Historiettes (1906)/Mesdames de Rohan

Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 153-167).

Mesdames de Rohan

modifier

Madame de Rohan, mère du premier duc de Rohan qui a tant fait parler de lui, étoit de la maison de Lusignan, d’une branche qui portoit le nom de Parthenay. C’étoit une femme de vertu, mais un peu visionnaire. Toutes les fois que M. de Nevers, M. de Brèves et elle se trouvoient ensemble, ils conquêtoient tout l’empire du Turc (1).

[(1) Ce M. de Brèves, à ce qu’on dit, appela le Pape, le grand Turc des Chrétiens. Il cria : Allah ! en mourant, et sans Gédoin, le Turc, qui croyoit en Notre Seigneur comme lui, il ne se fût jamais confessé ; mais Gédoin lui dit qu’il le falloit faire par politique. (T.)]

Elle ne vouloit point que son fils fût duc, et disoit le cri d’armes de Rohan :

Roi, je ne puis,

Duc, je ne daigne,

Rohan je suis.


Elle avoit de l’esprit et a écrit une pièce contre Henri IV, de qui elle n’étoit pas satisfaite, je ne sais pourquoi, où elle le déchire en termes équivoques, Comme ce prince n’a rien d’humain, etc. . Elle a été de plusieurs cabales contre lui.

Elle avoit une fantaisie la plus plaisante du monde : il falloit que le dîner fût toujours prêt sur table à midi ; puis, quand on le lui avoit dit, elle commençoit à écrire, si elle avoit à écrire, ou à parler d’affaires ; bref, à faire quelque chose jusqu’à trois heures sonnées : alors, on réchauffoit tout ce qu’on avoit servi, et on dînoit. Ses gens, faits à cela, alloient en ville après qu’on avoit servi sur table. C’étoit une grande rêveuse. Un jour elle alla pour voir M. Deslandes, doyen du parlement ; madame des Loges étoit avec elle, et en attendant qu’il revînt du palais, elle se mit à travailler, et à rêver en travaillant ; elle s’imagine qu’elle étoit chez elle, et quand on lui vint dire que M. Deslandes arrivoit : « Hé ! vraiment, dit-elle, il vient bien à propos. Hé, Monsieur, que je suis aise de vous voir ! Hé ! Quelle heure est-il  ? Il faut puisque vous voilà que nous dînions ensemble. — Madame, vous me faites trop d’honneur, » dit le bonhomme, qui aussitôt envoye à la rôtisserie. Enfin on sert, elle regarde sur la table. « Mais, mon ami, vous ferez méchante chère aujourd’hui. » Madame des Loges eut peur qu’elle ne continuât sur ce ton-là ; elle la tire. « Hé ! Où pensez-vous être  ? » lui dit-elle. Madame de Rohan revint, et lui dit en riant : « Vous êtes une méchante femme de ne m’en avoir pas avertie de meilleure heure. » Elle dit, pour s’en aller, qu’elle étoit conviée à dîner en ville.

Son fils étoit sans doute un grand personnage. Il n’avoit point de lettres, cependant il a bien fait voir qu’il savoit quelque chose ; on a deux ou trois ouvrages de lui : le Parfait Capitaine, les Intérêts des Princes, et ses Mémoires. On a dit que ce n’étoit pas un fort vaillant homme quoiqu’il ait toute sa vie fait la guerre, et qu’il soit mort à une bataille. On en a fait un conte : on disoit que de frayeur il scella une fois un bœuf au lieu d’un cheval, et on l’appela quelque temps le bœuf sellé ; cependant il payoit de sa personne quand il le falloit.

Dans son Voyage d’Italie, il y a une terrible pointe : il parle d’un homme de fortune qui étoit à la Cour d’Angleterre ; on l’accusoit de venir d’un boucher. « On ne peut pas dire, dit-il, qu’il ne vienne de « grands saigneurs. » En parlant de la Villa Ciceronis, qui est au Royaume de Naples, il met : « La métairie de Cicéron, où il composa le plus beau de ses ouvrages, et entre autres les Pandettes. » Quelque sot d’Italien lui avoit dit cela, et il la pris pour argent comptant. Voilà ce que c’est que de ne montrer pas ses ouvrages à quelque honnête homme !

Il eut dessein une fois d’acheter du Turc l’île de Chypre, et d’y mener une colonie. Il alloit pour faire un parti, à ce qu’on dit, avec le duc de Weimar, quand il fut blessé à la bataille de Reinfeld que donna ce duc, et après il mourut de sa blessure. C’étoit un petit homme de mauvaise mine. il épousa mademoiselle de Sully qu’elle étoit encore enfant. ; elle fut mariée avec une robe blanche, et on la prit au col pour la faire passer plus aisément. Du Moulin, alors ministre à Charenton, ne put s’empêcher, car il a toujours été plaisant, de demander, comme on fait au baptême : « Présentez-vous cet enfant pour être baptisé  ? » On leur en fit faire lit à part ; mais elle ne s’en put tenir longtemps ; et quand on vint dire à M. de Rohan que sa femme étoit accouchée, il en fut surpris, car à son compte cela ne devoit pas arriver si tôt. On m’a dit que ce fut Arnauld du Fort, depuis mestre de camp des carabins, qui en eut le pucelage. Le maréchal de Saint-Luc est apparemment celui qui l’a mis à mal, si quelque suivant n’a passé devant lui ; car, pour des valets, elle a toujours dit en riant qu’elle n’étoit point valétudinaire. (1)

[(1) On entendoit par là des femmes qui se donnoient à des valets. (T.)]

M. de Saint-Luc en étoit en possession quand M. de Candale vint à la cour. La grandeur du père faisoit qu’on le regardoit comme une illustre conquête. Elle lui fit toutes les avances imaginables ; il n’étoit pas bien fait de sa personne ; mais il avoit beaucoup d’esprit et étoit fort agréable ; ce n’étoit ni un brave, ni un grand capitaine.

Madame de Rohan étoit fort jolie, et avoit quelque chose de fort mignon, d’ailleurs née à l’amour plus que personne au monde, et qui disoit les choses fort plaisamment. Lorsque M. de Candale fut marié, elle se brouilla avec sa femme et fut cause qu’il se démaria. Sa femme lui offrit le congrès, il ne voulut point l’accepter ; ensuite madame de Rohan, pour fortifier le parti des huguenots, lui fit changer de religion. Il y avoit souvent noise entre eux, et quand il fut revenu à l’Église romaine, il dit souvent à madame Pilou : « Qu’il n’y avoit point de mauvais offices que madame de Rohan ne lui eût rendus. Elle m’a mis mal, disoit-il, avec le Roi, avec mon père et avec Dieu, et m’a fait mille infidélités ; cependant je ne m’en saurois guérir. » Il laissa tout son bien à mademoiselle de Rohan, aujourd’hui madame de Rohan, qui ne le voulut point accepter. Guitaut, depuis capitaine des gardes de la Reine-mère, vengea M. de Saint Luc, à qui il avoit été, car il coucha avec elle, et puis la battit bien serré dans un démêlé qu’ils eurent ensemble. Madame Pilou lui débaucha feu d’Aumont, cadet du maréchal d’aujourd’hui, et le maria ; elle lui débaucha aussi Miossens ; mais madame de Rohan n’en a rien su, et elle le maria comme l’autre. Un jour elle égratigna Miossens ; car, ayant appris qu’il avoit été au bal au Louvre, au sortir de chez elle, quoiqu’elle le lui eût défendu, elle l’alla battre et égratigner dans son lit. De dépit, il entendit à la proposition que madame Pilou lui fit.

Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, comme des ambassadeurs d’Angleterre lui eussent demandé : « Qui est cette dame-là  ? (C’étoit madame de Rohan.) — C’est le docteur, leur répondit-il, qui a converti M. de Candale. » Théophile fit une épigramme sur cela, qui est dans le Cabinet satyrique. L’épigramme qui dit :

Sigismonde est la plus gourmande, etc.

est faite aussi pour elle ; elle n’est pas imprimée.

M. de Candale avoit amené deux ou trois capelets de Venise à Paris ; lui et Ruvigny en trouvèrent une fois un couché avec une g…. dans la Place-Royale. Ruvigny lui dit : « Je te donne un écu d’or si tu la veux baiser demain, en plein midi, dans la place. » Il le promit, et comme il étoit après, M. de Caudale, Ruvigny et quelques autres firent exprès un grand bruit : toutes les dames mirent la tête à la fenêtre et virent ce beau spectacle.

Pour revenir à madame de Rohan, un soir qu’elle retournoit du bal, elle rencontra des voleurs ; aussitôt elle mit la main à ses perles. Un de ces galants hommes, pour lui faire lâcher prise, la voulut prendre par l’endroit que d’ordinaire les femmes défendent le plus soigneusement ; mais il avoit affaire à une maîtresse mouche : « Pour cela, lui dit-elle, vous ne l’emporterez pas, mais vous emporteriez mes perles. » Durant cette contestation, il vint du monde, et elle ne fut point volée.

Un jour la duchesse d’Hallwin, fille de la marquise de Menelaye, sœur du Père de Gondy, se rencontra avec elle à la porte du cabinet de la Reine, et comme elle la pressoit fort pour entrer la première, madame de Rohan se retira bien loin en disant : « À Dieu ne plaise que, n’ayant ni verge, ni bâton, j’aille me frotter à une personne armée. » Car cette femme toute contrefaite avoit un corps de fer ; et puis elle avoit été femme de M. de Candale, et s’étoit démariée d’avec lui. On dit qu’un jour d’Hallwin, depuis M. le maréchal de Schomberg, demanda à M. de Candale pourquoi il s’étoit démarié : « C’est, dit-il, que madame couchoit avec tel et tel de mes gens » M. d’Hallwin s’en voulut fâcher : « Tout beau, lui dit-il, tout cela est sur mon compte, vous n’y avez rien à voir. »

Il y avoit chez M. de Bellegarde la peinture d’un… pétrifié, et un sonnet au-dessous qu’Yvrande avoit fait ; il est dans le Cabinet satyrique. Madame de Rohan mit la main devant ses yeux pour ne pas voir la peinture ; mais par-dessous elle lisoit les vers en disant : « Fi ! fi ! »

Quelque benêt, la consolant de la mort de M. de Soubise dont elle ne se tourmentoit guère, lui dit une stance de Théophile, où il y a :

Et dans les noirs flots de l’oubli,

Où la Parque l’a fait descendre,

Ne fût-il mort que d’aujourd’hui,

Il est aussi mort qu’Alexandre.


Elle acheva la stance en l’interrompant :

Et me touche aussi peu que toi.

Il y a :

Et vous _touche, etc.

Madame de Rohan a toujours la vision de se faire battre par ses galants ; on dit qu’elle aimoit cela, et on tombe d’accord que M. de Candale et Miossens (1) l’ont battue plus d’une fois.

[(1)Miossens lui coûte deux cent mille écus. Miossens prit un suisse ; il étoit alors bien gredin ; madame Pilou lui dit : « Quelle insolence ! un suisse pour garder trois escabelles ! — Cela a bon air, lui répondit-il ; quoi qu’il ne garde rien, il semble qu’il garde quelque chose ; on le croira. » (T.) ]

Voici ce que j’ai ouï conter de plus plaisant de M. de Candale et d’elle. Deux autres seigneurs et deux autres dames, dont je n’ai pu savoir le nom,, avoient fait société avec eux, et une fois la semaine ils faisoient tour à tour des noces d’une de ses dames avec son galant. Un jour qu’ils étoient allés à Gentilly, M. de Candale et madame de Rohan se séparèrent des autres et entrèrent dans une espèce de grotte. Quelques grands écoliers qui étoient allés se promener dans la même maison les aperçurent en une posture assez déshonnête ; ils la voulurent traiter de gourgandine et M. de Candale n’ayant point le cordon bleu, ne pouvoit leur persuader qu’il fût ce qu’il disoit. On n’a jamais su au vrai ce qui en étoit arrivé ; et, pour faire le conte bon, on disoit qu’elle avoit passé par les piques ; mais qu’elle n’en avoit point voulu faire de bruit. Cette femme’ en un pays où l’adultère eût été permis, eût été une femme fort raisonnable ; car on dit, comme elle s’en vante, qu’elle ne s’est jamais donnée qu’à d’honnêtes gens ; qu’elle n’en a jamais eu qu’un à la fois, et qu’elle a quitté toutes ses amourettes et tous ses plaisirs quand les affaires de son mari l’ont requis. Elle a cabalé pour lui et l’a suivi en Languedoc et à Venise sans aucune peine.

Madame et mademoiselle de Rohan et M. de Candale étoient à Venise quand madame de Rohan se sentit grosse. Elle fit si bien qu’elle eut permission de venir à Paris ; car elle cacha cette grossesse, et il y a toutes les apparences du monde que son mari ne lui touchoit pas, autrement elle ne se fût pas mise en peine de cela. Ce n’est pas qu’il s’en souciât autrement, car Haute-Fontaine ayant voulu sonder s’il trouveroit bon qu’on lui parlât des comportements de sa femme, il lui fit sentir que cela ne lui plairoit pas.

À Paris, madame de Rohan se tenoit presque toujours au lit. M. de Candale qui étoit aussi revenu, étoit toujours auprès d’elle : elle envoyoit mademoiselle de Rohan sans cesse se promener avec Rachel, sa femme de chambre. Madame de Rohan étant accouchée, l’enfant fut porté chez une madame Milet, sage- femme, après avoir été baptisé à Saint-Paul, et nommé Tancrède Le Bon, du nom d’un valet de chambre de M. de Candale.

Or, dès Venise, Ruvigny, fils de Ruvigny qui commandoit sous M. de Sully, dans la Bastille, étant comme domestique de la maison, et y trouvant une grande licence, à cause de M. de Candale, se mit à badiner avec mademoiselle de Rohan, qui n’avoit alors que douze ans.

…..Mais aux âmes bien nées, La vertu n’attend pas le nombre des années.

Cela dura jusqu’à l’âge de quinze ans, qu’à Paris il en eut tout ce qu’il voulut. Ruvigny étoit rousseau, mais la familiarité est une étrange chose ; puis il étoit en réputation de brave. Il s’étoit trouvé à Venise par hasard, cherchant la guerre ; il étoit allé à Mantoue ; là, Plassac, frère de Saint-Preuil, brave garçon, mais qui, avant que de mettre l’épée à la main, avoit un tremblement de tout le corps, eut querelle. Ruvigny le servit et eut affaire à Bois d’Almais, un bravissime, qui avoit disputé la faveur de Monsieur à Puy- Laurens ; Ruvigny le tua, mais il reçut un grand coup d’épée au côté. M. de Mantoue, qui avoit logé tous les cavaliers françois dans son palais, par bienséance, pria le blessé de se faire porter dans une maison de la ville ; mais il lui envoya son chirurgien. Il y avoit alors des comédiens à Mantoue. Vis-à-vis de cette maison logeoit le Pantalon de cette troupe, dont la femme étoit fort jolie et de fort bonne composition. De son lit, Ruvigny la voyoit à la fenêtre. Dès qu’il put sortir, il y alla ; dans trois jours l’affaire fut conclue, et ils en vinrent aux prises. Ruvigny fut malade trois mois de cette folie. Guéri, M. de Candale le fit aller à Venise pour faire une compagnie de chevau-légers : là ce fut cause qu’il ne se trouva pas au siège de Mantoue.

Il ne mettoit pas mademoiselle de Rohan en danger de devenir grosse. Regardez quelle bonne fortune il avoit là ! Soigneux de la réputation de la belle, il prenoit garde à tout ; et il fut long-temps sans qu’on se doutât de rien, à cause, comme j’ai dit, qu’il étoit en quelque sorte de la maison. L’été, il alloit à l’armée par honneur ; cela le faisoit enragé d’être obligé de quitter. Ce commerce dura près de neuf ans.

Le mépris avec lequel elle traitoit sa mère l’avoit mise en une telle réputation de vertu qu’on croyoit que c’étoit la Pruderie incarnée. Pour une petite personne, on n’en pouvoit guère trouver une plus belle ayant la petite-vérole. Elle étoit fière ; elle étoit riche ; elle étoit d’une maison alliée avec toutes les maisons souveraines de l’Europe. Cela éblouissoit les gens. On la prenoit fort pour une autre, et jamais personne n’a eu de la réputation à meilleur marché ; car elle a l’esprit grossier, et ce n’étoit à proprement parler que de la morgue. Le premier avec qui on proposa de la marier ce fut M. de Bouillon ; mais elle tenoit cela au- dessous d’elle.

Jusques à un an après la naissance du Roi, personne n’avoit eu aucun soupçon de mademoiselle de Rohan. Sillon, en prose, Gombauld et autres, en vers, se tuoient de chanter sa vertu. Le premier qui se douta de la galanterie de Ruvigny, ce fut M. de Cinq-Mars, depuis M. le Grand. Madame d’Effiat lui ayant fait un si grand affront que de croire qu’il vouloit épouser Marion de Lorme, et d’avoir eu des défenses du Parlement, il sortit de chez elle et alla loger avec Ruvigny, vers la rue Culture-Sainte- Catherine. Presque toutes les nuits, il alloit donner la sérénade à Marion. Il remarqua que Ruvigny s’échappoit souvent, et que, quoiqu’il ne fût revenu qu’à une heure après minuit, il sortoit pourtant à sept heures du matin, et étoit toujours ajusté. Si c’étoit pour la mère, disoit-il en lui-même, car il savoit bien où il alloit, souffriroit-il que Jerzai fût son galant tout publiquement  ? Il en conclut donc que c’étoit pour la fille, et, pour s’en éclaircir, il dit un jour à Ruvigny : « J’ai pensé donner tantôt un soufflet à un homme pour l’amour de toi ; il disoit des sottises de toi et de mademoiselle de Rohan. » Ruvigny, qui vit où cela alloit, lui répondit : « Tu aurois fait une grande folie ; cela auroit fait bien du bruit pour une chose si éloignée de toute apparence. » Ensuite il lui dit qu’on ne lui faisoit point de plaisir de lui parler de cela ; aussi Cinq-Mars ne lui en parla- t-il jamais depuis.

Jerzai, quand il se vit galant établi et bien payé de la mère, en sema quelque bruit ; car il trouvoit toujours en sortant le soir, bien tard, un laquais de Ruvigny, et ce laquais lui disoit : « Mon maître est là-haut. » Il savoit bien que ce n’étoit pas avec la mère ; il se douta aussitôt de quelque chose. La mère s’en doutoit aussi : les laquais de Ruvigny répondoient franchement, car il ne leur disoit rien, de peur qu’ils ne causassent.

Un idiot d’ambassadeur de Hollande, nommé Languerac, dit un jour naïvement à mademoiselle de Rohan : « Mademoiselle, n’avez-vous point perdu votre pucelage ? — Hélas ! Monsieur, dit la mère, elle est si négligeante qu’elle pourroit bien l’avoir laissé quelque part avec ses coiffes. »

Enfin, comme toutes choses ont un terme, mademoiselle de Rohan ne s’en voulut pas tenir à Ruvigny seul : elle aimoit à danser ; il n’étoit nullement homme de bal, ni de grande naissance, ni d’un air fort galant. Le prince d’Enrichemont, aujourd’hui M. de Sully, y mena Chabot, son parent et parent de madame de Rohan. Sous prétexte de danser avec elle, car il dansoit fort bien, il venoit quelquefois chez elle le matin. Ruvigny étoit averti de tout par Jeanneton, la femme de chambre, qui n’avoit été en aucune sorte de la confidence que depuis que Chabot commençoit à en conter à mademoiselle de Rohan, encore ne savoit-elle point que sa maîtresse eût été éprise de Ruvigny ; mais elle croyoit seulement que ce qu’il en faisoit étoit pour empêcher qu’elle ne fît une sottise ; Ruvigny, voyant que la chose alloit trop avant, lui en dit son avis plusieurs fois. Enfin, elle lui promit de chasser Chabot dans quinze jours : au bout de ce temps-là, c’étoit à recommencer (1).

[(1) Dans le mal au cœur qu’avoit Ruvigny, ne se souciant plus tant de mademoiselle de Rohan, il voulut débaucher Jeanneton, qui étoit jolie, et lui dit si elle ne feroit pas bien ce que sa maîtresse avoit fait, et qu’il le lui feroit, sinon voir, du moins entendre. Elle le lui promit. Le lendemain, comme il entroit, à sept heures du matin, dans la chambre de mademoiselle de Rohan, les fenêtres étant fermées, il se fit suivre par cette fille, qui, pieds-nus, se glissa dans un coin. Ruvigny fit des reproches à mademoiselle de Rohan de sa légèreté, et lui dit qu’après ce qui s’étoit passé entre eux, etc., etc. Jeanneton fut persuadée de la sottise de sa maîtresse ; mais pour cela elle ne voulut pas en faire une. (T.)]

« Mais, Mademoiselle, lui disoit-il, je ne veux point vous obliger à m’aimer toujours, avouez-moi l’affaire ; je ne veux seulement que ne point passer pour votre dupe. — Ah ! répondit-elle, voulez-vous qu’il sache l’avantage que vous avez sur moi  ? il le saura si je le fais retirer, car il dira que je n’ai osé à vos yeux en aimer un autre ; mais donnez-moi encore deux mois. — Bien, dit-il. » Et pour passer ce temps-là avec moins de chagrin, il s’en alla en Angleterre voir le comte de Southampton, qui avoit épousé madame de la Maison-Fort, sa sœur. Le prétexte fut le duel de Paluau, aujourd’hui le maréchal de Clérambault, qu’il avoit servi contre Gassion, car le cardinal de Richelieu l’avoit trouvé fort mauvais. Au retour, il apporta des bagues de cornaline fort jolies. Mademoiselle de Rohan en prit une, mais il ne la trouva point convertie, au contraire. À quelque temps de là, il sut par le moyen de Jeanneton qu’elle avoit donné cette bague à Chabot.

Un jour il les trouve tous deux jouant aux jonchets ; il se met à jouer, et voit la bague au doigt de Chabot. Il lui demande à la voir, et se la met au doigt. Chabot la lui redemande : « Je vous la rendrai demain, lui dit-il. J’ai à aller ce soir en compagnie, j’y veux un peu faire la belle main. » Chabot la redemande par plusieurs fois : « Voyez-vous, lui répond Ruvigny, je me suis mis dans la tête de ne vous la rendre que demain. » Enfin, mademoiselle de Rohan la lui demanda, il la lui rendit. Il se retire : mademoiselle de Rohan lui envoie son écuyer à minuit pour le prier de venir parler à elle. « Je serai, répondit-il, demain au point du jour chez elle si elle veut. » L’écuyer revient lui dire que mademoiselle le viendroit trouver s’il n’alloit lui parler. Il y va ; elle le prie de ne point avoir de démêlé avec Chabot ; il le lui promet. Quelques jours après il rencontre Chabot sur l’escalier de mademoiselle de Rohan, qui le salue et lui laisse la droite ; lui passe sans le saluer. Chabot fut assez imprudent pour se plaindre de cela à Barrière, qui étoit son parent. Ruvigny nia tout à Barrière, qui ne se doutoit encore de rien. Mais mademoiselle de Saint-Louys, sa sœur, alors fille de la Reine, et qui fut depuis madame de Flavacourt, se doutoit bien de quelque chose.

Ruvigny, enragé, et ne voulant pourtant pas la perdre de réputation, s’avisa de faire une grande brutalité ; il leur voulut parler à tous deux, afin qu’ils n’ignorassent rien l’un de l’autre. Un jour, ayant l’épée au côté, il monte (1).

[(1) Saint-Luc tenoit la porte en bas, et avoit des chevaux tout prêts avec des pistolets à l’arçon de la selle : il faisoit un froid de diable ; mais Ruvigny en revint si échauffé, qu’il n’avoit pas besoin de feu. 11 étoit si transporté de colère, que vous eussiez dit un fou. (T )]

Chabot étoit dans la ruelle avec des gens de la maison ; elle étoit à la fenêtre ; il l’appelle, et tout bas leur dit : « Monsieur, je suis bien aise de vous dire, en présence de mademoiselle, que vous êtes l’homme du monde que j’estime le moins, et à vous, Mademoiselle, en présence de monsieur, que vous êtes la fille du monde que j’estime le moins aussi. Monsieur, ayez ce que vous pourrez ; mais vous n’aurez que mon reste ; et vous savez bien, Mademoiselle, que j’ai couché avec vous entre deux draps. — Ah ! , dit- elle, en voilà assez pour se faire jeter par les fenêtres. — Je n’ai pas peur, répliqua Ruvigny en se reculant un peu, que vous ni lui l’entrepreniez. » Chabot ne dit pas une parole. Elle fut assez sotte pour conter tout cela à Barrière, mot pour mot ; Ruvigny le nia, et conta la chose tout d’une autre sorte à son ami, et il dit que cela n’a éclaté qu’à cause que Chabot étoit bien aise de la décrier pour la réduire à l’épouser. Depuis cela, les sœurs de Chabot, madame de Pienne, leur parente, aujourd’hui la comtesse de Fiesque, et mademoiselle de Haucourt servirent Chabot, et, pour le voir plus commodément, mademoiselle de Rohan alla loger chez sa tante, mademoiselle Anne de Rohan, bonne fille, fort simple, quoiqu’elle sût du latin et que toute sa vie elle eût fait des vers ; à la vérité, ils n’étoient pas les meilleurs du monde.

Sa sœur, la bossue, avoit bien plus d’esprit qu’elle. Elle avoit une passion la plus démesurée qu’on ait jamais vue pour madame de Nevers, mère de la reine de Pologne. Quand elle entroit chez cette princesse, elle se jetoit à ses pieds, et les lui baisoit. Madame de Nevers étoit fort belle, et elle ne pouvoit passer un jour sans la voir, ou lui écrire si elle étoit malade : elle avoit toujours son portrait, grand comme la paume de la main, pendu sur son corps de robe, à l’endroit du cœur. Un jour, l’émail de la boîte se rompit un peu ; elle le donna à un orfèvre à raccommoder, à condition qu’elle l’auroit le jour même. Comme il travailloit à sa boutique, l’émail s’envoila, comme ils le disent, parce qu’une charrette fort chargée, en passant là tout contre, fit trembler toute la boutique. Elle y alla pour le ravoir, et fit des enrageries épouvantables à ce pauvre homme, comme si c’eût été sa faute que ce portrait n’étoit pas accommodé ; on le lui rendit en l’état qu’il étoit, et le lendemain elle le renvoya.

Elle pensa se jeter par les fenêtres quand madame de Nevers mourut, et on dit qu’elle hurloit comme un loup. Quand elle mourut, on l’enterra avec ce portrait. Elle disoit : « Je voudrois seulement être mariée pour un jour, pour m’ôter cet opprobre de virginité. » On dit qu’elle y avoit mis bon ordre.

Miossens cependant avoit succédé à Jerzay auprès de madame de Rohan, qui payoit bien. Il ne se contenta pas de cela ; c’est un garçon intéressé : ce fut lui qui porta madame de Rohan à faire une donation générale à sa fille, moyennant douze mille écus de pension tous les ans : il le faisoit parce qu’il y avoit cinquante mille écus, en argent comptant, dont il vouloit s’emparer. En effet, ces cinquante mille écus étant demeurés à la mère, elle lui acheta une compagnie aux gardes, du prix de laquelle il eut ensuite la charge de guidon des gendarmes ; puis, le maréchal de l’Hôpital ayant vendu sa lieutenance à Saligny, Miossens devint enseigne en payant le surplus de ce qu’il tira de la charge de guidon. Depuis, en 1651, il est devenu lieutenant (_général et après maréchal de France.

Quand cette donation se fit, il y avoit dans la maison cent dix mille livres de rente en fonds de terre (mais en quelles terres !) outre les meubles et les cinquante mille écus. Miossens n’attendit pas son congé, comme Jerzay ; il se maria avec mademoiselle de Gueneneaud. Quand madame de Rohan vit cette infidélité, elle envoya chercher Le Plessis- Guenegaud, alors trésorier de l’épargne, frère de la demoiselle, et lui dit qu’il prît bien garde à qui il donnoit sa sœur que Miossens étoit un perfide qui les tromperoit ; qu’il n’avoit rien ; que ce n’étoit qu’un misérable cadet ; que sa charge de guidon ou d’enseigne n’étoit point à lui, qu’elle lui en avoit prêté l’argent, qu’il étoit vrai qu’elle n’en avoit point de promesse, mais qu’elle l’alloit obliger à faire un faux serment, et qu’au moins elle auroit la satisfaction de le faire damner.

On peut dire que madame de Rohan est celle qui a commencé à faire perdre aux jeunes gens le respect qu’on portoit autrefois aux dames, car pour les faire venir toujours chez elle, elle leur a laissé prendre toutes les libertés imaginables. Quoique veuve, elle tenoit table, et avoit toujours quelque belle voix. Il y avoit tous les jours chez elle sept ou huit godelureaux tout débraillés ; car ces hommes étoient presque en chemise de la manière qu’ils étoient vêtus. Depuis on n’a pas tiré sa chemise sur ses chausses, comme on faisoit alors. Ils se promenoient en sa présence, par la chambre, ils rioient à gorge déployée, ils se couchoient ; et, quand elle étoit trop long-temps venir, ils se mettoient à table sans elle.

La retraite de mademoiselle de Rohan chez sa tante parut, aux gens qui ne savoient pas l’affaire. une résolution digne du courage, et de la vertu de mademoiselle de Rohan. La cabale de Chabot eut désormais ses coudées franches. Les femelles étoient toutes ou ses sœurs ou ses parentes : elles étoient toujours dans l’adoration. On les surprit un jour qu’elle étoit comme Vénus, et les autres comme les Grâces à ses pieds.

Ruvigny croit que Chabot a couché avec elle avant que de l’épouser ; mais je crois que son premier galant valoit bien celui-là, car il a la réputation de frère Conrart, au livre des Cent Nouvelles, et on appelle son bourdon à la cour, )le carré, comme celui du baron du Jour-Brilland, peut-être à cause du conte d’un Brilland, dans le Baron de Foeneste.

On dit qu’à Sully, Chabot et sa femme entendirent que M. de Sully disoit à madame : « Je ne sais comment j’obligerai mes gens à appeler Chabot M. de Rohan ; car le vieux cuisinier de feu M. de Sully, comme on lui a, ce matin, demandé un bouillon pour M. Rohan, a dit que M. de Rohan étoit mort, et que les morts n’avoient que faire de bouillon ; que, pour Chabot il s’en passeroit bien s’il vouloit. » On ajoutoit que cela avoit un peu mortifié la demoiselle.

Le peu de réputation de Chabot pour la bravoure, sa gueuserie, et la danse dont il faisoit son capital, faisoient qu’on en disoit beaucoup plus qu’il n’y en avoit. Il étoit bien fait, et ne manquoit point d’esprit. Le marquis de Saint- Luc, ami intime de Ruvigny, Un jour au Palais-Royal, à je ne sais quel grand bal, comme on eut ordonné aux violons de passer d’un lieu dans un autre, dit tout haut : « Ils n’en feront rien, si on ne leur donne un brevet de duc à chacun, voulant dire que Chabot, qui avoit fait une courante, et qu’on appeloit Chabot la Courante, car il avoit deux autres frères, n’étoit qu’un violon.

Madame de Choisy dit à mademoiselle de Rohan, lorsqu’elle la vit mariée : « Madame, Dieu vous fasse la grâce de n’avoir jamais les yeux bien ouverts, et de ne voir jamais bien ce que vous venez de faire. »

Elle avoit une demoiselle fort bien faite, qu’on appeloit du Genet ; elle étoit ma parente. Cette fille la quitta, et lui dit : « Après la manière dont vous vous êtes mariée, j’aurois peur que vous ne me mariassiez à votre grand laquais. »