Historiettes et fantaisies/Depuis cinquante ans

DEPUIS CINQUANTE ANS



IL n’est pas bon de dénigrer le passé, car ce serait de l’ingratitude. Sans le passé, ma foi, que serions-nous ? Des sauvages. Pas ne voulons être autant arriérés. Alors donc, sans mépriser les jours de nos braves ancêtres, il est permis de parler des nôtres et de les comparer un peu les uns les autres.

Le monde marche, souvent à cloche-pied, et parfois sur des échasses. Notre siècle a choisi cette dernière pratique ; pourvu qu’il ne se casse pas le nez il ira loin.

Les enfants sont les premiers à nous mettre sur la piste de la réflexion. Tout ce qui leur apparaît leur semble ancien. Nous voilà beaux, nous autres, qui croyons que tout est récent et que nous l’avons vu commencer ! C’est en écoutant les jeunes que je me suis remémoré tout ce chapitre, neuf comme la lune, où je me perds à dire que cela, et ceci et cette autre chose ne sont venus au monde qu’après ma naissance. Nos ancêtres ne se serait jamais douté de mon embarras, car les nouveautés chez eux étaient rares et bien définies.

Est-il vraiment neuf notre siècle ? Oui, puisqu’il a débuté au berceau de chacun de nous. Dites, quels sont les siècles qui vous appartiennent ? Pas un, n’est-ce pas, sauf le demi-siècle où vous vivez. Cela vous donne le droit de vous vanter de votre importance !

Je suis très sérieux et très rieur sur ce sujet. Ce que j’ai vu me prouve la nécessité de faire des comparaisons entre les choses un peu anciennes et les nouvelles, afin de juger des perfectionnements survenus un peu partout depuis deux ou trois quarts de siècle. Va sans dire que j’incline pour les nouveautés ; il sera toujours temps de reprendre les vieilles manières, car si elles sont bonnes nous irons à elles et elles reviendront à nous.

En morale, je ne trouve rien de nouveau à signaler. Fixons plutôt nos souvenirs dans l’ordre matériel, notre monde a bien changé sous ce rapport. Il était ce qu’il n’est plus, en quelque sorte. Un élan formidable s’est produit vers l’inconnu, ce qui a disloqué le vieux mécanisme et provoqué des transformations.

Retournons à 1840, par exemple. Lisez les journaux de ce temps. Vous vous y trouverez dépaysés — je parle aux jeunes — attendu que tout roulait alors sur des affaires différentes de celles de notre situation actuelle. Celui d’entre nous qui se souvient de ces jours d’autrefois est amené à des réflexions assez curieuses ; il vit actuellement dans un monde autre que celui de sa jeunesse, un monde en apparence semblable, pas pareil — mais le même cependant. Tout change et tout se recompose avec le temps — avec peu de temps en ce siècle — c’est la raison des remarques qui vont suivre.



Couper le grain à la faucille, à la poignée, le coucher sur le champ, le ramasser en javelle avec des rateaux, le battre à grand renfort de bras ; s’épuiser la constitution à labourer la terre, puis y semer l’espoir de la prochaine récolte, c’était l’ancien système. Les machines ont modifié tout cela. L’homme est devenu le roi de la création, puisqu’il n’a qu’à ordonner pour voir le sol produire ses fruits. C’est donc une conquête de notre temps, qu’il faut enregistrer. Les premières machines à battre le grain, le couper sur pied, le ramasser, faisaient sourire des hommes que je croyais très intelligents et qui n’étaient que de vilains routiniers, comme il s’en voit encore.

La chandelle de six et la chandelle de quatre avaient du bon — mais pas autant que le gaz d’éclairage et la lumière électrique ! Nous avons appris le B A ba sous un lumignon enveloppé de suif ; nous écrivons le présent article sous les effleuves de l’astre électrique. La nuit sombre, ténébreuse, effrayante, n’existe plus, et sans faire de la nuit le jour, dans le sens des viveurs qui mangent leurs fortunes entre deux soleils, nous avons de quoi nous moquer de Louis XIV et de ses douze cents chandelles allumées à un bal de Versailles. Le roi-soleil n’avait qu’une mèche de coton pour éclairer ses fêtes.



Jadis, à la traverse des rivières, il y avait des bacs. Plus tard on inventa le horse boat. Nos ponts valent mieux que cela. Laissez-moi vous dire que dans les lettres de voyages de Mgr  Plessis, qui visita la France et l’Italie en 1819, il est parlé de l’absence des ponts dans les pays qu’il parcourait ; il en rit, tout en plaignant les populations qui souffrent de ce manque de transport. Sa bonne humeur lui fait sans cesse comparer le Canada avec les contrées européennes. Ce qu’il observe, ce qu’il dit n’a rien perdu de sa valeur : nous sommes le peuple constructeur de ponts ; de plus nous donnons l’exemple aux perceurs de tunnels, car la méthode américaine est la meilleure du monde entier.

M. Merritt, parlant en présence de la législature du Canada vers 1845, disait : « Nous devrions utiliser les navires à vapeur qui commencent à voyager d’Europe en Amérique. Une subvention du gouvernement amènerait deux ou trois de ces vaisseaux dans notre fleuve, chaque été, et voyez quel bienfait pour nous ! » On lui répondit qu’il rêvait.

Cinquante ans après M. Merritt, nous voyons quatre ou cinq de ces navires remonter le fleuve, chaque jour de l’été, portant au Nouveau-Monde des produits contre lesquels ils échangent ceux du Canada.

Vers 1817, un membre de la Chambre des Communes d’Angleterre disait que, si des émigrants étaient expédiés au Canada, il faudrait leur envoyer de la viande et de la farine pour subsister, vu que le pays était à l’état sauvage. C’est nous, à présent, qui envoyons des céréales et du bœuf et des moutons, du beurre, du fromage et des pommes au marché de Londres.



Nous n’avions pas d’aqueduc, rien que des puits ou le service des porteurs d’eau, hélas ! peu ragoûtant. Et le breuvage de notre premier père coûtait le prix ! Par un coup de baguette, la fée moderne a donné à chaque maison un fleuve à robinet ! De l’eau à laver tout le monde, on n’en revient pas. Des jeunes s’imaginent que cela a toujours existé. Avoir un bras du Saint-Laurent dans sa chambre était un rêve, qui vient d’être fait réalité. Inclinez-vous fière jeunesse — et redoublez d’ardeur pour l’eau claire.

Quinze sous de port une lettre ordinaire entre Québec et Montréal. Des faiseurs de calculs demandaient que le taux fut réduit à six sous. Horreur ! Nous l’avons amené à un sou, pour la plus grande gloire de ceux qui écrivent : « À mon fils, commis en ville. » Il y a même un bureau qui s’occupe de retrouver les adresses oubliées des destinataires. Le fils en question ne tarde pas à recevoir des nouvelles de sa famille.



Une couture faite à la main, quoi de plus beau ! Des visionnaires, cependant, voulaient coudre à la mécanique. Ces fous d’inventeurs ! Pourquoi pas chercher le bâton à un seul bout, la corde à virer le vent ou la fleur qui ne fane jamais ? On est parvenu, néanmoins, à coudre assez proprement une foule d’articles qui se vendent en magasin et se portent très bien. Sont-ils drôles ceux qui ne veulent jamais croire que l’humanité fait un pas en avant chaque fois qu’elle remue ! Laissez donc l’humanité agir : elle est conduite par plus fort qu’elle même. Et puis, elle se moque bien de vous ! Suivez-la doucement pour avoir l’air de la comprendre. De fil en aiguille vous arriverez à une vie plus facile.



Les rues étaient sales, non égouttées, puantes, sans trottoirs, sans nivellement. Cela nous semblait tout à fait convenable. À présent, elles sont dix fois mieux, nous les voulons dix fois meilleures, et nous n’avons pas tort. Faites-nous des allées de plaisance, nous payerons double contribution. Rendez la vie en plein air agréable, les gens en santé vous le demandent. Ceux qui n’ont pas de santé n’ont rien à demander, mais ils sont avec nous et désirent que l’on fasse des villes habitables, et ils séjourneront en ce monde plus longtemps ; autrement ils le quitteront vite !

Les arbres, c’étaient bon pour les forêts, pas d’ombrage dans les villes ! Petit à petit, on a planté le long des trottoirs de jolis alignements de verdure qui forment un parasol continu, durant la saison des chaleurs. Nous demandons que toutes nos villes se remplissent de branches feuillues, hautes, verdoyantes, pour le plaisir des yeux et pour abriter nos têtes échauffées par le soleil de la canicule. Allez-vous nous accorder cela Messieurs les échevins ? Peut-être que non. Craignez, pourtant, d’être appelés rétrogrades, c’est un mot terrible, qui vous prive du support du suffrage populaire. Méditez sur la question des arbres d’ornement.

À toute heure, tout moment de la journée, il fallait partir en ville pour voir l’épicier, le boucher, le marchand de batiste, le vitrier, que sais-je ? Aujourd’hui, on se parle par téléphone. Il n’y a pas d’affaire si peu pressée qu’elle soit, qui ne se règle par le fil téléphonique. Les amoureux même ont adopté cette broche pour parer aux circonstances imprévues.



« Un chemin de fer partira un jour de Québec et ira rejoindre le Haut-Canada. » Voyez-vous comme ce projet était impossible ? Il l’était tellement que j’ai entendu un orateur s’écrier : « Pas un enfant, parmi ceux qui sont au berceau, ne vivra assez longtemps pour voir ce merveilleux ruban de fer et les locomotives qu’il portera. » Quinze ans plus tard, cet entêté montait en chemin de fer — première classe — pour aller voir sa tante à l’ancien bout du monde : à Montréal.

Les journaux annonçaient que l’on avait imaginé une machine à écrire et qu’elle allait être mise dans le commerce. Un long éclat de joviale humeur répondit à « cette bonne farce. » C’étaient des gens qui croyaient savoir l’orthographe.

Il y avait des hommes qui ouvraient des trous dans les rues et y plantaient de longs poteaux sur lesquels ils assujettissaient des fils de fer, et nous nous demandions ce que cela voulait dire. On nous répondit : « C’est le télégraphe. » Il fallut l’expliquer en grec pour nous rendre encore plus perplexes. Télé veut dire : de loin ; graphein signifie écrire : — donc écrire de loin. Il était évident que l’on se moquait du pauvre monde. Lorsque les dépêches commencèrent à circuler, plusieurs citoyens y virent distinctement la griffe du diable. Le fait est que Satanas a toujours passé pour un individu extraordinaire. Sa réputation est surfaite néanmoins. L’homme l’a battu en trouvant l’électricité.

Un yankee, appelé Cyrus Field, voulait réunir l’Europe et l’Amérique par un courant télégraphique ; on se moqua de son projet. Il mit sa fortune au jeu et réussit ; alors tous le monde déclara que ce n’était que l’application du sens commun, et même que la chose n’était pas surprenante : la preuve, c’est que les narquois de la veille devinrent les actionnaires du lendemain. Ils « approuvaient » l’idée de Cyrus Field. Bonne gens !



Les oranges, les poires, les raisins de table et tant de bons fruits qui croissent et mûrissent loin de nous, ne pouvaient nous parvenir sans coûter des prix ridicules. Lucullus dînait sans bananes sur les bords du Saint-Laurent. Nous avons changé tout cela ; les produits des antipodes sont à nos portes, à bon marché, et je doute que le paradis terrestre ait été aussi bien approvisionné que nous le sommes en ce moment. Nous le serons encore davantage des années prochaines. En même temps, la pomme fameuse de Montréal est à la place d’honneur sur la carte des bons restaurants de Paris.



Celui qui prononçait un discours était obligé de l’écrire, pour faire le bonheur de ceux qui ne l’avaient pas entendu. Nous parlons, et les sténographes prennent nos phrases au vol, les impriment, les répandent, de sorte que nous n’avons plus qu’à parler — seulement, malheur à celui qui parle mal, il n’a pas le temps de se corriger.

Le travail de l’imprimerie était atroce, lent, accablant, irrégulier, sans plaisir. Maintenant, c’est un jeu ; une presse que vous regarder tourner, vous donne vingt mille tirages à l’heure. Autrefois, c’était huit douzaines ou même moins, et l’on mourrait à la peine.

Des gravures mal faites, barbouillés de couleurs impossibles, nous étaient offertes à raison d’une piastre chacune. Nous trouvions cela superbe. Des procédés nouveaux se sont produits et l’on nous vend des chef-d’œuvres à trente sous, mais nous demandons de les payer trois fois moins. Cela viendra.



Dans l’ordre des choses artistiques, quel changement ! Nous avions des dessins quasi chinois, des colorations insensées, des formes qui ne disaient rien. Voilà que l’on nous offre de beaux modèles, d’après les œuvres de maîtres, des imitations présentables, des copies de choix. Les étoffes, les meubles, les bijoux s’adressent à l’esprit et au sentiment. Il y a un réveil de pensées dans nos industries de toute nature. Nous voyons plus de belles choses en un jour que durant une année autrefois.

J’ai vu, j’ai vu, j’ai vu telle époque où il n’y avait rien à voir. À présent, c’est comme au théâtre :


Je vois le soleil et la lune
Qui tiennent des discours en l’air.


Ceci est la satire de mon article, car je parle de ce que tout le monde connaît ; donc : discours en l’air.



Mais, n’allez pas croire que je vais m’arrêter ici ! Il me tombe sous la main un livre intitulé L’homme comme il le faut, œuvre du R. P. Marchal, et j’y trouve la description d’un type humain créé par l’extrême développement des affaires, depuis cinquante ans : l’aventurier de la Bourse. Ce type-là existait avant nous, comme la punaise à patate, mais il n’avait pas encore rencontré son aliment propre, dans une proportion convenable à ses capacités : il l’a maintenant et il prospère, pullule, s’étend, dévore, saisit, transforme une partie de notre société. Voici les paroles du Père Marchal :

« Doué de cette puissance d’illusion magique qui changerait en diamant les pierres du chemin, cet homme a foi en sa fortune. Il sait qu’elle l’attend quelque part et, dût-il crever sous lui cent chimères, il la poursuivra sans relâche. Sa foi le rendra éloquent, et son éloquence, où les chiffres tintent, agit sur les créanciers comme la musique militaire sur les soldats que l’on mène au feu. Elle transforme l’avare en prodigue, le lâche de l’épargne en héros du risque, et l’alarmiste timide en spéculateur audacieux. Sortie de sa cervelle en ébullition, une fumée se réalise et devient palpable. Rien ne déconcerte ce soldat du lucre, ce Christophe Colomb de l’opulence. On le croit perdu, sombré ; la Bourse crie : « Un homme à la mer ! » Levez les yeux, il est au haut du mât de cocagne, criant : « terre ! terre ! » et saluant avec allégresse sa découverte tant rêvée. Le voilà riche, mais ne lui parlez pas de quitter cette vie d’agitation et de luttes ; elle est son atmosphère, son élément, son climat. Comme ces animaux marins que l’eau douce empoisonne il lui faut pour vivre la salure du flot, l’écume de l’orage. Les affaires sont des cartes pour ce terrible joueur et il les battra de ses mains fiévreuses tant qu’il n’aura pas amené l’atout de ses rêves. L’inquiétude est sa loi, son souffle et la spéculation l’emporte dans sa course vertigineuse comme le coursier sauvage qui emportait autrefois Mazeppa dans les steppes de l’Ukraine. Il marche, il court, faisant le tour des affaires et des intérêts, touchant à tout, remuant à la pelle les vérités et les mensonges, les mondes et les atomes, les réalités et les paradoxes, créant des valeurs fantastiques, fatiguant les billets de banque, faisant sauter des cervelles — jusqu’au moment où une vague l’emporte, pour ne pas laisser à l’ennui la peine de consumer ses jours. »

Oui, c’est la première fois dans l’histoire du monde que l’on voit cette classe d’hommes exercer ses talents sur une grande échelle, parce que c’est la première fois qu’un horizon aussi immense lui est livré.

N’allez pas confondre celui qui précède avec ce que l’on appelle « le millionnaire. » La plupart des millionnaires ont gagné leur argent par des travaux dignes de respect. Le millionnaire dit : « Je me suis fait moi-même, » et avec raison. Les malins disent : « Il se suiffait lui-même, » mais c’est pour la galerie qui demande à rire. Les hommes très riches ont existé de tout temps ; de plus, il en faut. Que notre époque nous en montre une floraison, je n’y vois pas de mal. L’argent s’entasse, puis coule comme de l’eau ; chaque terre en est arrosée. L’argent roule, nous roulons avec lui. Rouler est le sort du monde, il n’y a rien de carré dans la nature. L’homme a conçu la forme carrée, et il ne s’en trouve pas bien, voilà pourquoi il manifeste son admiration en disant ; « Un tel est rond en affaire. »

Les richards de l’antiquité tenaient un rang spécial, les nôtres ne font que les imiter. À Pompéi, l’on vient de découvrir une résidence de belle mine, et les mots Salve lucro sont gravé sur le seuil de la porte. Honneur au gain ! Il fut, de tout temps, un demi dieu, le seigneur Argent ; il n’a pas attendu le caoutchouc et le pavage en asphalte pour se faire valoir. Je ne m’étonne pas qu’il se déploie de nos jours avec tant d’éclat — tout s’y prête — nous prêtons tous de l’argent à l’Argent. S’il nous ruine, il s’enrichit, et quand il est riche il se ruine à son tour afin de nous enrichir. La boule est ronde, voyez-vous.



De cet article, la morale la voici : de prodigieuses nouveautés nous sont offertes pour notre confort particulier ; profitons-en, mais ne disons rien contre ceux qui en retirent des fortunes d’occasion. Nous sommes riches, éternellement riches des bienfaits que la science, les découvertes, l’industrie, l’audace des hommes ont répandus parmi nous depuis cinquante ans. Aucune période de l’humanité n’a vu autant de transformations que celle de 1840 à 1900. Nous avons vécu dix existences dans ce court laps de temps. C’est fort joli. Mourons joyeux.