Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 43

Charpentier (p. 214-223).
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XLIII

Vers la fin de 1834, de graves ennuis tombèrent dans la vie du vieux peintre. Hokousaï avait marié sa fille Omiyo, qu’il avait eue de sa première femme, avec le peintre Yanagawa Shighénobou. Du mariage naquit un vrai vaurien, dont les escroqueries toujours payées par Hokousaï, furent une des causes de sa misère, pendant ses dernières années. Même peut-être, par suite d’engagements pris par le grand-père pour empêcher son petit-fils d’aller en prison, engagements qu’il ne put tenir, il se trouva obligé de quitter Yédo en cachette, de se réfugier à plus de trente lieues de là, en la province Sagami, dans la ville d’Ouraga, cachant son nom d’artiste sous le nom vulgaire de Miouraya Hatiyémon, et même de retour à Yédo, n’osant, dans les premiers temps, donner son adresse, et se faisant demander sous la dénomination du prêtre-peintre, emménagé dans la cour du temple Mei-ô-in, au milieu d’un petit bois.

Cet exil, qui dura de 1834 à 1839, nous a valu la publication de quelques lettres intéressantes du peintre à ses éditeurs. Ces quelques lettres, nous font entrer dans les tribulations causées au vieil homme, par les coquineries de son petit-fils, nous peignent le dénuement de ce grand artiste, se plaignant par un rude hiver, de n’avoir qu’une seule robe pour tenir chaud à son corps de septuagénaire, nous dévoilent ses tentatives d’attendrissement des éditeurs par la mélancolique exposition de ses misères, illustrée de gentils croquetons, dévoilent quelques-unes de ses idées sur la traduction de ses dessins par la gravure, nous initient à la langue trivialement imagée, avec laquelle il arrivait à faire comprendre aux ouvriers, chargés du tirage de ses impressions, le moyen d’obtenir des tirages artistiques.

En 1834 Hokousaï adresse cette lettre à ses trois éditeurs, Kobayashi, Hanabousa et Kakoumarouya :

Étant en voyage, je n’ai pas le temps de vous écrire séparément, et vous adresse à vous trois, cette seule lettre, que je vous prierai de lire, tour à tour. Je ne doute pas, que vous voudrez bien accorder au vieillard, les demandes qu’il vous adresse, et j’espère que dans vos familles vous vous portez tous bien. Quant à votre vieillard, il est toujours le même, la force de son pinceau continue à augmenter, et à faire, plus que jamais, diligence. Quand il aura cent ans, il entrera dans le nombre des vrais dessinateurs.

Alors le vieux peintre signe longuement : l’ancien Hokousaï, le vieillard fou de dessin, le prêtre mendiant, et sa lettre est pour ainsi dire tout entière dans ce post-scriptum :

Pour le livre des Guerriers (sans doute le Yéhon Sakigaké, imprimé et gravé par Yégawa), je vous prie, vous trois, de le donner à Yégawa Tomékiti. Quant au prix, vous vous arrangerez directement avec lui. La raison pour laquelle, je tiens absolument que la gravure soit de Yégawa, c’est que, soit la Mangwa, soit les Poésies, certes les deux ouvrages sont bien gravés, mais ils sont loin d’avoir la perfection des trois volumes du Fouzi-Yama, gravés par lui. Or, si mon dessin est gravé par un bon graveur, ça m’encourage à travailler, et si le livre est réussi, c’est aussi à votre avantage, parce qu’il vous rapporte plus de bénéfices. De ce que je vous recommande si chaudement Yégawa, n’allez pas croire que c’est pour toucher une commission : ce que je recherche, c’est la netteté de l’exécution, et ce serait une satisfaction, que vous donneriez au pauvre vieillard, qui n’a plus bien loin à aller. (Ici le peintre se dessine, sous l’aspect d’un vieillard, marchant appuyé sur deux pinceaux au lieu de béquilles.) Quant à l’Histoire de Çakyamouni (publiée en 1839), Souzanbô m’a promis de la faire graver par Yégawa, et j’ai dessiné, en me basant sur ce choix : le tournant des cheveux chez les Indiens étant très difficile à graver, et même la forme des corps, et il n’y a absolument que Yégawa qui puisse exécuter ce travail.

Hanabousa, lors de sa visite, il y a déjà quelque temps, m’a dit, en me commandant les Guerriers, qu’il ne me laisserait plus dans l’inoccupation, et je lui rappelle sa bonne parole.

Vous avez commandé à ma fille, une illustration des Cent Poètes, mais j’aime mieux dessiner ce livre, que j’entreprendrai moi-même, après avoir fini les Guerriers. Pour le prix, nous nous entendrons, tant par poète, mais n’est-ce pas ? il est convenu d’avance, que ce sera Yégawa qui gravera le livre.

Et la lettre se termine par un croqueton, où il salue ses éditeurs.

Une autre lettre d’Hokousaï, adressée à l’éditeur Kobayashi, et qui serait datée du dixième mois de l’année 1835 :

Je suis resté sans vous demander de vos nouvelles, mais je suis heureux de savoir que vous êtes en bonne santé. Quant à moi, j’ai vu le délinquant, l’incorrigible qui va retomber sur moi. Et depuis, il m’a fallu réunir des conseils d’amis et de famille, enfin j’ai trouvé un répondant (quelqu’un qui a pris la responsabilité de le surveiller). Nous allons lui faire tenir une boutique de poissons, et nous lui avons aussi trouvé une femme, qui va arriver ici, dans deux ou trois jours. Mais tout cela est toujours à mes frais. C’est par ces empêchements, que je suis en retard, pour dessiner le Souïkodén et Tôshisén (les poésies des Thang), dont j’ai commencé seulement les esquisses, je vous enverrai cependant quelques dessins, et dans ce cas-là je compte sur… Ici, le peintre dessine une main tenant une pièce d’argent.

Une autre lettre sans date, adressée à l’éditeur Kobayashi :

Dans les tons clairs de l’encre de Chine, je supprime toutes les dégradations. Car, si ça va tout seul au bout du pinceau, pour le peintre, l’ouvrier tireur des planches peut à peine faire deux cents exemplaires dégradés : au delà de ce nombre c’est impossible sur le même bois. Et pour ce ton de l’encre claire, faites-le, le plus clair possible : la tendance au foncé, rendant le tirage désagréable à l’œil. Dites à l’ouvrier, que le ton de l’encre claire, doit être de même que la soupe aux coquilles, c’est-à-dire claire comme tout. Maintenant pour le ton de l’encre demi-foncée, si on tire trop clair, ça ôte de la puissance à la teinte, et c’est le cas de dire à l’ouvrier tireur, que la teinte demi-foncée doit avoir une tendance épaisse, un peu semblable à la soupe aux haricots. En tout cas, j’examinerai les essais, mais dès à présent, je recommande ces détails, parce que je veux arriver à avoir une bonne cuisine de mes dessins.

Une dernière lettre d’Hokousaï, écrite au commencement de l’année 1836, et adressée à l’éditeur Kobayashi d’Ouraga. Cette lettre, écrite à propos du Jour de l’An, a en tête un croqueton, où le peintre en costume officiel, entre deux branches de sapin, fait une grande révérence.

Il y a plusieurs portes, où je dois exprimer mes souhaits du Jour de l’An, donc je reviendrai un autre jour, et au revoir, au revoir… Mais, en attendant, pour ce qui regarde les dessins à graver, adressez-vous pour les détails à Yégawa, toutefois vous trouverez plus loin une recommandation pour les autres graveurs.

Je vous remercie de vos prêts fréquents. Je pense qu’au commencement du second mois de l’année, je serai épuisé de papier, de couleurs, de pinceaux, et que je serai forcé d’aller à Yédo, en personne, alors je vous rendrai visite en cachette, et je vous donnerai, de vive voix, tous les détails dont vous pouvez avoir besoin. Par cette rude saison, surtout dans mes voyages, que de choses dures, et entre autres, passer ce grand froid avec une seule robe, à mon âge de 76 ans. Je vous prie donc de songer aux tristes conditions dans lesquelles je me trouve ; mais mon bras (ici un croqueton de ce bras) n’a nullement faibli, et je travaille avec acharnement. Mon seul plaisir c’est de devenir un habile artiste.

Ici, sa lettre finie, il la date du dix-septième mois, et se représente, dans un croquis microscopique, saluant humblement entre son chapeau et son dessin posés à terre.

Mais Hokousaï aime les post-scriptum, et la lettre continue :

Je recommande au graveur de ne pas ajouter la paupière en dessous, quand je ne la dessine pas ; pour les nez, ces deux nez sont miens (ici le dessin d’un nez de profil et de face) et ceux qu’on a l’habitude de graver, sont des nez d’Outagawa que je n’aime pas du tout, et qui sont contraires aux règles du dessin. Il est aussi de mode de dessiner les yeux ainsi (et ce sont des dessins d’yeux avec un point noir au milieu), mais je n’aime pas plus ces yeux, que les nez.

Hokousaï termine sa lettre par cette phrase : Comme ma vie, dans ce moment, n’est pas au grand jour, je ne vous écris pas ici mon adresse.

Enfin une lettre de 1842, adressée aux éditeurs Hanabousa Heikiti et Hanabouza Bounzô, après son retour à Yédo, où il continue à se tenir caché :

Je vous remercie mille fois de votre dernière visite amicale, et aussi de ne pas abandonner le vieillard, et encore de vos bonnes étrennes. Depuis le printemps dernier, mon débauché de petit-fils a eu une conduite déplorable, et j’ai dû, tous les jours, m’occuper à nettoyer les suites de sa sale vie, et j’étais au moment de le mettre à la porte. Mais, il s’est trouvé, comme toujours, des personnages bien trop indulgents, qui m’ont fait patienter jusqu’au jour d’une dernière et plus grosse faute. Toutefois, au commencement de cette année, j’ai dû le faire prendre par son père Yanagawa Shighénobou, et conduire dans la province de Moutzou (une province du Nord) mais il est bien capable de s’être échappé en route. En attendant, ça me donne à respirer un peu. Voici les raisons qui m’ont empêché d’aller vous remercier du livre de Soga Monogatari (livre ancien prêté). Ce nouvel an, je n’ai ni sou ni vêtement, et j’arrive seulement à me nourrir, tant bien que mal, ne voyant mon vrai nouvel an de cette année, qu’au milieu de son second mois.

Au deuxième mois de l’année dernière, quand Yeiboun est venu me voir, j’avais déjà deux volumes terminés du Souiko (roman en 90 volumes commencé en 1807), mais je n’ai pu avancer davantage. En somme, j’ai perdu une année tout entière, grâce à mon coquin de petit-fils, et je regrette cette précieuse année perdue.

Je garde longtemps votre Soga Monogatari, mais je vous prierai de me laisser jusqu’au second mois, où je vous rendrai visite. Autre recommandation. Envoyez-moi, le plus tôt possible, la soie pour peindre la déesse Daghinitén (la déesse représentée montée sur un renard) car le temps passe rapide, comme la flèche, et vous m’avez demandé, que cette peinture vous soit livrée dans le second mois. Si le texte de Gwadén est prêt, envoyez-le-moi, et quand vous m’enverrez la soie, joignez-y le prix de l’illustration des deux volumes de Gwadén. Quand vous viendrez, ne demandez pas Hokousaï, on ne saurait pas vous répondre, demandez le prêtre qui dessine, et qui est emménagé récemment dans le bâtiment au propriétaire Gorobei, dans la cour du Temple Mei-ô-in, au milieu du buisson (petit bois d’Asakousa).