Historiettes et fantaisies/Hommes forts

Historiettes et fantaisiesA. P. Pigeon (p. 91-96).

HOMMES FORTS



J’AI vu Grenache lever la jambe et casser du bout de son pied le bras d’un colosse qui s’avançait sur lui, armé d’un bâton.

J’ai vu Duhaîme prendre à pleines mains et sortir de la foule un batailleur redouté, puis, le replantant sur ses quilles, lui dire avec une bonhomie charmante :

— Comportez-vous mieux — ce n’est pas joli.

Le capitaine Labelle me montrait un jour une chaloupe attachée à l’arrière du Québec : — Voyez donc, me dit-il, l’imprudence des promeneurs : à peine aurons-nous fait deux tours de roue que la vitesse du navire fera chavirer cette embarcation comme une mitaine.

J’avisai Jack Naud qui rôdait aux environs et, en deux mots, lui contai l’affaire. Il sourit, empoigna la chaîne qui retenait la chaloupe, tira à lui, en goguenardant, et embarqua « toute la boutique » à bord du Québec, en moins de rien. Ce fut une affaire d’importance lorsqu’il s’agit de mettre à terre ce « passager » que cinq hommes remuaient avec peine.

J’ai vu Javotte Rouillard emporter sur son épaule un cochon gelé qui pesait deux cents, et que le boucher, propriétaire de la pièce, avait fait placer, par malice, en travers du chemin de la dite Javotte. Sachez que nous avons aussi nos femmes fortes ! Javotte tenait de son père une puissance de muscles qu’elle a transmise en partie à son garçon, Joseph-Marie, noyé l’année dernière pour avoir trop présumé de sa résistance à la fatigue.

Le grand-père Rouillard s’attelait un jour sur un « bateau de roi », et le montait sur la grève, mais voyant qu’on lui marchandait son salaire, il repoussait le bateau au fleuve — ce que dix hommes n’eussent pas été capable d’exécuter. C’est le même qui, d’un coup de poing, tuait raide un soldat anglais, au milieu d’une cinquantaine de ses camarades insurgés contre leur commandant.

Et Cadet Blondin ! qui portait la charge de trois hommes dans les portages. En voilà un voyageur ! Vers 1820, alors que les compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d’Hudson étaient en guerre, il chercha refuge, par un soir de tempête, dans un poste de la compagnie rivale. Personne ne le connaissait en cet endroit, mais on voyait bien à ses allures qu’il n’était pas de la « compagnie ». Un quolibet n’attendait pas l’autre. Cadet se brûlait les sangs. Après avoir fumé la pipe, quelqu’un lui demanda de prendre un petit baril qui se trouvait dans un coin et de le lui passer. Il voulut faire la chose poliment, mais bernique ! l’objet lui glissa entre les doigts. Et les compagnons de rire aux éclats. C’était mettre le feu à la poudre. La poudre c’était Blondin. Quant au baril, il était rempli de balles. En deux secondes, l’hercule se baissa, enleva le malencontreux paquet et le lança contre le pilier qui supportait la toiture. Tout croula comme si une bombe y passait. « Et maintenant, dit-il, couchez dehors ; mon nom est Cadet Blondin. »

Les anciens m’ont raconté que, durant la guerre de 1812, un détachement des artilleurs royaux passant à Yamachiche, y avait fait halte pour souper. C’était l’hiver. Sur des traîneaux on avait placé les bouches à feu, et sur d’autres les boulets. Quelques gaillards voulurent s’amuser aux dépens des gens du pays. Trois ou quatre entrèrent chez Blondin, et, sans dire bonjour ni bonsoir, enfilèrent l’escalier du premier étage. Aux cris des femmes, Cadet accourut. Le premier soldat qu’il saisit passa par la fenêtre, emportant vitres et barreaux, le second de même ; les autres s’échappèrent. Ce fut le signal d’une levée de baïonnettes, pour ne pas dire de boucliers. Les militaires n’entendaient pas avoir le dessous. Cadet, voyant sa maison cernée, s’échappa et courut vers les traîneaux — suivi de toute la bande. Alors commença une scène épique — un chant d’Homère. Le Canadien empoignait les boulets, et de son bras formidable, les lançait comme eût fait un canon bien servi. Ce n’étaient point des boules de neige, bras, jambes, etc, tout se brisait au contact de ces joujous. Le quart de la troupe resta à l’hôpital. Il ne séjourna plus de « réguliers » à Yamachiche durant la guerre.

Je me demande si la force physique est héréditaire dans certaines nations, certains individus, certaines localités.

Oui et non.

Tout dépend de l’influence des milieux.

Suivant les conditions auxquelles est soumise ou se soumet une nation ou une famille, il vient un moment où cette nation, cette famille produit sa fleur. Depuis Adam c’est l’histoire des hommes. Le Canada n’échappe pas à la loi générale. Grenon, Blondin, Montferrand, Grenache, Rouillard, et d’autres, bien connus, ont été l’épanouissement d’autant de lignées ou familles qui avant comme après eux, ne surent produire aucun type susceptible de leur être comparé. C’est une fois pour toutes — bien qu’il se présente des quasi exceptions, car il y a, d’une génération à l’autre, progression ou décadence graduées et mesurées, rarement subites. Le père d’un homme fort est plus qu’un « homme du commun », et le fils d’un être extraordinairement doué vaut presque toujours son grand’père mais pas son père.

S’il arrive parfois que, à un siècle de distance, le phénomène de la force musculaire se reproduit, c’est que, durant cette intervalle, la famille s’est retrempée à des sources favorables et que la charpente humaine, muscles, nerfs et os, a emmagasiné, pour ainsi parler, des vertus nouvelles qui, un bon jour, se concentrent dans un second individu constitué comme l’était le premier. C’est encore influence du milieu, ou des circonstances si on préfère cette expression.

Ces circonstances, cette influence, que sont-elles ? L’air, le sol, le manger, le boire, la vie que l’on mène — en un mot l’hygiène.

Pourquoi dit-on que changer d’air est toujours excellent ? Parce que l’air n’est pas le même à dix ou vingt lieues de chez nous. Les émanations de la terre varient d’une manière étonnante. L’eau qui coule partout n’est pas la même partout, il s’en faut. Un site exposé au nord nous impressionne plus ou moins qu’un autre ouvert à l’est ou au midi ou à l’ouest. Les forêts, qui se ressemblent tant, diffèrent entre elles par les essences qui les peuplent. Les cultures ont des effluves particulières à leurs espèces, et celles-ci subissent encore des modifications, suivant les sols où elles poussent.

La nature est un grand laboratoire de chimie, composé de salles, de compartiments, de corridors. Il s’agit de tomber dans la bonne chambre. Ainsi, trente familles vigoureuses venues de France, il y a deux cents ans, ont habité une seigneurie privée des conditions requises pour le développement de la vie animale ; aujourd’hui, elles ne nous présentent pas un homme fort — ils sont tous de l’ordre moyen ; peut-être même ont-ils dégénéré au-delà de ce terme. Dans un territoire voisin, trente familles, originairement d’un type moyen, ont vécu sous des influences plus favorables : c’est aujourd’hui une pépinière de fiers-à-bras. Telle paroisse est renommée à cause de ses « bons hommes » ; telle autre, à côté, n’a rien de pareil — c’est logique. L’organisme humain ne nous rend que ce que nous lui prêtons.

Dans l’ensemble, les Canadiens Français ont acquis en Amérique une force musculaire qui dépasse celle de leurs cousins de France. Les voyages si célèbres de nos compatriotes ont fourni à la race canadienne un contingent énorme de vigueur physique. Ce jeune pays avec son climat sain, son agriculture, ses forêts résineuses, ses eaux si vives et si pures, la quiétude qu’il répand dans les esprits, sa nourriture abondante et riche par elle-même, a rafraîchi le sang des colons, calmé leurs nerfs, affermi les muscles, fortifié leurs os.

Il n’est pas nécessaire d’être savant pour comprendre cela ; le chiffre du groupe que nous formons en dit assez. Trouvant un milieu favorable à sa propagation, le Français s’est propagé. C’est de cette manière qu’il a tourné Canadien. Dans un bon nombre de centres il est même devenu d’une trempe exceptionnelle. De là les hommes forts dont parle M. Montpetit.

La gloire nationale se compose de plus d’un élément. Donnez-nous des corps robustes, je vous promets des esprits supérieurs. Ceci n’est pas une formule que j’invente. La science l’entend ainsi. Il existe une école qui affirme que l’intelligence est surtout remarquable chez les individus dont le père, le grand’père ou le bisaïeul ont été cultivateur ou forgeron. Quelle joie pour nos écrivains ! car ils descendent tous de la faucille ou du marteau.