Histoires des solitaires Égyptiens/Histoires 38 - 62

38. — Un père racontait qu’un officier royal avait été chargé d’une affaire d’État. Durant sa route, il trouva un pauvre mort qui gisait nu. Il en eut pitié et dit à son serviteur : Prends le cheval et avance un peu. Puis, descendant, il quitta une de ses chemises, en revêtit le mort et s’en alla.

Au bout d’un certain temps le même officier fut chargé d’une affaire. En quittant la ville, il tomba de cheval et se brisa le pied. Son serviteur le reconduisit chez lui et le remit aux mains des médecins. Au bout de cinq jours son pied devint noir et les médecins, le voyant prendre cette couleur, se firent signe qu’il fallait le couper de crainte que tout le corps ne se corrompit et que l’homme ne mourût. Ils lui dirent : Nous viendrons au matin et nous te guérirons. Le malade fit signe au serviteur de suivre les médecins et d’apprendre ce qu’ils voulaient faire. Ils lui dirent : Le pied de ton maître a noirci ; si on ne le coupe pas, il mourra ; nous viendrons au matin et nous ferons ce qui plaira à Dieu. Le serviteur s’en retourna en pleurant auprès de son maître et lui dit : Voilà ce qu’ils veulent (faire) de toi. Il en fut très affligé et, à cause de son chagrin, il ne se coucha pas ; une bougie était allumée. Vers le milieu de la nuit, il vit un homme passer la porte, venir à lui et dire : Pourquoi pleures-tu, pourquoi es-tu triste ? Il dit : Seigneur, comment pourrais-je ne pas pleurer et ne pas être triste, car j’ai une fracture et voilà ce que les médecins veulent me faire. L’homme apparu lui dit : Montre-moi ton pied. Il l’oignit et lui dit : Lève-toi maintenant et marche. Le malade répondit : C’est brisé, je ne puis pas. Et il lui dit : Appuie-toi sur moi. Il s’appuya sur lui et marcha en boitant. L’homme apparu lui dit : C’est à peine si tu boites, pose ton pied de nouveau. Il oignit de nouveau ses pieds et il lui dit : Lève-toi maintenant et marche. Il se leva et marcha plein de santé, et il lui dit : Repose-toi maintenant, puis il ajouta quelques paroles sur l’aumône dont le Seigneur a dit : Bienheureux les miséricordieux parce qu’ils trouveront miséricorde[1], et : Le jugement sera impitoyable pour celui qui n’a pas eu de pitié[2], etc. Et il lui dit : Adieu. L’officier lui dit : Tu te retires ? Il lui dit : Que te faut-il de plus, puisque te voilà guéri. L’officier lui dit : Au nom de Dieu qui t’a envoyé, dis-moi qui tu es. Il répondit : Regarde-moi ; tu reconnais sans aucun doute cette bande de linge ? Il lui dit : Oui Seigneur, c’est à moi. Celui-là lui dit : Je suis celui que tu as trouvé mort et gisant le long de la route et à qui tu as donné la chemise ; Dieu m’a envoyé pour te guérir ; rends-lui donc toujours grâces. Il sortit ensuite par où il était entré et celui qui venait d’être guéri loua Dieu cause de tout bien.

39. — Un autre officier royal[3] retournait de Palestine à Constantinople. Dans les environs de Tyr, il rencontra un aveugle qui se tenait le long de la route et n’avait personne pour le conduire. Celui-ci, entendant le bruit des palefreniers, s’écarta un peu le long de la route, étendit les mains, puis implora en demandant l’aumône. L’autre n’y fit pas attention et le dépassa, mais, à quelque distance de là, il s’en repentit, il arrêta son cheval, prit sa bourse, en tira une pièce[4], retourna en personne auprès du pauvre et la lui donna. Celui-ci la reçut et pria en disant : J’ai confiance en Dieu (et je crois) que cette bonne action te sauvera du péril. L’officier accueillit cette prière avec confiance, puis entra dans la ville et y trouva le gouverneur ainsi que des soldats[5] qui lui demandaient un navire pour quitter la ville. Ceux-ci, voyant l’officier, le prièrent de demander un navire au gouverneur afin qu’ils pussent quitter la ville. Il acquiesça à leur demande, alla trouver le gouverneur et, tout en demandant des chevaux de poste pour lui, il présenta aussi la requête des soldats. Le gouverneur dit à ceux-ci : Si vous voulez que je vous congédie, persuadez à l’officier de faire le voyage par mer avec vous et je vous laisserai partir aussitôt. Ils prièrent donc pendant longtemps l’officier de faire voyage par mer avec eux. Il accepta, et le gouverneur leur donna un navire. Ils profitèrent donc d’un vent favorable et naviguèrent ensemble, l’officier et les soldats. Il arriva dans la nuit que l’officier, souffrant du ventre, se leva pour ses besoins. Arrivé sur le côté du navire, il fut frappé par la voile et jeté dans la mer. Les matelots l’entendirent tomber, mais comme il faisait nuit et que le vent était violent, ils ne purent le retirer. L’officier, croyant périr, était porté sur l’eau, mais le jour suivant, par la volonté divine, un navire vint à passer et ceux du navire, le voyant, le retirèrent et le conduisirent à la ville (de Constantinople) où les soldats étaient allés. Les matelots des deux navires, arrivant à terre, allèrent dans une (même) auberge. L’un des matelots du navire d’où l’officier était tombé, vint à y penser et dit en gémissant : Quel malheur est arrivé à cet officier ! Les autres l’entendant lui demandèrent de quel officier il déplorait le sort. Lorsqu’ils furent au courant ils dirent : Nous l’avons sauvé et nous l’avons avec nous. Les autres, pleins de joie, allèrent le trouver et l’officier leur dit : L’aveugle à qui j’ai donné une pièce, est celui qui m’a soutenu sur l’eau. Les auditeurs louèrent Dieu (notre) Sauveur.

Nous apprenons par là que l’aumône faite suivant l’occasion n’est pas perdue, mais Dieu en tient compte à l’homme miséricordieux au moment où il en a besoin. Selon la divine Écriture donc, ne refusons pas de faire du bien à l’indigent lorsque notre main peut le secourir.

40. — L’un des amis du Christ qui avait le don de l’aumône disait : Il faut que le donateur fasse l’aumône comme lui-même voudrait la recevoir. Telle est l’aumône qui rapproche de Dieu.

41. — Deux frères étaient conduits au martyre[6] ; après avoir été tourmentés une fois, ils furent jetés en prison ; or ils étaient brouillés ensemble. L’un donc fit repentance à son frère et dit : Nous allons mourir demain, mettons donc fin à notre inimitié mutuelle et réconcilions-nous, mais l’autre ne le voulut pas. Le lendemain ils furent emmenés de nouveau et tourmentés. Celui qui n’avait pas accepté la repentance faiblit dès le premier choc et le gouverneur lui dit : Pourquoi ne m’as-tu pas obéi hier, lorsque tu souffrais de tels tourments ? L’autre répondit : C’est parce que j’ai gardé de la rancune contre mon frère et ne me suis pas réconcilié avec lui que j’ai été privé de la consolation divine.

42. — Un autre (avait été) livré au martyre par son esclave ; au moment où il allait à la mort, il vit cette esclave qui l’avait livré. Il prit la bague en or qu’il portait et la lui donna en disant : Je te remercie de m’avoir procuré de tels biens.

43. —[7]Un frère demeurait dans une cellule d’Égypte et brillait par sa grande humilité, or il avait une sœur qui se prostituait à la ville et causait la perte de beaucoup d’âmes. Les vieillards pressaient donc souvent le frère et l’engageaient à aller la trouver pour lui persuader de ne plus provoquer de péchés. Quand il arriva chez elle, l’un de (leurs) familiers alla lui dire : Voici que ton frère est à la porte. Elle, pleine d’émotion, abandonna les amoureux qu’elle servait et s’élança, la tête non couverte, au-devant de son frère. Comme elle s’approchait pour l’embrasser, il lui dit : Ma chère sœur, aie pitié de ton âme, car beaucoup se perdent à cause de toi ; comment pourras-tu supporter les tourments éternels et pénibles ? Elle devint toute tremblante et lui dit : Sais-tu si je puis encore me sauver à partir de maintenant ? Il lui dit : Si tu le veux tu peux te sauver. Elle se jeta aux pieds de son frère et le supplia de l’emmener au désert avec lui. Il lui dit : Mets ta coiffure sur ta tête et suis-moi. Elle lui dit : Allons, car il vaut mieux que je manque aux bienséances (en sortant) la tête nue que de rentrer dans la prison du désordre. Pendant qu’ils faisaient route, il l’exhortait à la pénitence. Ils en virent qui venaient au-devant d’eux et il lui dit : Comme tous ne savent pas que tu es ma sœur, éloigne-toi un peu de la route jusqu’à ce qu’ils aient passé. Quand ce fut fait, il lui dit : Continuons notre route, sœur. Comme elle ne lui répondait pas, il tourna la tête et vit qu’elle était morte. Il s’aperçut aussi que les traces de ses pieds étaient ensanglantées, car elle était nu-pieds.

Lorsque le frère eut raconté aux vieillards ce qui était arrivé, ils en conférèrent entre eux. Dieu fit une révélation à son sujet à l’un des vieillards : Puisqu’elle ne s’est préoccupée d’aucune chose temporelle et qu’elle a oublié jusqu’à son propre corps en ne gémissant pas lorsqu’elle souffrait (de marcher nu-pieds), à cause de cela nous avons accueilli sa pénitence.

44. — Un vieillard[8] avait un disciple qui était tenté et le vieillard l’encourageait en disant : Résiste, enfant, c’est un combat que te livre l’ennemi. L’autre lui répondit : Je ne puis résister, abbé, si je ne fais pas la chose. Le vieillard se mit à feindre et lui dit : Je souffre aussi, enfant, allons ensemble et faisons la chose, puis nous reviendrons à notre cellule. Le vieillard avait une pièce d’argent, il la prit et, lorsqu’ils arrivèrent au but, il dit à son disciple : Reste dehors, laisse-moi d’abord entrer, ce sera ensuite ton tour. Le vieillard entra, donna la pièce d’argent à la prostituée et la pria de ne pas souiller ce frère. La prostituée lui promit de ne pas souiller le frère. Le vieillard sortit donc et dit au frère d’entrer. La courtisane lui dit : Attends, frère, bien que je sois pécheresse, nous avons une loi et il nous faut d’abord l’accomplir. Elle lui ordonna donc de faire cinquante génuflexions de son côté, pendant qu’elle en faisait autant du sien. Lorsque le frère eut fait vingt ou trente génuflexions, il fut pénétré de douleur et se dit en lui-même : Comment puis-je prier Dieu lorsque je songe à accomplir cette abomination ? Il sortit aussitôt sans s’être souillé et Dieu, voyant la peine qu’avait prise le vieillard, enleva les tentations du frère et ils retournèrent dans la cellule en louant Dieu.

45. — Un vieillard[9] allait vendre ses corbeilles. Le démon le rencontra et les fit disparaître. Le vieillard se mit en prière et dit : Je te remercie, ô Dieu, de m’avoir délivré de la tentation. Le démon, ne supportant pas la philosophie du vieillard, commença à crier et à dire : Voilà tes corbeilles, mauvais vieillard. Le vieillard les prit et les vendit.

46. — Un père racontait[10] qu’un pieux scholastique d’Antioche voyait assidûment un reclus et lui demandait de le recevoir et de le faire moine. Le vieillard lui dit : Si tu veux que je t’accepte, va vendre ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, selon le commandement du Seigneur, et je te recevrai. Il s’en alla et le fit. Le vieillard lui dit plus tard : Tu dois observer un autre commandement qui est de ne pas parler. Il en convint et passa cinq ans sans parler. Quelques-uns commençaient donc à le louer et son abbé lui dit : Tu ne profites pas ici, aussi je vais t’envoyer dans une communauté d’Égypte, et il l’envoya. En l’envoyant, il ne lui dit pas de parler, ou de ne pas parler ; mais lui, observant le précepte, demeura sans parler. L’abbé qui le reçut, voulant savoir par expérience s’il était muet ou non, l’envoya en commission lorsque le fleuve, débordait, afin de l’obliger à dire qu’il ne pouvait passer, et il envoya un frère derrière lui pour voir ce qu’il ferait. Lorsqu’il arriva au fleuve, il ne put le traverser et se mit à genoux. Un crocodile vint et le transporta de l’autre côté. Lorsqu’il eut fait sa commission, il revint près du fleuve, le crocodile le porta encore de l’autre côté. Le frère qui avait été envoyé à sa suite arriva et vit tout cela. Il le raconta ensuite à l’abbé et aux frères et ils furent frappés de stupeur.

Au bout d’un certain temps il mourut, et l’abbé fit dire à celui qui l’avait envoyé : Bien que tu nous l’aies envoyé muet, c’était cependant un ange de Dieu. Alors le reclus lui fit dire : Il n’était pas muet, mais c’est parce qu’il gardait le premier commandement donné par moi qu’il restait sans parler. Tous furent dans l’admiration et louèrent Dieu.

47. — On racontait[11] qu’il y avait un certain riche à Alexandrie ; il tomba malade et, par crainte de la mort, prit trente livres d’or et les donna aux pauvres. Il arriva qu’il guérit et regretta ce qu’il avait fait. Il avait un ami pieux et il lui confia ses regrets. Celui-ci lui dit : Tu devrais plutôt te réjouir d’avoir donné cela au Christ ; mais il ne put le convaincre. Il lui dit donc : Voici les trente livres — car lui-même était riche — mais viens à (l’église de) Saint Ménas et dis : Ce n’est pas moi qui ai accompli (ma) promesse, mais c’est celui-ci ; après cela tu prendras l’argent. Quand ils arrivèrent à (l’église de) Saint Ménas, il prononça les paroles convenues, il prit l’argent et, au moment où il passait la porte, il mourut. On dit alors au maître des pièces d’or : Prends ce qui t’appartient, mais il répondit : Je n’en ferai rien, par le Seigneur ! car depuis que j’ai donné cela au Christ, c’est sa propriété, donnez-le aux pauvres. Ceux qui entendirent (raconter) ces événements furent remplis de crainte et louèrent Dieu (au sujet) de la conduite de cet homme.

48. — Dans certaine ville il y avait un peseur public ; un homme de la ville lui porta un sceau qui valait cinq cents pièces d’or, et lui dit : Prends ce sceau et lorsque j’en aurai besoin, tu m’en donneras la valeur petit à petit ; il n’y avait personne présent lorsqu’il lui donna le sceau. Cependant l’un des nobles de la ville, se promenant en dehors de la demeure du peseur public, entendit et vit qu’il lui donnait le sceau. Le peseur public ne s’aperçut pas qu’on l’entendait. Au bout de quelque temps celui qui avait donné le sceau vint dire au peseur public : Donne-moi (une partie) du prix du sceau, car j’en ai besoin. Mais l’autre, estimant qu’il n’y avait personne présent lorsqu’il lui avait remis le sceau, refusa et dit : Tu ne m’as jamais rien donné. Comme il sortait rempli d’émotion, le noble (dont nous avons parlé) le rencontra et lui dit : Qu’as-tu ? Il lui raconta la chose. Le noble lui dit : Tu le lui as vraiment donné ? Il répondit : Oui. L’autre lui dit : Appelle-le en témoignage devant Saint André et tu auras satisfaction. — Car il y avait là un oratoire de Saint André. — Au moment où il devait porter témoignage, le noble se rendit à (l’oratoire de) Saint André avec son serviteur et lui dit : Quoi que je fasse aujourd’hui, ne t’en fais pas de souci, mais attends patiemment. Il entra dans l’oratoire, quitta ses habits et commença à contrefaire le démoniaque en proférant des paroles désordonnées. Lorsqu’ils arrivèrent, il cria : Saint André dit : Voilà que cet homme vil a pris les cinq cents pièces d’or de l’autre et veut commettre un faux serment devant moi. Il s’élança donc et le prit à la gorge en disant : Rends les cinq cents pièces d’or de cet homme. L’autre, saisi de terreur et de crainte, avoua et dit : Je vais les apporter. Celui-là lui dit : Apporte-les à l’instant. Il s’en alla donc aussitôt et les apporta, puis le prétendu démoniaque dit au maître des pièces d’or : Saint André (te) dit de mettre six pièces d’or sur la table ; et il les donna avec joie. Quand ils furent partis, il reprit ses habits, puis, mis avec élégance, il alla se promener, suivant son habitude, auprès de la demeure du peseur public. Quand celui-ci le vit, il l’examina du haut en bas. Et le noble lui dit : Pourquoi m’examines-tu ainsi, camarade ? Crois bien que, par la grâce du Christ, je ne suis pas possédé ; mais lorsque cet homme t’a confié le sceau, je me promenais au dehors, j’ai tout entendu et j’étais bien au courant, mais, si je te l’avais dit, tu aurais pu dire que tu n’ajoutes pas foi à un seul témoin, c’est pourquoi j’ai songé à cette mise en scène afin que tu ne perdes pas ton âme et que cet homme ne soit pas injustement privé de ce qui lui appartient.

49. — Un frère, chargé d’une affaire par son abbé[12], passa par un endroit où il y avait de l’eau. Il y trouva une laveuse et, saisi de tentation, lui demanda à coucher avec elle. Celle-ci lui répondit : T’écouter est facile et cependant je te causerai beaucoup de tribulations. Il lui demanda : Comment ? Elle répondit : Quand tu auras commis la faute, ta conscience te fera des reproches et, ou bien tu la mépriseras, ou bien tu auras beaucoup de peine à rentrer dans l’ordre où tu es maintenant ; avant donc d’avoir été blessé, poursuis ta route en paix. Il se repentit, rendit grâces à Dieu et à la sagesse de cette femme, puis, revenu près de son abbé, il lui raconta la chose et celui-ci s’émerveilla (du bon sens) de cette femme. Puis le frère demanda à ne plus quitter le monastère et il y demeura sans sortir jusqu’à sa mort.

50. — Un frère, allant puiser de l’eau au fleuve[13], trouva une laveuse et pécha avec elle. Après le péché, il prit l’eau et retourna à sa cellule. Les démons le tourmentant par ses pensées le pressaient en ces termes : Où comptes-tu aller ? il n’y a plus de salut pour toi ; pourquoi nuire plus longtemps au monde ? Le frère s’aperçut qu’ils voulaient le perdre entièrement et il dit à ses pensées : D’où venez-vous pour me troubler ainsi et me conduire au désespoir ? je n’ai pas péché ; je vous le répète : je n’ai pas péché. Il alla ensuite à sa cellule et s’adonna aux mortifications comme auparavant. Le Seigneur révéla à certain vieillard son voisin que tel frère était tombé et avait vaincu. Le vieillard alla donc le trouver et lui dit : Comment vas-tu ? Il répondit : Bien, père. Le vieillard lui dit : N’as-tu pas eu de chagrin ces jours-ci ? Il lui répondit : Aucun. Le vieillard lui dit : Le Seigneur m’a révélé que tu étais tombé et que tu avais vaincu. Alors le frère lui raconta tout ce qui était arrivé. Le vieillard lui dit : En vérité, ô frère, ta décision a vaincu la puissance de l’ennemi.

51. — Un jeune homme[14] cherchait à quitter le monde ; au moment de partir, ses pensées le retinrent souvent en l’engageant dans diverses affaires, car il était riche. Un jour, au moment où il partait, elles l’obsédèrent, et mirent tout en œuvre pour le ramener encore. Mais il se dépouilla tout d’un coup, jeta ses habits et courut nu aux monastères. Le Seigneur apparut à un vieillard pour qu’il se levât et reçût son athlète. Le vieillard, se levant, alla au-devant de lui, il fut dans l’admiration lorsqu’il sut de quoi il s’agissait, et lui donna l’habit. Lors donc qu’on venait interroger le vieillard sur divers sujets, il répondait ; mais s’il s’agissait du renoncement, il disait : Allez interroger ce frère.

52. — On racontait[15] qu’un frère demeurant dans une communauté était chargé d’aller régler les affaires de tous ; or, dans certain bourg il y avait un séculier qui l’accueillait avec foi lorsqu’il passait par ce village. Ce séculier avait une fille, veuve depuis peu, après deux ans de mariage. Le frère, allant et venant, fut tenté à son sujet. Elle s’en aperçut, car elle était intelligente, et elle évita de paraître en sa présence. Certain jour cependant, son père se rendit à la ville voisine pour ses affaires et la laissa seule à la maison. Le frère venant selon son habitude la trouva seule et lui dit : Où est ton père ? Elle répondit : Il est allé à la ville. Le frère commença donc à être troublé et à lutter ; il voulait avoir commerce avec elle. Elle lui dit avec à propos : Ne te trouble pas, mon père ne revient pas encore, il n’y a que nous deux. Je sais que vous autres, moines, vous ne faites rien sans prier. Lève-toi donc et prie Dieu, puis nous ferons ce qu’il te mettra au cœur. Il ne le voulut pas et continuait d’être tenté. Elle lui dit : Tu as peut-être déjà connu une femme ? Il lui dit : Non, c’est pourquoi je veux savoir ce que c’est. Elle lui dit : Tu es troublé parce que tu ne connais pas la puanteur des malheureuses femmes. Puis, pour diminuer sa souffrance, elle lui dit : Je suis au temps de mes règles et personne ne peut m’approcher ni supporter ma puanteur. À ces paroles et à d’autres semblables, il rentra en lui-même et se mit à pleurer. Quand elle le vit calmé, elle lui dit : Si je t’avais écouté, nous aurions accompli le péché. De quel front pourrais-tu voir mon père, retourner au monastère et entendre le chœur des bienheureux lorsqu’ils chantent ? Je t’en supplie, mène désormais une vie pure et ne désire jamais, pour un plaisir court et honteux, perdre tous les travaux que tu as accomplis et te voir privé des biens éternels. Après avoir entendu ces paroles, le frère tenté me les raconta aussitôt, à moi qui les écris, et rendit grâces à Dieu, qui ne l’avait pas laissé complètement choir, grâce à la prudence et à la sagesse de celle-là.

53. — Un vieillard[16] avait un disciple, son esclave. Pour le vaincre, il l’amena à pratiquer une parfaite soumission au point qu’il lui disait : Va prendre le livre qui a été lu dans l’assemblée et jette-le dans un foyer bien allumé. L’autre fit sans hésiter ce qui lui était commandé et, lorsqu’il eut lancé le livre, le foyer s’éteignit afin de nous montrer que l’obéissance est belle, car c’est l’échelle du royaume des cieux.

54. — Quelqu’un vit rire un jeune moine et lui dit : Ne ris pas, frère, car tu chasses ainsi la crainte de Dieu.


SUR LE SAINT HABIT DES MOINES.


55. — Les vieillards dirent[17] que la cuculle est le symbole de l’innocence ; « l’analabos »[18] de la croix ; la ceinture de la force. Appliquons-nous donc à notre habit pour en porter toutes les parties avec empressement afin que nous ne paraissions pas porter un habit étranger.

56. — On raconte[19] qu’un certain vieillard était dans sa cellule, un frère vint de nuit pour le voir et, du dehors, l’entendit lutter et dire : En voilà assez, allez. [Et il disait encore][20] : Reste près de moi, ami. Le frère entra près de lui et lui dit : Abbé, avec qui parles-tu ? Il répondit : Je chassais mes mauvaises pensées et j’appelais les bonnes.

57. — Un frère dit à un vieillard[21] : Je ne vois pas de lutte en mon cœur. Le vieillard lui dit : Tu es un carrefour et quiconque le veut entre chez toi ou sort sans que tu t’en aperçoives. Si tu avais une porte, si tu la fermais et ne permettais pas aux mauvais raisonnements de la franchir, tu les verrais alors rester en dehors et te combattre.

58. — Un vieillard dit : Je laisse tomber le fuseau, et je mets la mort devant mes yeux avant de le relever.

59. — J’entendis raconter qu’un vieillard demeurait au temple et à Clysma et ne faisait pas le travail du moment, même si quelqu’un voulait le lui mettre en train, mais, au temps des nattes[22], il travaillait la paille[23] et lorsqu’ils s’occupaient des vêtements, il travaillait au lin afin que son esprit ne fût pas troublé par ces ouvrages.

60. — Lorsque[24] les frères mangeaient dans l’église des Cellules, le jour de Pâques, ils donnèrent une coupe de vin à un frère et l’obligèrent à boire. Il leur dit : Épargnez-moi, (mes) pères, car vous avez déjà fait ainsi l’an dernier et j’en ai été longtemps affligé.

61. — On racontait[25] d’un vieillard des pays bas qu’il s’adonnait à l’ascétisme et qu’un séculier le servait. Le fils du séculier tomba malade et il supplia longtemps le vieillard pour qu’il vînt prier sur son fils, et le vieillard partit avec lui. Le séculier courut dire à sa maison : Venez au-devant de l’anachorète. Quand le vieillard les vit venir de loin avec des lumières, il eut l’idée de quitter ses vêtements, de les jeter dans le fleuve et de se mettre à les laver en restant nu. Lorsque son serviteur le vit, il fut couvert de honte et dit aux hommes : Allez-vous-en, car le vieillard a perdu l’esprit. Puis il alla près de lui et dit : Père, pourquoi as-tu fait cela ? car tous disent que le vieillard est un possédé. Celui-ci répondit : C’est précisément ce que je voulais entendre.

62. — Un anachorète[26] paissait avec des buffles. Il demanda à Dieu : Seigneur, apprends-moi ce qui me manque. Une voix lui dit : Va dans tel monastère et fais ce qu’on te dira. Il alla donc demeurer dans ce monastère et il ne connaissait pas le travail des frères, aussi les petits moines commencèrent à lui enseigner ce travail et ils lui disaient : Fais cela, idiot ; fais ceci, sot vieillard. Ainsi opprimé, il pria Dieu et dit : Seigneur, je n’entends rien au travail des hommes, renvoie-moi auprès des buffles. Dieu le lui permit et il retourna dans la campagne manger avec les buffles.




  1. Matth., v, 7.
  2. Cf. Matth., xviii, 35.
  3. Ms. 1596, p. 606 (ROC, 1903, p. 95). Coislin 232, fol. 167 ; Grec 1036, fol. 236.
  4. Tremissis (tiers d’as).
  5. Ou gladiateurs. Nous n’avons pas trouvé ce mot dans les dictionnaires. Cf. infra, n. 166.
  6. Cf. 2474, fol. 163. Paul, 260.
  7. Cf. Histoire d’Abraham, M, 651-660. Paul, 508. On peut se demander si la fin de l’histoire d’Abraham n’est pas une paraphrase de la présente histoire. La traduction latine se trouve dans M, 808, n° 217 et 1018, n° 2, et le grec dans Paul, 10.
  8. Coislin 127, f. 85. Paul, 511.
  9. Paul, 358.
  10. Ms. 1596, p. 604 (ROC, 1903, p. 95). Paul, 102.
  11. Ms. 1596, p. 602 (ROC, 1903, p. 94). B, p. 857. Le syriaque ajoute que ce riche se nommait Dòminòs.
  12. Coislin 127, 85v ; grec 919, f. 151v.
  13. Ibid.
  14. M, 772, n° 67 ; 1028, n° 1, etc. Paul, 48.
  15. Coislin 127, f. 86 ; grec 919, f. 151v.
  16. Paul, 103.
  17. M, 933, n° 115.
  18. Superhumerale.
  19. L, fol. 79v. B, p. 801, n° 267. Cf. B, p. 532, n° 243.
  20. Ces mots se trouvent dans L et B.
  21. M, 939, n° 43.
  22. Comme σαγίον. Voir Du Cange.
  23. Nous n’avons pas trouvé ce mot dans les Dictionnaires.
  24. L, fol. 82v. B, p. 470. Le syriaque ne dit pas qu’il s’agit des Cellules.
  25. L, fol. 87r. B, p. 543, n° 268. M, 782, n° 18 ; 1020, n° 35 ; 1035, n° 7. Paul 166.
  26. Publié ROC, 1905, p. 414-415.