentes et peu convenables ; s’il l’accusa d’une monstrueuse bassesse et d’une incroyable tergiversation politique. Probablement la réprimande fut d’autant plus vivement sentie qu’elle était plus juste, car Canning, au lieu de se soumettre avec la froideur qui, chez les hommes publics, accueille d’ordinaire de pareils reproches sur leur conduite politique, se leva et interrompit son adversaire en l’accusant de mensonge. Un démenti dans une conversation particulière emporte avec lui un sens et un résultat ; dans une assemblée délibérante, un démenti est une invitation directe adressée aux officiers de la chambre pour qu’ils aient à se saisir de celui qui l’a prononcé. En conséquence, le speaker intervint, mais la popularité de Canning dans la chambre des communes le défendit contre l’autorité du règlement ; il refusa quelque temps de rétracter ses expressions offensantes ; alors un membre fit une proposition singulièrement impartiale, et demanda l’arrestation de l’offenseur et de l’offensé. La chose finit comme finissent d’ordinaire dans les assemblées anglaises des offenses de ce genre. Les deux parties convinrent de considérer les paroles prononcées comme n’ayant qu’un sens politique.

Ce fut à cette époque que Brougham et Canning, rivaux d’éloquence, furent le plus souvent mis aux prises, et déployèrent dans la lutte les ressources les plus imprévues de leur talent. Les manières attrayantes de Canning, son style léger, insouciant, et cependant parfaitement classique ; l’art, qui lui était familier, de produire la conviction par des moyens imperceptibles et habilement gradués, de conduire son argumentation à la faveur d’éclaircissemens en apparence purement rhétoriques, comme un ruisseau caché par la végétation luxuriante de ses rives, contrastaient puissamment avec l’énergie rude et abrupte de son adversaire. Rien n’est moins engageant que l’attitude et le geste de Brougham lorsqu’il commence un discours. Il se lève lentement, d’un air gauche, comme s’il cachait l’entière conscience de son pouvoir sous une hésitation feinte ; il baisse les yeux ; ses premières paroles sont prononcées d’une voix rude et rauque ; son accent provincial se montre alors dans toute sa primitive âpreté. Son exorde est vague et décousu ; l’auditoire a peine à deviner par quel artifice cette introduction oratoire pourra s’enchaîner à l’argumentation générale. Peu à peu, à travers les ambages de ses indolentes pensées, l’idée mère qui doit dominer le discours entier commence à se faire jour. L’auditoire aperçoit, comme par révélation, les lignes générales du grand tableau que l’orateur va remplir et achever. Il entend gronder l’orage qui s’approche, il se tourne vers la victime prédestinée de ses implacables sarcasmes. Autrefois c’était quelque gentilhomme de campagne ou quelque suppôt du ministère, jeune et bavard ; aujourd’hui c’est un membre de l’aristocratie plus remarquable par la violence de ses opinions politiques que par la force de sa logique, qui demeure assis, mais qui semble accablé sous le pressentiment de l’impitoyable assaut qu’il va recevoir. En même temps l’orateur s’anime rapidement : son œil se lève, sa lèvre frémit ; ses longs bras s’ouvrent comme pour envelopper sa victime ; sa feinte modération s’évanouit ; ses pensées, auparavant lentes et déguisées, s’aiguisent, s’élèvent et se précipitent ; son accent disparaît presque entièrement ; s’il demeure, c’est seulement pour donner une certaine énergie au débit ; dès ce moment le flot tumultueux de son éloquence ne s’arrête pas avant d’avoir englouti son antagoniste. Il y a dans la physionomie personnelle de Brougham quelque chose qui semble s’accorder avec le caractère singulier de son élocution. Sa contenance porte l’empreinte habituelle de l’ironie ; mais, dans la familiarité d’une conversation privée, elle prend une expression affable et bienveillante. Il est grand, osseux, disgracieux, mais il semble taillé pour endurer sans plier les fatigues les plus violentes d’esprit et de corps. Son aptitude à supporter ces deux genres de fatigues est au nombre des qualités dont il est le plus vain. Peu d’hommes sans doute ont vécu aussi long-temps que lui avec aussi peu de sommeil. Pendant plusieurs années, non-seulement dans les grandes occasions, mais régulièrement durant la session du parlement, son habitude était de demeurer jusqu’à la fin des débats dans la chambre des communes, qui souvent se prolongent jusqu’à une heure avancée de la matinée, et cependant il était à sa place aux tribunaux, dès l’ouverture des séances. Il fallait encore qu’il trouvât le temps d’assister aux nombreux meetings publics qui forment une partie si importante et si pénible de la vie politique en Angleterre. Il avait aussi à poursuivre ses travaux littéraires. Lorsqu’il briguait la députation du Yorkshire en 1830, il lui arriva un jour d’assister à huit meetings d’électeurs, dans des lieux différens, de prononcer un discours animé dans chacune de ces réunions, de faire cent vingt milles, et de reparaître le lendemain aux assises d’York. Cette énergie physique est accompagnée d’une grande mobilité d’esprit et de corps, qui l’empêche de fixer son attention pendant long-temps sur un sujet unique. Aussi le voit-on adopter à la hâte, abandonner capricieusement un nombre infini de plans et de spéculations dont il a lui-même le premier stimulé les inventeurs, pour les livrer ensuite à leurs propres forces. Il a besoin d’opposition pour s’animer et prendre courage. Après une défaite, il revient à la poursuite d’un plan favori avec un zèle nouveau ; mais un triomphe trop facile semble lui déplaire, et il aimerait mieux abandonner un projet, quoique assuré du succès, que de le poursuivre au milieu de l’indifférence et de l’oubli du public.

Dans cette partie de l’art oratoire qui consiste à exposer avec exactitude et clarté le détail des faits (chose essentielle dans le parlement anglais, sous les yeux duquel passent tant d’affaires de toute espèce), Brougham se montre moins supérieur. Cependant la plupart de ses tentatives en ce genre, surtout son célèbre discours sur la législation anglaise (1827), ne donneront pas une médiocre idée de ce qu’il peut sous ce rapport. Ce discours, qui dura sept heures, embrassait une multitude de détails qui montrent que l’orateur était résolu à prouver au monde que, malgré ses qualités brillantes, il pouvait rivaliser avec les plus habiles et les plus adroits dans la spécialité même de leur talent. Ce désir de briller qui accompagne si souvent l’ambition la plus élevée, forme un des traits les plus saillans du caractère de lord Brougham. Il recherche les applaudissemens du monde, principalement sur le point où lui-même sent sa faiblesse. De grands succès dans un genre spécial rendent souvent les hommes d’une haute intelligence mécontens de leurs propres triomphes, et font qu’ils s’exagèrent ceux qu’obtiennent leurs rivaux à l’aide de facultés qu’eux-mêmes n’ont pas reçues. C’est ainsi que lord Byron soutenait que l’école classique de Pope et de ses imitateurs avait produit les modèles les plus parfaits de la poésie anglaise ; et Brougham, dans ses divers écrits, en traitant de matières de goût (spécialement dans son discours inaugural adressé aux étudians de Glasgow qui l’avaient élu, en 1825, recteur de leur université), représente sans cesse l’étude des anciens modèles comme la seule propre à former l’orateur. Démosthènes et Dante sont ses deux auteurs favoris, qu’il a toute sa vie recommandés aux gens de lettres, pour leur commune concision et leur commune sobriété. « Soyez persuadés, dit-il, que les ouvrages du ciseau anglais ne sont pas moins au-dessous des merveilles de l’Acropolis, que les meilleures productions de nos plumes ne sont au-dessous des compositions chastes et achevées, nerveuses et irrésistibles des hommes dont la voix tonnait dans la Grèce. Les modernes, ajoute-t-il, dépassent toujours le but, ils ne savent et ne sentent jamais quand ils en ont dit assez. » Ailleurs, il recommande à l’orateur qui débute de ne pas se fier à la dangereuse facilité de l’improvisation, mais d’écrire à plusieurs reprises ses discours, afin d’acquérir cette simplicité étudiée qui constitue la plus haute perfection. Cependant le style de lord Brougham est précisément l’opposé de celui des orateurs grecs. Au lieu d’être concis, il est diffus ; au lieu de laisser quelque chose à deviner, il épuise la matière. Lord Brougham tourne et retourne son sujet de mille manières, jusqu’à ce qu’il ait obtenu l’effet qu’il désire ; et, loin d’avoir modelé ses compositions sur la manière cicéronienne, ses discours les plus heureux sont peut-être ceux qu’il avait le moins préparés. Il n’a pas assez d’originalité dans la pensée, ni d’élégance dans l’expression, pour être un orateur qu’on puisse lire dans le cabinet. Sa faculté oratoire consiste essentiellement à traiter les affaires, et perd la moitié de son charme quand on l’examine sans prévention, et que l’esprit du lecteur s’attache au discours en lui-même, sans tenir compte des circonstances dans lesquelles il a été prononcé. La partie qu’il travaille le plus est, en général, la péroraison ; souvent elle est puissante, solennelle, et produit une vive impression, quoiqu’il ait eu parfois recours à des parades de théâtre indignes de lui, pour en augmenter l’effet, comme lorsque, dans un de ses discours en faveur du bill de réforme, il tomba à genoux et supplia la chambre des lords de le convertir en loi. Ce mouvement eût pu être touchant et convenable dans une discussion avec des hommes simples et de bonne foi, dans une assemblée de Sparte, une vieille diète de la Suisse, ou dans un moment de crise nationale : mais rien ne pouvait être plus déplacé chez un vétéran de la politique, en face de rusés adversaires, vieillis comme lui dans les affaires, dans une assemblée aussi artificielle que la chambre des lords d’Angleterre.

C’est une chose remarquable qu’une scène du même genre se rencontre dans l’histoire de France où il est présumable que Brougham n’allait pas chercher des précédens. Le cardinal de Retz rapporte une circonstance où Talon parla un jour dans le parlement contre Mazarin. « Il fit une des plus belles actions qui se soient jamais faites en ce genre. Je n’ai jamais rien ouï ni vu de plus éloquent. Il accompagna ses paroles de tout ce qui leur put donner de la force ; il invoqua les mânes d’Henri-le-Grand ; il recommanda la France à saint Louis, un genou en terre. Vous vous imaginez peut-être que vous eussiez ri de ce spectacle, mais vous en eussiez été ému comme toute la compagnie. » Néanmoins Guy-Joly, en décrivant la même scène, ajoute : « Talon voulut faire la grimace de pleurer comme le premier président, mais ce jeu fut traité comme il le méritait, de badin et de ridicule. »

Peu de temps après la scène dont nous venons de parler, en 1823, la balance pencha décidément du côté de Canning. Brougham avait fait une sortie brillante contre le congrès de Vérone et la diplomatie française, dirigée à cette époque par Châteaubriand, qu’il traita « de rhéteur vide, de maigre orateur, de faiseur de méchans livres et de plus méchans manifestes. » Mais quand vint le moment où les ministres durent rendre compte de leur conduite dans l’affaire d’Espagne, Canning fit un exposé qui satisfit si complètement la chambre, malgré la résistance de Brougham, qu’il devint nécessaire de s’abstenir de toute intervention active dans l’expédition du duc d’Angoulême, afin qu’une scission n’eût pas lieu dans le parti whig.

L’équilibre des partis resta à peu près le même ou ne fut que légèrement altéré par les progrès de l’opinion libérale et la forte organisation du corps catholique d’Irlande, jusqu’à ce que la maladie de lord Liverpool, en février 1827, l’ayant forcé d’abandonner la direction des affaires, Canning devint l’objet de la faveur nationale, mais en même temps celui d’une inimitié mal déguisée de la part de quelques-uns de ses collègues qui étaient de la vieille école aristocratique.

Ses discours en faveur des catholiques, sa conduite envers la Grèce, le Portugal et l’Amérique méridionale, furent cause de ce mécontentement. Quand il fut pressé par le roi de le conseiller sur la formation d’un nouveau cabinet, il répondit qu’il conviendrait d’en former un qui serait unanime sur la question catholique. Il était alors évidemment impossible que le parti catholique formât à lui seul un cabinet. Le duc de Wellington ne s’interposait point ouvertement dans les affaires politiques, quoique très puissant à la cour ; c’était d’ailleurs la dernière personne que la nation eût mise à sa tête. Canning alla au-devant de toute objection en déclarant qu’il avait reçu pleine autorité pour former un cabinet suivant son désir. Il avait été d’abord en négociation avec Brougham et d’autres whigs pour la composition d’un nouveau ministère. Néanmoins il ne parut pas avoir soupçonné l’intention du vieux parti tory, de renoncer à toute part au gouvernement, du moment où il en serait le chef ; et c’est ce qui le força de recourir à de nouveaux alliés. Son désir était, à ce qu’il semble, de composer un ministère qui aurait réuni tous les partis sous sa suprématie absolue ; projet brillant et chimérique. Sept des plus influens des anciens hommes d’état, et parmi ceux-ci étaient Peel et le chancelier Eldon, se retirèrent à la fois, et le duc de Wellington se démit du commandement de l’armée, après une correspondance très animée avec le premier ministre. Maintenant, si nous cherchons la vérité, sans faire attention ni aux longues complaintes des amis de Canning, ni aux véhémentes déclamations de l’autre parti, il paraît impossible de nier, d’un côté, que Canning n’avait aucun droit d’attendre la coopération de ses anciens collègues, puisque tous ses actes tendaient à faire adopter des principes opposés aux leurs ; d’une autre part, si nous sommes loin d’attribuer au duc de Wellington et à ses amis politiques un projet de conspiration préméditée, il n’est pas douteux que leur désir ne fût d’embarrasser et de renverser ce nouveau ministre, et que plusieurs d’entre eux obéirent à une jalousie personnelle, plus encore qu’à une inimitié politique. Le nouveau cabinet fut formé d’hommes qui adoptèrent les opinions moyennes et conciliantes de Canning et de quelques-uns des whigs. Mais Brougham, à la tête des plus violens d’entre eux, refusa de prendre part au pouvoir, par un honorable motif. Il ne voulait pas placer le premier ministre dans une opposition absolue avec tout le parti tory qui l’aurait embarrassé dans ses projets de réforme. Quand le parlement s’assembla, et que des explications furent demandées de tous côtés, chacun fit ses confessions et son panégyrique, et on allégua en général des motifs fort peu louables. Peel et Wellington firent les discours les plus francs ; ils frappèrent profondément tous ceux qui les entendirent, et montrèrent combien il était impossible pour eux d’entrer dans la coalition des défenseurs de l’émancipation catholique (qui, quelques années plus tard, fut proposée par eux-mêmes). Lord Grey, en refusant d’entrer aux affaires, déclara qu’il était dans l’intention de renoncer à la vie publique. C’était un peu plus de trois ans avant qu’il devînt premier ministre.

L’histoire de la vie de Canning appartient à l’Europe, et c’est la meilleure leçon que je connaisse sur l’ambition humaine. Distingué dans la chambre basse par son éloquence et son influence, mais absolument incapable de concilier les lords, qui repoussèrent un de ses projets concernant les lois céréales, abandonné par ses anciens amis, embarrassé par les nouveaux, en proie à toutes les intrigues de cour déchaînées contre lui, sa santé succomba sous ses travaux et sous ses inquiétudes, et il mourut peu de temps après avoir atteint le but de toute sa vie, dans la maison du duc de Devonshire, la même qui avait été déjà témoin des derniers momens de Fox.

Il est inutile de rappeler en détail les efforts malheureux faits par lord Goderich pour marcher après Canning sur les traces de sa politique. Le parti tory l’emporta, et le duc de Wellington accepta la place de premier ministre, aux sollicitations pressantes du roi. Brougham reprit alors sa carrière habituelle d’opposition, après quelque temps d’un silence inaccoutumé. En février 1828, il dénonça avec véhémence le langage du discours de la couronne, dans lequel les ministres avaient qualifié d’événement funeste la bataille de Navarin, gagnée par les flottes combinées sous l’administration de leurs prédécesseurs. Jurisconsulte par son éducation et par toutes les habitudes de sa pensée, disciple politique de ceux qui, depuis deux cents ans, combattaient le maintien des armées comme une des plaies de la Grande-Bretagne, il sentit naturellement tous ses sentimens blessés par l’arrivée d’un général à la conduite de l’administration civile de son pays. Ce fut à cette occasion qu’il prononça une phrase devenue célèbre en parlant des obstacles suscités au despotisme militaire par les progrès de l’instruction populaire. « Le maître d’école y mettra bon ordre ! » Mot devenu depuis proverbial en Angleterre, et qui a été employé par les orateurs, tantôt par enthousiasme tantôt par ironie.

Sous le ministère qui suivit, les attaques de Brougham furent surtout dirigées contre Peel, secrétaire du département de l’intérieur, qui représentait le ministère dans la chambre des communes. Moins distingué que Canning comme orateur, Peel est sous quelques rapports un antagoniste plus formidable pour un homme du tempérament de Brougham. L’impétuosité de Canning excitait, provoquait son antagoniste ; et, dans l’ardeur des débats, il laissait souvent un côté faible ouvert à son ennemi. Peel est froid et contenu, exact dans les détails, ferme dans son raisonnement ; il exerçait une puissante influence sur la chambre par un certain air de candeur et d’honnêteté, et un mépris apparent de tout artifice de rhétorique. Contre un antagoniste ainsi préparé, la véhémence insultante des invectives de Brougham était le plus souvent sans force. Peu de cabinets anglais ont possédé tant de talens que celui de 1828, et aucun n’a eu à un plus haut degré la confiance du monarque ; mais ses membres s’étaient placés eux-mêmes dans une position fausse, en prenant, à leur entrée au pouvoir, un ton de défiance déclaré contre l’esprit de leur époque, que d’ailleurs il leur fut impossible de conserver, qu’ils furent obligés peu à peu de modifier et d’abandonner ; si bien qu’après être sortis de plusieurs de leurs principes, ils se virent forcés de faire ce que, pour la considération de leur caractère, ils auraient dû faire long-temps auparavant : ils cédèrent aux événemens qu’ils n’avaient pu empêcher. Le duc de Wellington, avec toute sa franchise militaire et ses talens administratifs, ne put ni résister aux événemens avec dignité ni en profiter avec adresse.

L’histoire de cette administration ne forme pas un chapitre important dans la vie de lord Brougham, qui, quoiqu’à la tête de l’opposition whig, fut moins en évidence dans le parlement pendant ces deux dernières années qu’il ne l’avait été jusque-là.

Les ministres cédèrent d’abord aux religionnaires dissidens le rappel du test et des actes de corporations, vieux statuts que la désuétude avait virtuellement abolis, et auxquels l’église d’Angleterre adhérait encore, comme un rajah que la compagnie des Indes a silencieusement dépossédé de son autorité, conserve encore les emblèmes d’un pouvoir dont il a cessé de jouir depuis long-temps ; enfin ils abandonnèrent aux catholiques l’importante question de l’émancipation. Les débats qui précédèrent cette fameuse concession se distinguèrent par leur durée et par la violence de la lutte. Tout homme qui a étudié le caractère du temps ne peut blâmer Wellington et Peel d’un changement d’opinion qui leur fut imposé par la nécessité ; mais leurs amis doivent regretter les déclarations violentes auxquelles ils avaient été entraînés par leur hostilité contre Canning, et qui les mettaient dans l’impossibilité de se rétracter sans forfaire à l’honneur politique. Le vieux parti tory, diminué qu’il était de force et de nombre, leur devint même plus hostile qu’il ne l’avait été à leur prédécesseur. Ses assauts irritèrent le tempérament froid de Peel, et excitèrent le duc de Wellington à les repousser comme un soldat le pistolet au poing. Brougham ne prit pas une part très éclatante dans la discussion des catholiques ; mais son ancienne activité reparut quand il fallut s’opposer aux ministres sur la question du bourg d’East-Retford. Les électeurs de ce bourg avaient été achetés, suivant la coutume singulière du système de représentation anglaise, qui fait de la corruption et de la brigue les agens ordinaires de l’élection, et qui cependant les punit comme des crimes infâmes lorsqu’ils sont prouvés, attachant ainsi la honte, non point à la corruption elle-même, mais seulement à celle qui se laisse découvrir.

On proposa de les priver de leurs privilèges, et de transférer leurs droits à la cité populeuse de Birmingham. Les ministres s’y refusèrent ; et Brougham, en dénonçant leur opposition, prédit l’importance que la question de la réforme parlementaire allait acquérir incessamment aux yeux de la nation.

La mort de Georges iv en juin 1830 plaça la couronne sur la tête d’un prince qui, dans des circonstances précédentes, s’était cru personnellement offensé par le duc de Wellington. Mais cette difficulté ne fut rien en comparaison de celles que les événemens accumulèrent bientôt sous les pas du ministère. Quelques semaines après éclata la révolution de juillet, si peu attendue en Angleterre, que le 23 de ce mois, comme Brougham l’a plus tard rappelé ironiquement, le secrétaire des affaires étrangères félicitait le pays de l’état tranquille de l’Europe.

Avec elle survint un changement soudain dans le caractère national, et une inquiétude qui parcourut toute la société anglaise. Le nouveau parlement s’assembla en octobre, et le ministère Wellington fut assailli par les libéraux triomphans, augmentés d’une levée toute nouvelle de radicaux anglais et de catholiques irlandais. En même temps les tories irréconciliables de la vieille école se tenaient à l’écart, et préféraient s’ensevelir dans les ruines mêmes de leurs noms plutôt que de secourir ceux qu’ils regardaient comme apostats.

Le peuple, élevé tout à coup à une puissance mystérieuse par le succès des barricades, manifesta une exaltation triste d’autant plus alarmante, qu’elle n’avait aucun but déterminé. Les comtés du midi étaient épouvantés par des incendies nocturnes ; partout on parlait de secrets conciliabules dans le voisinage de Londres. À tout cela se joignait une cause plus sérieuse d’inquiétude : la baisse continuelle des fonds, qui, depuis plusieurs années, s’étaient maintenus à un taux à peine conciliable avec les calculs ordinaires d’intérêt.

Dans cette session, Brougham apparut sous un caractère nouveau. Jusque-là il avait toujours été envoyé aux communes par quelque noble de son parti, comme député d’un bourg pourri. Il avait plusieurs fois disputé sans succès la représentation du petit comté de Westmorland à une famille puissante (les Lowthers) ; maintenant il revenait comme en triomphe, sans sollicitations ni brigues, nommé par la grande majorité des électeurs du Yorkshire, la plus grande province de l’Angleterre. Il dénonça avec véhémence la tendance des ministres à maintenir les traités de Vienne contre la marche des événemens de France et de Belgique. Il les blâma de la résolution tardive qu’ils avaient prise d’empêcher le roi de visiter la Cité de Londres, à l’occasion de la fête annuelle du lord-maire, à laquelle il avait annoncé qu’il avait l’intention d’assister. Il les accusa d’abriter leur impopularité personnelle derrière la dignité du monarque. « Ils avaient peur, dit-il, que leur propre présence n’excitât la populace à quelque témoignage de désapprobation, et ils ne voulaient pas qu’il se montrât sans eux. »

Il annonça alors l’intention où il était de présenter bientôt un plan de réforme parlementaire. L’orage approchait évidemment, et les ministres pensèrent qu’il valait mieux sauver leur dignité et éviter la rencontre des grandes questions de politique nationale, en saisissant la première occasion de se démettre. Vaincus dans une discussion sur la liste civile dans laquelle Brougham prit une part active, tous les ministres, excepté un ou deux, donnèrent leur démission (nov. 1830). Ainsi finit ce singulier cabinet qui avait si long-temps rétrogradé pas à pas, tout en affectant de conserver une position stationnaire, et qui entrait en effet dans les mesures réclamées par le peuple, tout en protestant contre chacune d’elles.

La motion de Brougham sur la réforme parlementaire fut naturellement abandonnée pendant quelque temps. On s’accorde généralement à reconnaître que la teneur de cette motion était beaucoup moins démocratique que la présente loi électorale. Il serait injuste d’en conclure une accusation d’inconséquence contre Brougham. Le public, comme la sybille antique, exige des sacrifices d’autant plus grands qu’on tarde davantage à le satisfaire. La mesure qui aurait satisfait le pays en 1830, n’était plus qu’un jeu en 1832 ; et si la première proposition eût passé, une autre, beaucoup plus étendue, n’aurait pas tardé à suivre.

La composition du nouveau ministère qui a depuis ce temps gouverné le pays n’était pas sans difficulté. Les whigs, qui formaient le corps principal de cette armée bigarrée dirigée contre Wellington, prétendaient naturellement aux emplois les plus élevés ; mais ils se divisaient en deux classes, séparées moins par la disconvenance des sentimens politiques que par la différence des habitudes et des caractères, à savoir les aristocrates whigs, conduits par lord Grey ; les plébéiens whigs, conduits par Brougham. En outre, le reste de la vieille opposition tory fournissait un membre, le duc de Richemond ; un nombre considérable de places étaient remplies par les partisans de Canning et Huskisson, hommes de talent et d’expérience diplomatique et administrative, mais sans influence et sans caractère politique, dont les opinions avaient en outre pris une tendance beaucoup plus décidément libérale depuis les mauvais traitemens endurés par eux et leurs chefs morts, en 1827.

Ainsi les hommes qui formaient ce corps appartenaient à quatre partis ou classes différentes ; mais la plus grande difficulté était de trouver une place pour Brougham. L’office de chancelier avait été rempli par lord Lyndhurst, homme de talent, juge plus fin qu’habile, et très recherché du monde, mais particulièrement odieux aux whigs à cause de l’abandon qu’il avait fait de leur parti. Il fut écarté avec le reste.

La longue durée du règne des tories avait rendu les hommes de loi, pour la plupart, entièrement dévoués à ce parti. Tous les honneurs s’étaient rencontrés dans une seule et même voie ; talent, ressources, fortune, tout avait suivi invariablement la même direction. Il était ainsi devenu extrêmement difficile de trouver, parmi les partisans des libéraux, des hommes doués d’assez d’expérience et de connaissance des lois pour remplir le ministère de ce département. En 1806, les whigs s’étaient trouvés eux-mêmes dans la même détresse et avaient élevé à la chancellerie un avocat d’un talent brillant, mais sans aucune des qualités qui font le juge, le célèbre lord Erskine. Brougham avait à la vérité déclaré, après la retraite de Wellington, qu’il n’accepterait aucune des fonctions qui pourraient lui être offertes ; mais de telles déclarations ont été si fréquentes dans le cours de ces dernières années, qu’elles sont considérées comme une sorte de coquetterie permise aux hommes d’état ; et personne ne fut surpris lorsque, trouvant que son appui était réclamé par ses amis politiques, il devint soudainement juge et pair, ayant refusé, comme il fut dit alors, de servir ses alliés dans toute autre fonction que la plus haute.

Ainsi, d’un seul pas, un simple avocat s’éleva subitement à la plus haute dignité judiciaire. La pairie, 14,000 livres sterling par an et un patronage énorme tombèrent dans les mains d’un homme pauvre, d’un orateur faible jurisconsulte et tout-à-fait étranger à la connaissance des lois spéciales et fort compliquées que la cour de la chancellerie administre en Angleterre. C’est une conséquence de cette ancienne et malheureuse coutume qui veut que le plus haut juge d’appel siége dans le cabinet et préside la chambre des lords, d’où il arrive que la justice est confiée aux préjugés ardens d’un homme politique, ou que les intérêts d’un ministère sont abandonnés à un étroit légiste. Malgré l’énorme augmentation de pouvoir et de fortune qu’il obtint ainsi, lord Brougham doit certainement avoir regretté souvent son importance d’orateur. Il était naturellement formé pour les passions politiques d’une assemblée tumultueuse, et toute son énergie a été employée à remplir cette destinée. Le grave et quelquefois pédantesque caractère de la chambre des lords était peu fait pour lui. Avec beaucoup moins de pouvoir réel que les communes, elle a plus de la solennité d’un aréopage : l’invective, le sarcasme, l’ironie comique, sont considérés là comme chose inconvenante. Lord Brougham a senti le froid de l’atmosphère autour de lui ; la conscience de sa supériorité oratoire sur ses nouveaux collègues n’a pas fait disparaître pour lui tout embarras. Le fer aiguise le fer. L’absence d’assaillans rudes et implacables, d’esprits ardens et prêts à entrer en collision avec le sien, a émoussé le tranchant de son génie. Son principal amusement a consisté en escarmouches fréquentes, souvent au détriment de la dignité qu’il porte, et surtout lorsqu’il a des champions tels que les lords Winfford et Ellenborough.

Le trait principal de l’histoire du ministère actuel, ç’a été la discussion du bill de réforme dans les deux chambres du parlement, au milieu de scènes d’exaltation telles que l’histoire d’Angleterre n’en offre point de semblables depuis le temps de Guillaume iii. Trois fois la mesure proposée a été sur le point d’être abandonnée : d’abord, en conséquence de la motion du général Gaskoyne (que le nombre des représentans ne serait pas diminué), à laquelle les ministres répondirent en dissolvant le parlement ; en second lieu, lorsqu’en octobre de la même année les lords rejetèrent le bill, ce qui en amena un nouveau, avec des conditions très peu différentes des précédentes ; enfin, en avril 1832, quand, après une décision défavorable dans la chambre des lords sur un de ses articles, les ministres jugèrent convenable de résigner leurs fonctions, qui leur furent rendues par le vœu fortement exprimé de la nation.

Dans la première de ces circonstances, Brougham montra beaucoup d’emportement, en déclarant aux lords que le roi était déterminé à dissoudre un parlement qui avait refusé les subsides, assertion fondée uniquement sur quelques délais fortuits de votes financiers dans les communes, résultat de l’exaltation qui dominait alors. Dans les grands débats qui précédèrent le second de ces événemens, Brougham prononça un des discours qui sont généralement considérés comme ses chefs-d’œuvre. Certainement c’est l’un des plus étudiés. Cependant il y avait une certaine froideur dans la composition, et de la part de l’orateur quelque chose du sentiment d’un rôle joué, qui rendit son effet bien différent de ceux dans lesquels il avait déployé auparavant et tout ensemble son ame, sa passion, son imagination, son intelligence. La dernière partie de ce discours présente des fragmens d’une grande beauté, et fait connaître à merveille les singularités du style de Brougham, surtout en cet endroit où il décrit l’état agité du pays. « Ces signes effrayans, fruits des derniers temps, ces figures qui se dressent au dehors, d’une stature inconnue et d’une forme étrange, ces unions, ces ligues, ces bourdonnemens d’hommes par myriades, ces coalitions contre l’Échiquier, d’où sortent-ils ? comment sont-ils venus sur nos rives ? Quelle puissance a engendré ces formes sauvages ? Qui a multiplié ces naissances monstrueuses, jusqu’à en peupler la terre d’Angleterre ? Croyez-moi, c’est la même puissance qui armait d’une force irrésistible les volontaires irlandais de 1782, la même qui divisa notre empire, et fit jaillir du sol treize républiques ; la même qui a créé l’association catholique et lui a donné l’Irlande en partage. Quel est ce pouvoir ? c’est la justice refusée, c’est les droits méconnus, c’est les injures commises, c’est la force donnée au peuple par l’humiliation, c’est l’autorité publique détournée méchamment au profit des caprices particuliers, c’est la folie de croire ou de faire croire que les adultes du xixe siècle peuvent être conduits comme des enfans ou traînés comme des barbares ; c’est ce pouvoir qui a fait jaillir ces étranges visions qui nous épouvantent. Grand Dieu ! les hommes n’apprendront-ils jamais la sagesse, même au prix de leur expérience ? le croiront-ils jamais, avant qu’il soit trop tard, que le plus sûr moyen de prévenir les désirs immodérés, justifiés par d’iniques exigences, est d’accorder à temps les requêtes fondées sur la raison ? Vous êtes, mylords, à la veille d’une grande catastrophe, vous êtes en présence de la crise générale des espérances et des craintes de toute une nation. Arrêtez-vous avant de vous engloutir : il n’y a pas de retraite possible. Il convient, mylords, de régler votre conduite sur la gravité des circonstances.

« Écoutez la parabole de la sibylle, car elle renferme une morale sage et saine. La sibylle est maintenant à votre porte ; elle vous offre solennellement ses feuilles précieuses, ses feuilles de justice et de paix ; le salaire qu’elle demande est raisonnable : c’est la restitution des franchises que vous devriez rendre sans marché. Vous refusez ces conditions, — ces conditions modérées : — eh bien ! voici que son ombre disparaît de votre porte. Mais bientôt (car vous ne pouvez vous passer de ses avertissemens) vous la rappellerez. La voici qui revient, mais avec les mains moins pleines. Plusieurs feuillets du livre ont été déchirés par des mains furieuses, plusieurs ont été salis de sang. Mais la vierge prophétique est maintenant plus hautaine dans ses demandes : ce qu’elle veut, c’est un parlement annuel, c’est le vote par tête, c’est le suffrage par millions. Vous détournez la tête avec indignation. La voici qui s’en va pour la seconde fois : prenez garde à sa troisième venue ; prenez garde au trésor amaigri qu’elle vous apportera ; qui peut savoir ce qu’elle vous demandera ? C’est peut-être la masse qui repose sur ce ballot de laine. Ce qui peut arriver de votre obstination, si vous y persistez, je ne puis prendre sur moi de le prédire, et je ne désire pas le conjecturer. Mais ce que je sais bien, c’est que, aussi sûr que l’homme est mortel, la justice différée élève le prix auquel vous devrez acheter votre salut et votre paix. Soyez-en sûrs, mylords, la croix que vos devanciers ont portée, vous la porterez aussi, si vous persévérez dans leur abominable entêtement ; si vous semez l’injustice, vous récolterez la rébellion. »

On ne peut manquer de remarquer le ton de menace qui circule dans toutes ces pensées. En fait, ceci est une singularité, mais non pas un avantage du talent oratoire de Brougham. Trop véhément pour persuader, trop rude et trop sarcastique pour faire un appel aux sentimens généreux, il abandonne trop souvent l’argumentation pour la menace, la moins puissante et la plus faible ressource de l’orateur. Des dénonciations de ce genre perdent leur effet quand elles sont employées en toute occasion par des orateurs de l’opposition. Si le refus de la plus faible concession demandée par l’orateur arrache de lui une prédiction de ruine contre ceux à qui il s’adresse, un tel langage est ordinairement considéré comme un pur artifice de rhétorique. Mais de telles prophéties, lorsqu’elles viennent d’hommes forts de toute l’influence de la faveur nationale et de l’opinion publique, manquent rarement de s’accomplir. Dans cette occasion, elles reçurent une terrible lumière des incendies de Bristol et de Nottingham, et de l’organisation des unions politiques dans toute la Grande-Bretagne.

On peut douter que les ministres eussent prévenu ces démonstrations de l’opinion populaire, même en s’unissant à leurs antagonistes dans ce dessein. Il est certain qu’ils profitèrent de ces démonstrations, car une grande majorité de leurs adversaires tories, dans toute l’étendue du pays, firent, par simple frayeur, des concessions qu’aucun autre motif n’aurait pu leur arracher. Mais les politiques modérés pardonneront difficilement aux ministres d’avoir si clairement et si ouvertement excité le peuple au mépris de la loi, comme ils l’ont fait en plusieurs circonstances. Toutefois ce reproche s’applique moins directement à Brougham, dont le langage resta généralement voilé et prudent, et qui n’a jamais marché avec la clameur populaire, si ce n’est pour la guider, qu’à plusieurs de ses collègues, moins retenus ou plus soumis à la populace. Maintenant ils sont engagés, eux et leur puissance, à dompter cette résistance passive qu’ils ont eux-mêmes provoquée, et qui n’a que trop bien écouté leur voix. Mais les figures étranges et terribles si pittoresquement décrites par Brougham circulent encore dans les rangs de la société. Les unions et les ligues, les coalitions contre l’Échiquier n’ont pas cessé, et pourtant la sibylle a reçu son salaire, et l’injustice dont on se plaignait depuis 1815 n’existe plus. Jusqu’au mois de juin 1832, époque à laquelle le bill reçut la sanction royale, Brougham et les penseurs politiques qu’il représente furent portés triomphalement sur le flot de l’opinion populaire. Ce fut dans leur destinée l’heure la plus belle et la plus glorieuse. Leur étoile pâlit maintenant ; et s’ils suivent leurs propres déclarations, le reste de leur vie se dépensera à résister au courant.

Aussi le public du continent, qui comprend mal l’état des partis de ce côté du détroit, et chez lequel se sont propagées de fausses notions sur l’Irlande, doit s’être étonné, quand le nom de Brougham a paru en 1833 parmi ceux des défenseurs les plus sévères des mesures militaires adoptées contre le peuple de cette île. Mais si l’on touche ce sujet, tous les souvenirs de l’ancienne tyrannie anglaise et de la misère irlandaise doivent être mis de côté. Il faut considérer le rapport du gouvernement et de l’Irlande d’après les faits qui existent à cette heure. Depuis l’ère de l’émancipation catholique, l’effort principal des chefs démocratiques de l’Irlande a été de mettre obstacle au paiement des redevances perçues par le clergé protestant, et le peuple les a secondés par une organisation ingénieuse qui a été établie contre les lois. Parmi les fidèles d’une religion, être accablé de demandes perpétuelles d’argent pour les ministres d’un autre culte, payer des sommes exorbitantes pour maintenir dans une splendeur inaccoutumée une église qu’ils détestent, et qui a peu de croyans, c’est sans aucun doute une dégradation, une marque de servitude qu’ils cherchent très légitimement à effacer ; et le public anglais ne penserait pas autrement, s’il pouvait être juge de sa propre politique, comme il l’est de celle de ses voisins.

Nous nous rappelons avoir lu, dans le livre d’un Anglais très religieux et excellent protestant, l’énumération des griefs des Vaudois sous le gouvernement de Turin, au nombre desquels il mentionne, comme l’un des plus sérieux, l’obligation où ils sont de contribuer aux frais des prêtres catholiques. Néanmoins en Irlande, et probablement aussi dans les Alpes, la plaie est plutôt apparente que réelle ; l’injustice n’atteint que les sentimens. Aucun fardeau ne pèse en réalité sur le contribuable nominal ; la dîme, de quelque manière qu’elle soit levée, n’est qu’une portion du grand produit du sol ; ou plutôt c’est une portion du sol lui-même, comme les économistes commencent à le reconnaître, et comme les agriculteurs intelligens le savaient depuis long-temps. Il serait donc plus exact de dire qu’un dixième du territoire irlandais appartient au clergé catholique pendant que les autres neuf dixièmes appartiennent exclusivement au clergé protestant ; les laboureurs et les fermiers qui s’unissent pour exciter à la révolte contre les dîmes, ne sont pas en effet plus grevés par l’existence de l’une de ces propriétés que par celle de l’autre : il faut excepter toutefois les vexations exercées dans la levée de cet impôt, et que la législature a depuis long-temps abolies peu à peu en réduisant la dîme au caractère de toute autre taxe. Le paysan n’est pas plus pauvre d’un shelling par l’existence du clergé protestant qu’il ne le serait sans lui. Au contraire, il jouit du bienfait qui naît de la présence d’un certain nombre d’hommes éclairés, tenus de résider en grande partie sur leurs bénéfices, et obligés d’être, autant que faire se peut, les amis des pauvres, pendant que les propriétaires laïques vont s’amuser à Londres, à Paris et dans tous les bains d’Europe, aux dépens d’un peuple plus misérable que celui de la Pologne. Tel est le véritable état des choses, et il est évident qu’un revenu aussi élevé ne peut être aboli que graduellement, à moins que ce ne soit par un acte de réforme qui conduirait à une révolution. Jusqu’à ce que cette abolition s’opère, c’est le devoir du gouvernement de protéger le citoyen dans la jouissance de ce que la loi lui attribue, et de le garantir de la violence qui cherche à le lui arracher.

Dans ces circonstances, que fera lord Brougham ? C’est une des questions que se fait le plus fréquemment la politique quotidienne en Angleterre. Depuis plusieurs mois, son esprit actif, infatigable, a été dans un état apparent de repos. Il n’a pris qu’une faible part aux affaires pendant les vicissitudes politiques qui ont agité le ministère auquel il appartient. Quant à sa cour de chancellerie, il s’y est jusqu’ici peu distingué malgré son zèle et son assiduité ; il avait à combattre une difficulté grave, celle de remplir des fonctions si ardues, sans connaître préalablement la partie des lois qu’il est appelé à appliquer.

La juridiction des cours de lois communes, comme nous les appelons, et celle des cours d’équité, que préside le lord chancelier, sont si essentiellement différentes, que la pratique et l’expérience de l’une ne suffiront jamais pour la connaissance de l’autre. C’est là un désavantage que ne feront jamais disparaître ni la science de la jurisprudence, ni la théorie générale des lois, matières dans lesquelles personne n’est plus versé que lord Brougham. Un juge inexpérimenté sera toujours timide, indécis et gouverné par les avocats les plus puissans de sa cour, quand il ne peut réfuter leurs assertions, et qu’il est obligé de les suivre sans contrôle.

Lord Brougham, à la vérité, projetait, dans les différentes branches de la législation, des réformes dont quelques-unes ont déjà été mises à exécution. Il a le projet de partager les fonctions de la chancellerie entre deux officiers distincts, l’un politique, l’autre judiciaire. Cette réforme est désirée par tout homme de sens ; mais les légistes la repoussent, parce qu’elle priverait leur profession de l’éclat qui lui vient d’un ordre de choses dans lequel leur plus illustre confrère se trouve être toujours un ministre influent du cabinet. Si ce projet passe en loi, on suppose que lord Brougham se consacrera entièrement à la législation politique. Il a aussi soutenu les projets présentés au parlement en faveur de l’abolition de l’emprisonnement pour dettes sur procès sommaires. Son opinion est que l’emprisonnement ne doit être maintenu que dans deux cas : quand le débiteur refuse d’engager sa propriété, ou quand il a contracté frauduleusement des dettes. Il a introduit d’importans changemens dans l’application des lois sur la banqueroute. Il s’est aussi beaucoup occupé de son projet, depuis long-temps arrêté, d’établir en Angleterre un système de juridictions locales. Ce plan a été rejeté une fois par la chambre des lords ; mais il sera de nouveau soumis à leur discussion. Maintenant les causes civiles qui naissent des transactions ordinaires sont décidées par une foule de petites juridictions d’origine féodale ou municipale ; ou bien si les tribunaux sont trop éloignés, ou si les parties se refusent à se soumettre à la justice appliquée d’une manière si irrégulière, les causes sont portées devant les juges des cours supérieures, qui, deux fois par an, traversent les différens comtés du pays, et entraînent des procès ruineux et interminables. — À la première vue, il semble qu’aucun remède n’est plus propre à corriger un tel état de choses que l’établissement d’un système complet de cours provinciales. Néanmoins il se rencontre dans l’accomplissement d’un tel système plusieurs difficultés que le plan de lord Brougham n’a pas prévues. Aussi, comme tous ses autres projets, a-t-il plus d’éclat que de solidité.

Aux yeux du peuple qui s’intéresse peu aux arguties légales, et qui n’a nulle sympathie pour les horreurs de la chicane, à moins qu’il n’y soit lui-même engagé, les dépenses exigées pour l’établissement des cours de justice ont été jusqu’ici un puissant obstacle à leur popularité. D’un autre côté, tout le corps des hommes de loi du royaume est en guerre ouverte avec le chancelier, au sujet d’une mesure qui, si elle ne diminue pas la somme totale de leurs profits, en altérera beaucoup néanmoins la distribution, qui détruira plus d’une fortune naissante, et renversera les espérances de plus d’un jeune aspirant. Aussi, comme on peut le supposer, le projet de lord Brougham a-t-il fait naître une infinité de contre-projets ; et, quoi qu’il puisse arriver, le pays verra toujours en lui l’instigateur du nouveau système sous lequel il sera gouverné à l’avenir après une expérience de six cents ans.

Mais le monde, en général, qui attend des hommes publics autre chose qu’une attention circonscrite aux questions de jurisprudence civile, le monde réclame avec anxiété de lord Brougham quelque autre preuve de son zèle pour le bonheur public. Sa position dans le pays est à présent singulière. Les whigs l’idolâtrent, parce qu’il est le seul homme de facultés éminentes dans un cabinet qui, quels que puissent être ses autres mérites, ne brille certainement pas par le talent. Les tories en font cas, parce que son silence sur plusieurs des mesures proposées par ses collègues leur permet de supposer qu’il les désapprouve, parce qu’ils croient ou affectent de croire qu’il entretient la division dans le cabinet, parce qu’ils assurent que son projet secret est d’établir un gouvernement plus fort dont il serait lui-même le chef. Les radicaux le respectent, parce qu’il s’est toujours défendu d’un vice commun en Angleterre, l’obséquiosité envers l’aristocratie qu’ils détestent, et qu’il a toujours combattue. Enfin, l’on peut dire qu’il est à la tête de tous les aventuriers politiques secondaires du pays ; journalistes, écrivains, discuteurs, tous le regardent en un certain sens comme leur patron et leur Mercure, parce qu’aventurier lui-même, il s’est élevé au poste éminent qu’il occupe en déployant, à un degré supérieur toutefois, les facultés qui les distinguent eux-mêmes. Il possède de plus tout le pouvoir qu’il a pu gagner par un patronage immense qu’il a franchement réparti entre ses amis personnels et politiques. Mais le temps approche où il doit se montrer d’une manière plus éclatante qu’il ne l’a fait jusqu’ici, où il doit réclamer et obtenir le poste le plus avancé, ou retomber dans l’obscurité avec les hommes d’état à demi oubliés, dont les noms ne figurent plus que dans les almanachs de l’année ou la liste des pensionnaires du gouvernement. Les hommes maintenant ne se contenteront plus de simples réformes pratiques dans les détails de l’administration, quelque importantes d’ailleurs qu’elles puissent être. Des millions d’hommes organisés d’une manière inconnue jusqu’à ce jour sont en marche et s’avancent en colonnes pressées ; ils ont cessé de s’occuper de ces propositions spéculatives qui étaient le cri de guerre de leurs pères ; l’aristocratie et la démocratie ne sont plus pour eux que des mots vides, quand il s’agit de revendiquer les droits de l’homme. Les privilèges électoraux, l’égalité des droits politiques, ne sont à leurs yeux que le moyen d’arriver à un but plus élevé c’est la bataille du pauvre contre le riche, la collision du travail et du capital, qui doivent entretenir les angoisses des hommes d’état de la génération actuelle. Il reste à savoir si, lorsque le moment de cette grande lutte sera venu, nous trouverons l’homme dont il a été question dans ces pages à la tête du mouvement, au poste où tant de voix l’appellent, ou s’il se conformera aux principes exprimés dans un de ses discours dont la mémoire s’est le mieux conservée, lorsqu’après avoir prodigué les plus brillans éloges aux institutions monarchiques de son pays, il termina en ces termes : « Et si toutes doivent périr, il vaut mieux périr avec elles que de leur survivre pour lire sur leurs ruines une leçon mémorable de plus de la fragilité des meilleures institutions humaines »


Le titre baronial de lord Brougham (Brougham et Vaux) tire son origine d’une ancienne seigneurie du Cumberland qui touche aux possessions héréditaires de sa famille. Il a épousé, en 1819, une veuve, mistress Spalding, dont il a eu une fille. Un de ses frères, James, membre du parlement pour Kendal, est mort récemment. L’autre, William Brougham, a un office judiciaire à la cour de la chancellerie et représente au parlement le bourg de Southwark.


Un membre du parlement

Londres, 10 février 1834.

  1. La série sur les hommes d’état de l’Angleterre que nous commençons aujourd’hui, est écrite spécialement pour la Revue par un des écrivains les plus distingués de la Grande-Bretagne, qui vit depuis long-temps dans l’intimité des hommes politiques de son pays. Cette nouvelle série marchera concurremment avec les Lettres sur les hommes d’état de la France.(N. d. D.)