Historiettes (1906)/Madame de Cavoye

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 255-257).

MADAME DE CAVOYE

modifier

Madame de Cavoye est fille de Sérignan, gentilhomme de qualité de Languedoc, qui fut maréchal de camp en Catalogne ; elle épousa en premières noces un gentilhomme, nommé La Croix, qui la laissa veuve fort jeune et sans enfants ; elle étoit jolie, spirituelle et assez riche. Cavoye, gentilhomme de Picardie, peu accommodé, mais de beaucoup de cœur, étoit à M. de Montmorency quand il en devint amoureux ; il n’avoit pas grande espérance de réussir en sa recherche, quand, ayant été pris pour second par un de ses amis, il alla chez un notaire faire un testament par lequel il donnoit à madame de La Croix tout ce qu’il pouvoit avoir au monde, et après alla dire à une amie commune qu’il venoit de rendre à madame de La Croix la plus grande marque d’amour qu’il lui pouvoit rendre ; qu’on trouveroit son testament chez tel notaire, qu’il s’alloit battre, et qu’il la supplioit d’assurer la belle que, s’il mouroit, il mourroit son serviteur ; et, après cela, s’en va. Cette femme court le dire à madame de la Croix, qui fit monter son père et tous ses amis à cheval. On cherche partout : on trouve que Cavoye avoit eu l’avantage. Elle fut si touchée de ce témoignage d’affection qu’elle l’épousa. Jamais femme n’a plus aimé son mari. Le cardinal de Richelieu le fit son capitaine des gardes.

Quand la cour n’étoit pas à Paris, elle avoit toujours une lettre dans sa poche pour son mari ; et des qu’elle entendoit dire que quelqu’un alloit à la cour, elle lui donnoit sa lettre ; celle-la partie, elle en alloit faire une autre ; et tel jour elle lui en a envoyé plus de trois. Un jour le cardinal lui demanda lequel elle aimoit le mieux de lui ou de son mari : « Monseigneur, répondit-elle, Votre Eminence ne m’en voudra point de mal, s’il lui plaît ; mais je lui avouerai franchement que j’aime mieux mon mari. Vous ne me donnez que de l’inquiétude, je suis toujours en peine pour votre santé, et lui me donne du plaisir — Mais lequel aimeriez-vous mieux, ajouta le cardinal, que M. de Cavoye mourût ou tout le reste du monde ? — J’aimerois mieux que tout le monde mourût. — Mais que feriez-vous tous deux tout seuls  ? — Nous ferions ce qu’Adam et Eve faisoient. »

Elle dit qu’elle avoit tout le soin des affaires et du ménage : « Quand il revenoit au logis, je le caressois ; je me faisois toute la plus jolie que je pouvois pour lui plaire ; il n’entendoit parler de rien de fâcheux ; point de plaintes, point de crierie, point d’affaires. Enfin, c’étoit comme si le sacrement n’eût point passé. »

Elle dit un jour à mademoiselle de Bussy, avec laquelle elle causoit il y avoit une demi- heure : « Mademoiselle, nous nous ennuyons l’une l’autre, adieu ; il vaut mieux se séparer ; je vois que la conversation languit. »

Une fois, au retour de la campagne, quand ce mari fut couché, et qu’il eut fait le devoir, ils parlèrent un peu de leurs petites affaires : « J’ai, lui dit-il, plus dépensé que je ne pensois ; la nourriture a été fort chère ; j’ai été contraint d’emprunter tant. — Hé bien ! dit- elle, patience, je trouverai bien de quoi remplacer cela. » Après il recommença : « Oh ! lui dit-elle, Cavoye, tu as fait encore quauque dette. » Car elle a un petit accent, et quelques mots du pays, qui donnent encore plus de grâce à ce qu’elle dit.

Ce mari mourut avant le cardinal de Richelieu. La pauvre madame de Cavoye en fut terriblement affligée. Madame de Bennelle y alla comme les autres, et, comme elle prit congé : « Hélas ! dit l’affligée, que je serois heureuse, mon enfant, si j’étois aussi oison que toi ! je ne sentirois pas ce que je sens. » D’Ornano, le dévot, y fut aussi, et avoit avec lui deux vilains grimauds. d’enfants : « Sont-ils à vous ? « lui dit-elle. — - Oui, Madame. — Hé ! mon pauvre Monsieur, s’écria-t-elle, priez bien Dieu, et ne faites plus d’enfants. » Elle avoit une fille bien faite, mais fort éveillée ; elle ne la perdoit point de vue : « Cela a le cul trop chaud, disoit-elle, il faut que je lui donne un mari de Languedoc. » elle lui en donna un ; et sa fille, après quelques années, étant venue ici avec son mari (c’étoit un assez pauvre homme), elle tâcha de faire quelque chose pour lui à la cour ; mais comme elle vit qu’il ne s’aidoit point : « Petite, dit-elle à sa fille, remène ton mari à la province, je n’en sais que faire ici. »

Quoique chargée de beaucoup d’enfants, elle fait si bien qu’elle subsiste honorablement ; elle a eu la moitié du don des chaises de Souscarrière (1) dès le temps du feu cardinal et cela lui vaut beaucoup.

[(1) L’invention des chaises à porteur importée d’Angleterre par Souscarrière, qui en obtint le privilège en France, en commun avec madame de Cavoye. (M.)]

Elle fait sa cour ; elle est adroite et aimée de tout le monde, pleure encore quand on lui parle de son mari. Il sera parlé d’elle dans les Mémoires de la régence, car elle dit toujours quelque chose de plaisant. Elle, madame Pilou et madame Cornuel, ce sont trois originaux. Elle est fort libre. Un jour, un garçon, c’est l’abbé Testu, l’aîné, la menoit chez madame de Chavigny : « Mon pauvre abbé, lui dit-elle en passant dans une grande salle, tourne la tête. » Et après elle se met à pisser dans une cuvette. Elle a cinquante ans, et, après douze grossesses pour le moins, la gorge aussi belle qu’à quinze ans ; elle n’a jamais eu le visage fort beau, mais agréable ; pour le corps, il n’y en avoit guère de mieux faite.