CHAP. XI.

Cénée (1).

Cénée, dit-on, était invulnérable. Mais c’est une folie de croire qu’un homme soit à l’abri des atteintes du fer (2). Voici le vrai de cette histoire : Cénée était un Thessalien très-brave et très-habile dans les combats. Il avait assisté à beaucoup de batailles sans être jamais blessé, et ne le fut même pas encore, quand il perdit la vie, en se battant contre les Centaures avec les Lapithes. Les Centaures l’ayant pris, l’enterrèrent vivant et le firent mourir de cette façon. Les Lapithes l’ayant ensuite déterré et trouvant son corps intact, dirent qu’il avait été invulnérable pendant toute sa vie et qu’il était mort invulnérable (3).

(1) Cénée, de femme qu’elle était, fut changée en homme par Neptune, à qui elle demanda en outre d’être invulnérable. Ovide met cette métamorphose en récit dans la bouche du vieux Nestor qui dit l’avoir connue sous sa double forme. (Métam. liv. XII, v. 169-209), le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur les v. 57 et suiv. du 1er chant des Argonautes) rapporte les mêmes détails (tom. 2, p. 11, de l’édit. d’Apollonius de Schaefer, Lips. 1813, in-8o) ainsi qu’Hyginus qui le place dans sa liste des Argonautes (fab. XIV, p. 41, édit. de Van Staveren).

(2) Cette réflexion se retrouve dans le texte d’Hyginus, mais elle y est aussi déplacée qu’elle paraît naturelle dans Paléphate : aussi Schëffer et Muncker sont-ils tous deux d’avis que c’est une interpolation maladroite.

(3) Héraclite donne de cette fable une interprétation assez curieuse : Tant que Cénée était dans le premier âge, il se serait conduit mollement et aurait cédé aux séductions de Neptune, Plus tard il acquit des sentiments virils et résista au fer et à l’airain que Neptune lui offrait ; car, dans ce temps-là, on ne connaissait ni l’or ni l’argent et il paraît qu’on se donnait d’autres métaux en présens. (V. Héraclite, fable 3, dans les Mytholog. de Th. Gales, p. 70).

Plutarque a fait un petit traité en quatre pages, pour prouver que les paradoxes des Stoïciens sont plus inadmissibles que les fictions des poètes ; il commence par rappeler cette fable de Cénée, qu’il attribue à Pindare : il prouve ensuite qu’il est encore bien plus difficile d’avoir l’ame invulnérable aux soucis et aux chagrins de toute espèce, contre lesquels les Stoïciens voudraient que nous fussions impassibles. (V. Plutarque, œuvres morales, tom. X, p. 366-370, édition de Reiske, in-8o, Lips. 1778).