Histoires insolites/L’Agrément inattendu

L’AGRÉMENT INATTENDU

À Monsieur Stéphane Mallarmé.


Je dirai : j’étais là ; telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même !

La Fontaine, les Deux Pigeons.


Sur cette route méridionale aux poudroiements embrasés, sous le pesant soleil des canicules, je marchais, en complet blanc, sous un vaste chapeau de paille, ayant à l’épaule ce bâton du touriste auquel se nouait un petit sac de linge. Depuis trois heures de fatigue, pas une hôtellerie, pas un voyageur, pas une silhouette humaine. Tourmenté par la soif, pas une source, sous les bouquets de lentisques courts et secs des fossés vicinaux — et la plus prochaine ville, où je comptais m’arrêter une couple de jours, se trouvait distante de plus de quatre heures encore ! — Au moment donc où j’allais, en vérité, concevoir quelque inquiétude sur l’heureuse issue de mon étape, voici qu’au coude sinueux du grand chemin, j’entrevis, à quelque cent mètres, une maison blanche, isolée, aux contrevents fermés : une touffe de houx, appendue en travers au-dessus de la porte, m’indiquait une auberge.

À l’aspect de cette oasis, je pressai le pas ; vite, j’arrivai ; je montai les deux pierres du seuil et fis jouer le loquet. J’entrai ; la porte se referma seule, derrière moi.

Ébloui par les miroitements de la route, je ne distinguai rien, tout d’abord, dans la demi-obscurité ; mais j’éprouvai, d’autour de moi, la sensation d’une fraîcheur délicieuse que parfumaient des senteurs d’herbes odoriférantes.

Après deux ou trois clins de paupières, je me reconnus en une vaste salle, où m’apparurent des tables désertes, avec leurs bancs. À droite, et bien au fond, dans l’angle, assis à une manière de comptoir, l’hôtelier, face farouche, au poil roux, — l’encolure d’un taureau, — me regardait. Je jetai mon bâton sur une table, posai son chapeau sur le paquet, puis m’assis et m’accoudai, me tamponnant le front de mon mouchoir.

— De votre vieux cru et de l’eau fraîche ! demandai-je.

Et je me remis à songer, en considérant d’assez beaux lauriers-roses plantés en de gros vases peinturlurés, aux encoignures des fenêtres.

— Voici ! me dit bientôt l’hôtelier en venant placer auprès de moi la bouteille, la carafe et le verre.

Comme je buvais :

— Monsieur est artiste ? murmura-t-il en m’examinant et d’une voix qu’il essayait en vain d’adoucir.

J’inclinai vaguement la tête pour lui complaire et briser là ; mais il reprit :

— Et, sans doute, alors, monsieur voyage dans le Midi… pour voir les curiosités ?

Nouveau mouvement de tête affirmatif, de ma part, mais, cette fois, en envisageant mon homme.

— Ah ?… dit-il. — Et bien ! je puis vous en montrer une, de curiosité, moi, monsieur, si vous voulez… et pas loin d’ici ! Et qui vaut la peine d’être vue ! Quant au salaire, ce que monsieur voudra.

Je l’avoue, j’étais pris par mon faible.

— Une curiosité !… Soit : voyons ! lui dis-je.

En un bond de plantigrade, et d’un air sournois, il s’en alla donner un tour de clef à la porte, s’en fut à son comptoir allumer une lanterne sourde, puis, taciturne, revint à moi, sa lueur à la main, me regardant. — Soudain il se baissa brusquement, saisit presque sous mes pieds, l’anneau d’une trappe de cave, souleva la planche et, m’indiquant de terreuses marches apparues :

— Descendons ! décréta-t-il : c’est là-dessous : ne me demandez pas ce que c’est, monsieur ! c’est une surprise.

Comme on le pense bien, je ne me le fis pas dire deux fois. — Une « curiosité » !… Chose trop rare, en vérité, pour se refuser à la rencontrer — peut-être !… Et puis, là-dessous ?… — Que diable pouvait-il y avoir ?

La tentation, l’on en conviendra, n’était pas banale. Je me levai donc, très intrigué.

Une brève observation de mon guide me fit comprendre que je devais descendre le premier, — la lumière placée, à bout de bras, au-dessus et en avant de ma tête, éclairerait, par ainsi, beaucoup mieux la descente, — « qui ne présentait, d’ailleurs, aucune difficulté », ajouta-t-il.

Silencieusement, nous nous enfonçâmes donc sous terre, lui m’éclairant, de la sorte, à travers d’interminables tournantes marches, moi, tâtant des deux mains les parois des murs. À la quarante-deuxième marche, comme j’allais demander combien il en restait encore à descendre avant la « surprise », une forte main s’abattit sur mon épaule. En même temps s’allongeait le bras tenant la lanterne au-devant de mon front, et j’entendis mon guide me dire, à l’oreille, en un murmure assez analogue au rauquement d’un ours :

— Hein ?… Regardez-moi ça, m’sieur ?

Ô subit panorama, tenant du rêve ! Je voyais se prolonger, — presque à perte de vue, — au-devant de moi, de très hautes voûtes souterraines, aux stalactites scintillantes, aux profondeurs qui renvoyaient, avec mille réfractions de diamants, en des jeux merveilleux, les lueurs, devenues d’or, de la lanterne sourde : et, s’étendant à mes pieds, sous ces voûtes, une sorte de lac immense d’un bleu très sombre, où ces mêmes lueurs tremblaient, illusions d’étoiles ! — une eau claire, polie, dormante, à reflets d’acier, où se réfléchissaient démesurées, nos deux ombres. C’était superbe et inattendu.

Je demeurai comme, charmé, durant près d’une demi-minute, à contempler ce féerique spectacle… Me sentant bien asséché de la route, j’éprouvai, malgré moi, — je l’avoue, — une attirance vers le ténébreux enchantement de cette onde ! Sans mot dire, je me dévêtis, posai mes vêtements à côté de moi, presque au niveau de l’étang, et, ma foi, — m’y aventurant à corps perdu, — j’y pris un bain délicieux, — éclairé par la complaisance de l’hôtelier, qui me considérait d’un air de stupeur soucieuse, concentrée même… car, vraiment, à présent que j’y songe, il avait des expressions de figure incompréhensibles, ce brave homme.

Une fois rhabillé, nous remontâmes tranquillement. Je le précédais encore. La pente des degrés étant assez rude, je dus faire halte plusieurs fois, — ne tarissant pas en louanges enthousiastes sur cette « curiosité ».

De retour dans la salle, je lui remis une pièce de cinq francs ; et, après un bon merci, un bon frappement de ma main sur son épaule, — accompagné d’un coup d’œil appuyé… mais, là, ce qui s’appelle dans le blanc des yeux, — je courus me réchauffer, derechef, au soleil brûlant de la route. Et, pour conclure, j’accomplis mon étape d’un pied raffermi et joyeux, l’agrément imprévu de ce bain m’ayant inespérément pénétré de nouvelles forces.