Historiettes (1906)/Montauron

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 248-254).

MONTAURON

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Pendant que Montauron étoit à Pommeuse, il en conta à la dernière et la plus jolie des filles de M. de Pommeuse : il n’y avoit qu’elle qui n’eût point été mariée ; on l’appeloit mademoiselle Louise. Patru, qui étoit son ami, quoique beaucoup plus jeune qu’elle. dit que c’étoit une fort aimable personne. Montauron étoit laid et impertinent ; cependant comme elle ne voyoit que lui, et qu’on ne la mariât point, elle l’aima faute d’autre. Patru, à qui elle conta toute son histoire depuis, lui disoit : « Mais, ma chère, c’est donc pour faire dire vrai à Chéva que tu as aimé cet homme  ? —Ce sera ce que tu voudras, disoit- elle en rougissant. La voilà grosse : elle accouche ; Montauron reçoit l’enfant par une fenêtre, et l’emporte à Paris ; il avoit un cheval de louage. Il a dit depuis que quand il fut question de le donner à une nourrice, il n’avoit que deux écus. Pensez qu’il on trouva à emprunter quelque part. elle accoucha encore deux fois. La seconde fois elle fut découverte par une servante. La mère croyoit qu’elle étoit hydropique, et le père étoit un méditatif, qui ne voyoit pas ce qu’il voyoit. L’ayant su, il alla trouver sa fille le troisième jour, qu’elle étoit fort mal. Elle se voulut jeter à ses pieds, il la retint et lui dit : « Traitez bien cette servante toute votre vie, car elle vous peut perdre, et n’y retournez plus. » Elle n’y retourna effectivement qu’après sa mort ; mais c’est qu’il mourut bientôt. Des trois enfants qu’elle eut, il n’y eut que l’aîné qui vécut ; c’étoit une fille.

Montauron, ses amours étant découvertes, ne demeura plus à Pommeuse, et il se mit au régiment des gardes ; après il se fit commis, puis il eut quelque intérêt dans la recette de Guienne. Il avoit promis à mademoiselle Louise de l’épouser ; il ne s’en tourmentoit pas autrement, disoit pour excuse que cela nuiroit à ses affaires. Il y avoit deux ans qu’elle n’en avoit eu aucune nouvelle, quand elle mourut de dépit de se voir ainsi trahie, et de ce que la femme de son frère de Pommeuse lui reprochoit quelquefois sa petite vie. S’étant bien mis avec feu M. d’Espernon, Montauron acheta la charge de receveur général de Guienne ; il se fourra tout de bon dans les affaires.

Voilà Montauron opulent ; il étoit si magnifique en toute chose qu’on l’appeloit Son Emminence gascone, et tout s’appeloit à la Montauron (1), comme aujourd’hui à la Candale.

[(1) Il y avoit même des petits pains au lait qu’on appeloit à la Montauron : « Sunt etiam panes qui aliâs à la Montoron, ab inventore forsan dicti sunt quibus sal et lac adjiciebantur ». Petri Gontier, medici regis ordinarii, Exercitationes Hygiasticoe. » (Lugdini, 1668, in-quarto, p.111)]

Pour entrer laquais chez lui, on donnoit dix pistoles au maître- d’hôtel. Jamais je n’ai vu un homme si vain ; il donnoit, mais c’étoit pour le dire. Sa plus grande joie étoit de tutoyer les grands seigneurs, qui lui souffroient toutes ces familiarités à cause qu’il leur faisoit bonne chère, et leur prêtoit de l’argent ; il étoit ravi quand il leur disoit : « Çà, çà, mes enfants, réjouissons- nous. » Mais c’étoit bien pis quand M. d’Orléans, car cela est arrivé quelquefois, où M. le Prince d’aujourd’hui (2) y alloient ; il étoit au comble de sa joie.

[(2) Le grand Condé.]

Une fois M. de Châtillon lui dit : « Mordieu ! monsieur, nous sommes tous des gredins au prix de vous. Faites-moi l’honneur de me prendre à vos gages, et je renonce à tout ce que je prétends de la cour. » Une fois qu’il ne dînoit point chez lui, Roquelaure et quelques autres y vinrent, et se firent servir à dîner comme s’il y eût été. Il ne se fâcha point, et dit qu’il vouloit que désormais on servît chez lui tant en absence qu’en présence. Il disoit insolemment : « Il est sur l’état de ma maison (3). »

[(3) Corneille a dédié Cinna à Montauron.]

Il avoit fait élever la fille qu’il eut de mademoiselle Louise, sa cousine germaine, comme une princesse, et il la vouloit marier tout de même que si elle eût été sa fille légitime. Une fois, en je ne sais quelle affaire de famille, M. de Dardanie fit passer mademoiselle de Montauron devant mademoiselle Margonne. On lui dit : « Mais celle-là n’est pas légitime. — Voire, dit-il, bâtarde pour bâtarde, encore celle-là est-elle l’aînée. »

Feu Saint-Charmes Tervaux, conseiller au grand conseil, garçon d’esprit et qui faisoit joliment des vers, n’en voulut pourtant point, quoiqu’elle eût cinquante mille écus, et qu’il y eût beaucoup à espérer encore. Mais Tallemant (1) conseiller au grand conseil, garçon de grande dépense, espérant avoir des millions, l’épousa après avoir changé de religion, et de l’agent du mariage en acheta une charge de maître des requêtes.

[(1) Gédéon Tallemant, maître des requêtes et intendant de justice de Languedoc.]

Il fut nourri quelques années, lui et son train, chez Montauron, et il en tira plus de dix mille écus de hardes. L’éducation de cette fille avoit été étrange, car elle ne voyoit que vitupère ; tout fourmilloit de bâtards là-dedans, et sa gouvernante avoit à tout bout de champ le ventre plein (2).

[(2) Montauron avoit des demoiselles chez lui et dehors tout à la fois. (T.)]

De succession il n’en falloit point parler ; car cette fille étoit incestueuse, et il n’y avoit pas même un contrat de mariage. Tallemant négligea avec tout cela de prendre toutes ses sûretés à la chambre des comptes pour la légitimation. Pas un de ses parents, hors sa sœur, ne consentit à ce mariage, et ils n’ont jamais voulu signer le contrat. Lui et sa femme, au lieu d’épargner s’imaginoient avoir des millions de Montauron, et le gendre, à l’exemple du beau-père, faisoit une dépense enragée ; il se mit même à jouer, et on se confessoit de lui gagner son argent, car il jouoit comme un idiot. Il avoit aussi des mignonnes. Montauron souffroit qu’on dît des gaillardises à sa table, et il est arrivé souvent à sa fille de feindre de se trouver mal, et de se retirer tout doucement dans sa chambre. Les petits maîtres et autres prenoient ce qu’il y avoit de meilleur ; et souvent à peine daignoient-ils faire place à celui qui leur faisoit si bonne chère. J’ai cent fois ouï dire à Montauron qu’il avoit les meilleurs officiers de France ; il n’y avoit que lui alors qui parlât comme cela. Il disoit familièrement à son gendre, fils d’un homme d’affaires : « Il n’y a que moi d’homme de condition dans les affaires. » Il avoit des armes à son carrosse, à la vérité sans couronnes ; s’il revient, il en mettra. Dans sa grande abondance, il avança un homme de son nom jusqu’à le faire président au mortier à Toulouse : Tallemant, à la prière de son beau-père, prêta quarante mille livres pour` aider à acheter la charge.

Une fois, aux comédiens du Marais, M. d’Orléans y étant, quelqu’un fut assez sot pour dire qu’on attendoit M. de Montauron. Les gens de M. d’Orléans le firent jouer à la farce, et il y avoit une fille à la Montauron qu’on disoit être mariée Tallemant quellement.

Comme cet homme n’avoit nul ordre ni en ses dépenses ni en ses affaires, et que feu M. le Prince, qui l’aimoit, ne lui put jamais faire tenir un registre, tout cela enfin alla cul par sus tête : il fut contraint de vendre La Chevrette à M. d’Emery, et sa maison du Marais à M. le duc de Retz. À cette Chevrette il avoit établi une chose fort raisonnable, c’est que, si un de ses gens eût pris un sou de qui que ce soit qui y couchoit, il auroit été chassé. Il ne payoit point ce qu’il devoit ; cependant il avoit encore une maison de quatre mille cinq cents livres de loyer, et tenoit bon ordinaire. Il avoit épousé clandestinement la sœur de Souscarrière, la fille du pâtissier (1), car le jubilé n’avoit point fait de miracle pour elle.

[(1) Voir Historiette consacrée à Souscarrière.]

Souscarrière, qui n’entend point raillerie, dès qu’il vit que notre homme s’enflammoit, lui déclara que s’il ne voyoit sa sœur à bonne intention, il n’avoit qu’à n’y plus retourner ; mais s’il vouloit l’épouser, que ce lui seroit honneur et faveur. La fille étoit bien faite, il l’épousa. Sous son nom il a acquis quelques terres autour de Paris ; on l’appelle madame de La Marche, car La Marche, vers Villepreux, est à elle : il n’a point encore déclaré tenir à sa femme le rang qu’elle doit tenir. Il y a eu du grabuge entre eux.

En ce temps-là (1658) il fit une insigne friponnerie à un homme qui étoit devenu receveur des tailles ; c’est un Toulousain. Montauron lui proposa d’épouser une de ses nièces dont le père a été libraire, à condition de prendre sa charge et de lui en donner une de trésorier de France à Montauban qui valoit vingt mille livres de plus que la sienne, et que par le contrat il confesseroit avoir reçu ces vingt mille livres pour la dot. Le mariage s’accomplit : ce garçon vient à Paris pour se faire recevoir ; à la chambre, on se moque de lui, car ce bureau est de nouvelle création, et n’est pas vérifié, ou du moins il ne l’étoit pas alors. La mère et la sœur du marié chassèrent la nièce de Son Eminence gascone. Cependant Montauron, qui étoit à Toulouse, faisoit flores ; mais au sortir on lui arrêta son équipage, faute de payer ses dettes. Il revint à Paris, où il fut obligé d’aller chez son gendre, qui avoit un logis à part. Depuis que Montauron avoit vendu sa belle maison, il n’avoit ni cheval ni mule.

Durant le siège de Paris, il se laissa tomber et se rompit une jambe : on le porta chez son gendre, où il prenoit ses repas ; il y fit venir une petite fillette de quinze ans, nommée Nanon, fille de Jeanne, une grosse fruitière à qui il avoit l’honneur de devoir honnêtement : il l’avoit habillée en demoiselle. Il falloit que madame Tallemant souffrît que cette petite friponne se mît en rang d’oignon, et qu’on lui envoyât de quoi dîner avec lui. Nonobstant tous ces soins, un beau jour il se fait lever et s’en va chez lui ; sa fille eut beau pleurer, le gendre eut beau tempêter, il n’y eut pas moyen de le retenir. Cela venoit de ce qu’il craignoit qu’on lui débauchât sa Nanon, et de ce que dame Jeanne n’alloit pas là-dedans si librement que chez lui. Cet homme avoit mis son honneur, quand sa fille logeoit avec lui, à débaucher toutes les filles qu’elle prenoit, pourvu qu’elles fussent jolies.

Depuis, du temps des rentes rachetées, Montauron, qui ne se trouvoit pas bien ici sous la coulevrine de ses créanciers, s’en alla en Guienne, où son gendre étoit intendant, pour y faire ses recouvrements, car il est receveur- général ; mais, avant que de partir, il découvrit pour dix mille écus à Monnerot, toutes les rentes qu’avoient rachetées ceux dont il avoit été associé en quelque traité. Il est encore à revenir de ce pays-là.

Il s’y est amusé à faire de son mieux, et, contentant sa vanité aux dépens de ses créanciers, il a toujours fait bonne chère. Il s’est occupé à l’astrologie judiciaire, lui qui ne savoit ni À ni B, et il a fait quelquefois des horoscopes, et dit qu’il y a des moyens infaillibles pour accorder les religions. Il alla à Saint-Jean-de-Luz à la conférence, et y tenoit table. Il vint ici l’hiver après le mariage, se fiant sur un arrêt du conseil ; mais on le fit mettre à la Conciergerie d’où Tubeuf- Bouville, conseiller de la grand’chambre, et Tallemant le tirèrent. Il avoit fait rappeler Bouville d’exil du temps du cardinal de Richelieu.

Il écrivit à sa femme, après le mariage déclaré : « Mettez mon fils à l’Académie, donnez- lui un gouverneur, car il le faut élever en homme de condition. » Elle lui répondit : « Je lui donnerai des pages, si vous voulez ; vous n’avez qu’à m’envoyer de l’argent. »

Une famille de Puget de Provence, qui est assez ancienne voyant Pommeuse trésorier de l’épargne, et Montauron déjà en grande faveur, les reconnut pour ses parents. Il y en a une belle généalogie chez Tallemant.