Historiettes et fantaisies/Le voyage de noces

VOYAGE DE NOCE



UN proverbe dit : « Ne comptez pas sans votre hôte. » Je vais vous donner la preuve que c’est chose véritable.

L’aventure est toute fraîche, mois d’août 1899. Mais pour commencer, remontons plus loin.

Isidore Pincemailles avait un père, un petit frère et une sœur. Le père était parcimonieux, ce qui veut dire près de ses pièces. Le frère était industrieux et tenait de son père pour la restriction des dépenses. La sœur se laissait vivre et craignait son grand frère Isidore. Bonne pâte de fille.

Voilà tout le sujet d’un drame.

Il advint que le père mourut, que le petit frère mourut aussi, et que la succession combinée des deux personnes échut à Isidore et à sa sœur Zétulbée — en tout vingt mille piastres, chacun la moitié, libre et franc du collier.

Isidore conserva la maison paternelle, garda chez lui sa sœur, soigna la succession en général. C’est un grand diable, que cet Isidore. Ce qu’il veut il le veut bien résolument. Zétulbée, d’un caractère flottant, ne demandait qu’à se laisser vivre et à lui obéir.


Si vous voulez que je l’explique,
Ce garçon n’a rien de marquant.
Il n’a même rien d’apparent,
Mais c’est un frère… sans réplique.


Parfois Isidore se mettait en dépense pour sa sœur. Il lui achetait des pains d’épices. Le jour de la grande procession il lui présentait un parasol.

Isidore n’a jamais épaté la terre et j’oserais dire qu’il ne songe pas à cela.

Il y avait entre lui et sa sœur comme l’étoffe de deux vieilles personnes. Ni l’un ni l’autre ne semblait vouloir se marier. Isidore prévoyait que le capital de la communauté se doublerait sans effort en quinze ans, dépenses non incluses.

Un aussi beau rêve n’est pas de ce monde. L’amour mit des bâtons dans les roues.

Zétulbée se laissa prendre aux filets d’un garçon tailleur — taillé lui-même admirablement.

Dans la ville des Deux-Grêves où se passe cet histoire véridique, il y a nombre de beaux garçons, mais pas un seul n’est comparable à Lucien Gobédi, le majestueux, le délicat, le poétique, l’adorable Gobédi.

Zétulbée le vit et en fut éprise.

Isidore l’examina et le prit en grippe.

Deux natures en sens contraire. L’une est issue d’Harpagon ; l’autre est dépensière.

Gobédi demanda Zétulbée en mariage. Isidore refusa. Zétulbée trembla devant son frère et, malgré ses vingt-six ans, se soumit.

L’amant persista. Le mariage fut arrangé pour le 20 juillet tout dernier.


On fit même des emplettes,
On prépara des toilettes,
Toute la ville en parla.
Nous prenions un air de fête,
C’était à tourner la tête,
Mais l’affaire en resta là.

Et pourquoi ? Parce que, en apprenant cette nouvelle, Isidore alla dans la forêt, coupa un bâton raisonnable et dit à sa sœur qu’il le lui briserait sur le dos, le matin de la noce, à la porte de l’église. Pas légal le procédé, mais fraternel !

La noce n’eut pas lieu. On en parla dans la ville des Deux-Grêves !

Gobédi n’était plus à son aise, après cet échec. Les gens se moquaient de sa déconfiture. Il prit une grande résolution, il prit aussi un verre de bière et détermina Zétulbée à le suivre.

Le dimanche 30 juillet, Isidore étant dans son banc à l’église paroissiale, entendit l’annonce du mariage de sa sœur avec Gobédi. Il lui semblait que l’orgue jouait :


Nous ferons noces complètes,
Toute la ville en sera.


Sur les marches du temple on le félicita.

Mais son cœur ne parlait pas ainsi.

Sa première visite fut pour le curé, qu’il ne réussit pas à convaincre. Notre homme menaçait de sa canne tous ceux qui voudraient épouser sa sœur, à commencer par le curé.

La sœur battit en retraite, et toute la ville en fit des gorges-chaudes.

Mais le mercredi, trois voitures partirent à la fois de la place publique et se dirigèrent du côté de La Ripouste, village situé à deux lieues plus loin. Le curé des Deux-Grêves avait signé un bon billet demandant à son voisin de célébrer le mariage, pour dérouter le grand frère Isidore qui voulait commettre une esclandre et démantibuler la noce.

Le curé de La Ripouste était absent !

Isidore finit par avoir connaissance de ce qui se passait. Il monta à cheval et courut après la noce pour arrêter la cérémonie.

Les camarades du fiancé lui télégraphièrent l’annonce du péril. Alors ce dernier, prenant un air héroïque, s’écria : « N’attendez pas. En avant ! Fuyons jusqu’à Tamponneau ! »

La caravane se remit en voitures.

Isidore suivait à franc étrier, se promettant d’arriver assez tôt pour empêcher le commencement de la consommation. Il prit un chemin de traverse et dépassa la bande.

Lorsque celle-ci monta le perron du presbytère de Tamponneau, l’affaire était dans le sac, par la vertu d’Isidore.

Le curé de Tamponneau reçut la compagnie cordialement, lut la lettre du curé des Deux-Grêves, déclara qu’elle était adressée au curé de La Ripouste, ce qui était vrai, et renvoya les fiancés dos à dos.

Le même soir, la noce rentra aux Deux-Grêves, sans tambour ni trompette.

Les amis avaient préparé des bouquets et de la musique pour recevoir les mariés. Au débotté on complimenta Gobédi sur toute la ligne. Puis les explications s’en suivirent… pas gaies du tout !

Le mot d’ordre aujourd’hui est « À quand la noce ? »

Plaignez, messieurs, mesdames,
Plaignez, charitables âmes
Plaignez deux amoureux
Qui sont bien malheureux !