Historiettes et fantaisies/La banlieur de Paris

LA BANLIEUE DE PARIS



L’ARTICLE sur Pion des Loches nous a conduit en France. J’y suis, j’y reste — et cela d’autant plus volontiers que Paris et ses environs abondent en souvenirs canadiens.

Je me promène dans la rue du Canada, j’arrive aux casernes de la Nouvelle-France, je visite l’emplacement de l’ancien cimetière des Innocents, près duquel fut assassiné Roberval, au lieu de périr en mer, comme le dit une légende.



C’est dans la banlieue surtout que je retrouve les choses de notre passé. La ville mesure trois lieues en travers ; elle est ronde ; alors parcourez la lisière de terre, large de cinq ou six lieues, qui l’entoure et vous ferez un voyage de ceinture de la même longueur que d’Ottawa à Montréal, ou de Montréal aux Trois-Rivières — c’est pourquoi la ville des Trois-Rivières a une banlieue elle aussi.

Meudon, sa terrasse, ses jardins, ses bois charmants, me tentent tout d’abord. En 1871, les Prussiens bombardèrent le quartier Montparnasse de Paris du haut du terre-plein de Meudon. Rabelais était curé de Meudon en 1545-1553 et il y écrivit son dernier ouvrage, dans lequel il fait sans cesse allusion au Canada. C’est de Jacques Cartier qu’il tenait ses renseignements, et je pense bien que notre découvreur a dû le visiter chez lui ; cela me paraît d’autant plus probable que, pour aller de Saint-Malo à Fontainebleau, où était François I, on passe par Meudon. Regrettez-vous maintenant d’être sorti de la ville pour aller dans la campagne voir une page de l’histoire du Canada ?

Entendez-vous une voix qui chante, du côté du bois de Clamart ?


C’est dans Paris, y’a t’une brune,
Elle est plus belle que le jour !


Hé, mais ! c’est comme chez nous.

Je monte ensuite à la terrasse qui ressemble à celle de Québec et je vois Paris. En tournant mes regards dans la direction opposée, j’aperçois Chaville, remarquable par une immense allée de promenade, entièrement ombragée d’arbres importés du Canada, je ne sais par qui, mais le fait est certain. Chaville est une retraite délicieuse pour les malades et les vieillards.



Nous partons à pied pour aller à Versailles ; un bon bout de chemin, mais la route est si belle ! Voici la ville, les palais se dessinent, nous entrons dans la cour d’honneur, je salue Louis XIV sur son grand cheval ; il demeure impassible, mon sang canadien fait un tour, je deviens hardi et j’apostrophe le roi :

— Tu ne me reconnais pas ? Parce que tu es coulé en bronze, te figures-tu que tu peux échapper à la présence de l’un de tes créanciers ? Tu as blagué les Canadiens en ton temps, et pour les adoucir, tes ministres ont formé à Versailles un musée qui porte notre nom : raquettes et mitasses — mais cela ne paye pas ta banqueroute de 1715 ; il reste à rendre compte du château de Versailles, bâti avec nos castors. Sire, vous nous devez plus que vous ne pesez et comme nous sommes bons princes, là-bas en Amérique, je vous donne quittance générale, à la seule condition que tous les Canadiens visitant Versailles soient reçus comme chez eux dans ces murs qu’ils ont payés. Est-ce entendu ? Oui — topez-là, mon roi, et sans rancune.

Voilà comment je traite avec les puissances. On a souvent besoin d’un plus petit que soi — et Louis XIV exerce encore un certain prestige sur le monde. Je lui enverrai une caisse de sucre d’érable.



À Versailles, j’ai un ami, Mauzaise — un drôle de corps. C’est lui qui se charge des fils des mandarins chinois qui vont en France apprendre l’art de rouler les diplomates de la République, depuis Thiers jusqu’à Loubet inclusivement. Ah ! si je vous racontais tout ce que je sais là-dessus — mais le Canada n’y est pour rien.



Où allons-nous ? Grave question en politique — pas en voyage. Nous faisons un crochet et de suite, le chemin de fer aidant, nous arrivons au bois de Boulogne, la paroisse du curé Boulard, en 1765. Vous souvient-il de Bougainville, le grand navigateur ? C’est à Boulogne qu’il s’arrêta un instant après être revenu du Canada et il y enleva, haut la main, le curé, qui était trop savant pour le petit monde qu’il desservait. L’abbé Boulard fut emballé et dirigé vers le Havre, d’où il partit pour faire le tour du monde — périple qui dura trois années. Ce prêtre savait le Canada par cœur. Bougainville nous appartient ; l’abbé Boulard aussi. On marche dans les souvenirs canadiens aux portes de Paris, et cependant combien de nos gens qui se promènent dans ces endroits n’en savent pas le premier mot ?



Il faut que je retourne vers l’ouest ; je veux revoir Marly, le petit château de plaisance de Louis XIV, où il signait des édits sur la tenure seigneuriale du Canada et même nous accordait la faveur de posséder des esclaves nègres — complaisance royale que nous n’avons pas acceptée.

L’histoire du Canada est ici partout. Évoquez un nom de lieu ou celui d’un homme, et je rattache de suite mon pays à ce que vous dites. Tenez ! nous entrons dans Paris, pour arriver aux Gobelins, sur la petite rivière Bièvre — je vois, dans le passé lointain, un monde de castors du Canada travaillé par les industriels, pour en faire des chapeaux… de soie. Bièvre et castor, c’est le même mot. On appelait « pelletiers » ceux qui se livraient au commerce des peaux fourrées.

Nos familles Pelletier sont de nobles origine, puisqu’elles procèdent du castor… national.



Vous savez ? on part de Paris et, en moins de rien, on est à Saint-Germain-en-Laye. Quelle contrée pour un poète ! Quel souvenir au cœur du Canadien ! C’est là que, en 1631, le roi Louis XIII signa ce fameux traité qui rendit le Canada à la France — mais il n’obtint sa colonie qu’à condition que la dot de la reine d’Angleterre, sa sœur, serait payée intégralement. Pauvres Canadiens, nous prenions part, ainsi, aux mariages des souverains.



Montmorency n’est pas loin. Le duc qui portait ce nom fut notre vice-roi. La cascade située près de Québec n’a rien de comparable à la chute qu’il fit lui-même, car il perdit la tête sous la hache de Richelieu. Le nom primitif de la famille Montmorency était Bouchard, aussi lorsque le chef de cette famille vota pour l’abolition des titres de noblesse, en 1789, M. de Talleyrand s’approcha de lui, et, levant son chapeau, prononça un « bonjour monsieur Bouchard ! » qui eut du retentissement à Versailles.



Près de Montmorency il y a Montmagny, un nom passablement canadien.

Nous entrevoyons Pathay, champ de bataille où fut tué Pascal Comte, zouave canadien.

À Champigny, au sud-est de la ville, est né Étienne Brûlé qui remonta le premier la rivière Ottawa, vit le premier le lac Huron, le lac Supérieur, le lac Érié, la Pennsylvanie, la bouche de la Susquehanna et ne s’en porta pas plus mal. Tout cela de 1615 à 1623.

Je vois d’ici le donjon de Vincennes où fut enfermé le prince de Condé, alors notre vice-roi — si bien que cet événement, en le faisant se tenir tranquille, donna naissance au grand Condé.

La forêt de Bondy n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’ombre d’une forêt redoutée. Qui nous dira si la famille canadienne de Bondy tenait de près ou de loin à cette localité ? Le premier Bondy du Canada venait de la paroisse Saint-Germain l’Auxerrois, de Paris, à deux pas de la place où un limonadier des Trois-Rivières établit plus tard un débit de John Collins et fut guillotiné sous Robespierre. Quand je me promène dans Paris et ses environs, je retrouve partout des miettes de notre ancien temps.



La Malmaison. N’allez pas croire que je la mentionne à cause de mon oncle Napoléon I, mais c’est de là que partit en 1811 la dépêche disant à Madison, président des États-Unis : « Prenez le Canada, je vais occuper l’Angleterre en Europe, de manière à lui ôter l’envie de vous gêner. » Le Canada avait bec et ongles — c’est ce que ni l’Angleterre, ni Napoléon, ni Madison ne soupçonnaient.



Je crois bien avoir fait le tour de la banlieue de Paris, en serrant de près les murailles de la grande ville. Si nous nous élevons un peu au nord de cette zone, nous entrons dans le Vexin-Français, petit territoire, autrefois reconnu comme une province, et qui avait ses lois propres. C’est du Vexin-Français, et non du Vexin-Normand, que nous avons reçu nos premières lois. Je pourrais dire, avec Molière : « Aristote, là-dessus, proclame de fort belles choses ! » mais trop de science devient encombrant. Le Canada a d’abord été régi par la coutume du Vexin et, après 1665, par la coutume de Paris, dans laquelle Colbert avait fait enclaver la coutume du Vexin. Il avait simplement oublié de donner à une colonie agricole un code agricole. Ainsi, vous, voyez !



Je traverse Paris en long et en large, sa banlieue, ses environs, me retrouvant toujours au Canada, mais je constate que le sucre d’érable n’y est pas connu.

Cependant, écoutez ! le portier du ministère de la Justice, à Paris, est un Montréalais, et il sucre son café avec le produit de notre arbre national. Ses confrères apprécient l’arôme toute particulière de notre sucre — son goût exceptionnel — et ils s’imaginent que c’est là un secret inobtenable ; pourtant nous offrons ce secret à tout le monde.

Un restaurateur à qui je parle du sucre d’érable, finit par comprendre que c’est le produit d’une contrée lointaine, et il s’écrie :

— Je vous prenais pour un Français !

— Français je suis, mais Canadien.

— … Du pays des cannes, alors ? Cannes à sucre.

Je me suis mis à parler anglais incontinent, et je l’envoyai se faire sucre.



Faisons de nouveau le grand tour de la banlieue et, sans nous attarder nulle part, relevons les noms des localités : Gentilly, Grosbois, Lachesnaye, l’Ange-Gardien, Châteaufort, Argenteuil, Beaumont, Montesson, Beauregard, le lac Supérieur (bois de Boulogne.) Tout cela frise le Canadien.



Allant de Chaville à Meudon, je rencontrai l’un de mes amis de Montréal qui portait le ruban rouge à la boutonnière. Ceci me surpassait ; je voulus savoir la source de cette faveur gouvernementale. Tout naïvement, mon ami déclara que, sur les boulevards, il avait vu nombre de boutonnières rouges, et puisque c’était la mode il tenait à s’y conformer. J’en profitai pour instruire mon Canadien des us et coutumes, lois et amendes du bon pays de France touchant le port non autorisé des décorations.

C’est probablement le même qui passe pour avoir demandé des straps de rasoir à un boutiquier de la rue Quincampoix, ou encore qui disait à un pur Parisien :

— Me prenez-vous pour un habitant !

— Non, répondit le Parisien, on voit bien que vous êtes un étranger.



Hébert et moi nous rentrons dans la ville par la porte d’Italie, absolument comme Napoléon, le 20 mars 1815, au retour de l’île d’Elbe, et nous nous rendons à l’atelier de notre sculpteur. C’est un vaste bâtiment situé sur la pente qui domine Grenelle et le champ de Mars. Je mets mes notes en ordre, tout en examinant le dessin du monument de la reine Victoria, que vient de terminer Hébert. Le moule en est fait d’une double pensée, dont il me faut garder le secret. C’est dressé pour tout un peuple. Hébert n’en fait jamais d’autre !



Entre-nous, il faut être honnête, si toutefois on ne l’est pas avec tout le monde, eh bien, je n’ai jamais mis le pied en France depuis l’année 1641, soit deux siècles avant ma naissance, mais je me promène souvent dans la banlieue de Paris en imagination, un guide Bædeker à la main.