Histoires insolites/Aux Chrétiens les lions

AUX CHRÉTIENS LES LIONS !

À Monsieur Téodor de Wyzeywa.


Sache tenir ton âme devant le seigneur-à-grosse-tête.
Proverbe arabe.


Je veux m’acquitter, sans délai ni transition, — et comme, seul, je m’imagine capable de le faire, — d’un mandat des plus urgents dont je n’ai pas cru devoir décliner la responsabilité.

En qualité d’interprète nommé d’office par un comité de personnes sensibles, je viens saisir la Société protectrice des animaux d’une plainte formée entre mes mains par quelques lions.

On se souvient que, l’an dernier, durant nombre de soirs, dans Paris, sur la scène des Folies-Pastorales, — l’une des plus littéraires, d’ailleurs, de la métropole, — devant un public dont la juste susceptibilité pourrait s’éveiller si je le qualifiais d’élite, un personnage en veston de velours noir, savoir le docteur T***, faisait brusquement irruption, une tringle ardente au poing droit, à l’intérieur d’une cage fréquentée par un quatuor de lions des deux sexes.

Là, mû par les soifs combinées de l’or et de la gloire, il s’ingéniait à toucher, malignement, de cette pointe en ignition, les endroits les plus sensibles de ces nobles animaux, agrémentant même la séance d’une demi-douzaine de coups de revolver qu’il leur déchargeait, entre temps, dans les fosses nasales.

En un mot, rien d’Orphée, — bien que l’orchestre, en son inconsciente ironie, s’évertuât, durant le cours de la performance, à massacrer, à toute volée, dans son antre, la marche du Songe d’une nuit d’été.

Éperdus, les fauves bondissaient autour de l’importun, de la conduite duquel ils ne pouvaient s’expliquer les mobiles.

Maintenus dans un espace restreint par une grille à l’épreuve, les augustes quadrupèdes s’agitaient en vain. Et, préservé par la profonde surprise de ses hôtes, notre héros les torturait alors tout à son aise, aux applaudissements d’un hémicycle de gens distraits, — de femmes qui semblaient préoccupées.

Toutefois, un certain jour de Vénus (oui, si fidèle est ma mémoire), l’une des lionnes, Nina la Taciturne, indignée et n’en pouvant supporter davantage, crut devoir, d’une patte sévère, avertir l’élégant gêneur de l’imminence du moment psychologique. Simple remarque, — dont l’effet immédiat fut de rendre impotent le belluaire, au moins pour quelques soirées.

Celui-ci donc se « retira », sur-le-champ, dans la gloire d’une ovation que, si l’on veut bien l’espérer, la lionne dut prendre pour elle.

Dès lors, les fauves jouirent de quelque répit. Ce fut un jubilé dans la cage. Les tringles refroidirent. Une trêve de Dieu sembla tacitement conclue.

La police, dit-on, s’entremit même, dans l’intérêt du dompteur, et suspendit toute reprise publique des hostilités.

Ce nonobstant, voici qu’aujourd’hui l’on nous mande (et triples mailloches aux poings !) que, par une innovation géniale ou tout comme, le bien-avisé directeur du théâtre de la Porte-Saint-M*** se propose d’intercaler, — en sa reprise (vraiment inespérée !) d’une féerie, la Biche aux abois, — quoi ? je vous le donne en mille !… — quatre lions !

— C’est une idée, cela ?… N’est-ce pas ! — Au théâtre, une idée s’appelle un clou.

Donc, au nom de la liberté des théâtres, tel hasardeux entrepreneur d’une scène, hier sortable, de Paris, va, disons-nous, contraindre, à nouveau, le triste cheptel de ses habitués, de ruminer encore cette immortelle féerie, en la pimentant, sans vergogne, de cette tragique pincée de braves lions, — à la femelle du moindre desquels le plus téméraire des spectateurs n’oserait certes pas tendre la main, crainte d’un refus.

Un moment :

1° Sont-ce les mêmes lions ? Les lions élevés au fer rouge ?

2° D’après diverses confidences, j’inclinerais à le penser.

3° L’illicébrant bestiaire compte-t-il procéder avec les mêmes caresses ?

4° Et quand ce ne serait pas les mêmes lions, qu’importe alors !

Dans la seule hypothèse d’une torture quelconque, et ne sachant jusqu’à quel point le veto de M. le Préfet de police pourrait suffire (corroborant même les avis antérieurs de sa judicature), je viens, tout bonnement, moi, passant obscur, placer les susdits lions sous l’égide, plus efficace encore, de la Loi ; — dont ils sont, d’ailleurs, l’emblème (surtout en cage).

Plaise à M. le président de la Société protectrice des animaux de vouloir bien prendre en commisération les rugissements légitimes de Nina la Taciturne, de Djemmy la Cruelle, d’Octave le Superbe et d’Aly le Débonnaire, lions en rupture de forêts, actuellement détenus dans une cage oblongue, auprès du calorifère du théâtre de la Porte-Saint-M*** !…

Et voici mes motifs :

Qu’un Claude Bernard exerce ses rigueurs (la science l’exigeant) sur des mammifères domestiques ou féroces (et, même, les rende préalablement aphones — pour que leurs cris, arrachés par les recherches expérimentales, ne troublent pas, aux alentours, le paisible sommeil des citadins), c’est là, sans doute, une criminelle nécessité ; toutefois, elle peut exciper d’une vague excuse. Un intérêt majeur primant ici toute pitié, n’est-il pas vrai ? s’élever contre serait pur enfantillage.

Mais qu’une barbarie compassée, et que ne justifie aucun but humanitaire, soit mise en œuvre, chaque soir, contre d’innocents lions coupables seulement de captivité, c’est là, ce nous semble, un fait qui, dans une ville d’exemple où prédominent enfin des idées libérales, ne saurait être toléré désormais.

Exterminer des lions par douzaines, comme le faisait naguère le pauvre Gérard, quoi de mieux ? de plus licite ? — C’est un passe-temps que l’on doit même encourager. Mais les capturer pour rénover à leur égard les plus ingénieuses traditions de l’ancienne jurisprudence, à seule fin de distraire une cohue d’assez méphitiques spectateurs, je dis que c’est un acte digne de répression pénale.

Les enfants que l’on va traîner à cette féerie doivent-ils, pour toute morale, y puiser l’exemple de torturer, pour vivre, les derniers lions ?

Et ces lions, après tout, n’est-il pas sot de payer pour encourir leur mépris légitime ?

Oh ! qu’ils puissent désormais, en leurs songeries de prisonniers surpris par traîtrise, se rappeler en paix les hautes herbées et les larges feuilles des grands arbres renversés qui, jadis, voilaient au profond d’une gorge de l’Afrique du Nord, l’entrée de leur caverne établie au milieu des ruines de thermes romains ! Là, le soir, les deux pattes de devant sur quelque fût de colonne, ils regardaient fixement le lever d’une étoile, en humant, à travers la brise, — et se fouettant les flancs, — les émanations des excellents taureaux parqués dans les goums lointains ! Qu’ils puissent rêver, disons-nous, à leurs belles nuits d’Orient, sans être troublés, en ces inoffensives réminiscences, par l’intempestive application d’une gaule de fer rouge sur l’extrémité de la queue !

Est-ce donc pour accompagner de tels abus que Mendelssohn écrivit le Songe d’une nuit d’été ?

La torture est abolie en France pour les hommes : ne l’appliquons pas aux lions.

Par ces motifs :

Après réflexion mûre (et, surtout, vu l’occasion solennelle d’hier, 4 septembre !) je requiers, de monsieur le président, leur pure et simple mise en liberté.