Histoires comme ça pour les petits/La Baleine et son gosier
Histoires comme ça pour les petits, Librairie Ch. Delagrave, (p. 1-12).
LA BALEINE & SON GOSIER
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l y avait une fois, ô ma Mieux Aimée, il y avait dans la mer une Baleine, et qui mangeait les poissons.
Elle mangeait le mulet et le carrelet, le merlan et le poisson-volant, le turbot et le maquereau, l’anguille, sa fille et toute sa famille qu’a la queue en vrille.
Tous les poissons qu’elle pouvait attraper dans toute la mer, elle les mangeait avec sa bouche — comme ça !
Jusqu’à ce qu’enfin il ne resta plus qu’un seul petit poisson dans toute la mer, et c’était un petit Poisson-plein-d’astuce, et il se tenait en nageant juste derrière l’oreille droite de la Baleine, crainte de malentendu.
Alors la Baleine se dressa debout sur sa queue et dit :
— J’ai faim.
Et le petit Poisson-plein-d’astuce dit d’une petite voix pleine d’astuce également :
— Noble et généreux Cétacé, as-tu jamais goûté de l’Homme ?
— Non, dit la Baleine, à quoi ça ressemble ?
— C’est bon, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Bon, mais des arêtes.
— Alors, cherche-m’en, dit la Baleine.
Et elle fit écumer la mer en la fouettant de sa queue.
— C’est assez d’un pour commencer, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Si tu nages jusqu’à 50° de latitude Nord et 40° de longitude Ouest (ça, c’est de la magie), tu trouveras, sur un radeau, au milieu de l’eau, avec rien sur le dos, rien qu’une paire de culottes en droguet bleu et des bretelles (faut pas oublier les bretelles, Mieux Aimée), et son couteau de matelot, tu trouveras un Nautonier naufragé, lequel, il est juste de t’en prévenir, est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.
Sur quoi la Baleine s’en fut, nageant nageras-tu, jusqu’au numéro 50 de latitude Nord et 40 de longitude Ouest, et là, sur un radeau, au milieu de l’eau, sans rien sur le dos, qu’une paire de culottes en droguet bleu, une paire de bretelles (faut surtout pas oublier les bretelles, Mieux Aimée) et son couteau de matelot, elle trouva un Nautonier naufragé, tout solitaire et tout esseulé, qui se tortillait les doigts de pied dans l’eau salée.
(Sa m’man lui avait permis de faire ça, sans quoi jamais il n’aurait osé, rapport que c’était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.)
Alors la Baleine ouvrit la bouche grande, grande, grande, comme si elle allait se fendre jusqu’à la queue, et elle avala le Nautonier naufragé, avec son radeau, sa culotte de droguet bleu, ses bretelles (n’oublie pas !) et son couteau de matelot.
Elle serra tout bien au chaud dans les placards tout noirs de son petit intérieur, et puis elle fit claquer sa langue, — comme ça, — et tourna trois fois sur sa queue.
Mais aussitôt que le Nautonier, lequel était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité, se trouva pour de bon au chaud dans le fin fond des placards tout noirs du ventre de la Baleine, il se mit à danser et valser, à frapper et taper, à rogner et couper, à tordre et à mordre, à bondir et mugir, à ramper et saper, à moudre et découdre, à choir et s’asseoir, à gueuler et piler, à exécuter des gigues aux endroits qu’il ne fallait pas, si bien que la Baleine ne se sentit pas du tout heureuse. (Pas oublier les bretelles !…)
De sorte qu’elle dit au Poisson-plein-d’astuce :
— Cet homme a beaucoup d’arêtes. En outre, il me donne le hoquet. Que faut-il faire ?
— Dis-lui de sortir, dit le Poisson-plein-d’astuce.
Là-dessus la Baleine cria dans son propre gosier au Nautonier naufragé :
— Sortez et tâchez de vous tenir. J’ai le hoquet.
— Point, point, dit le Nautonier. Pas comme ça, mais bien au contraire. Ramène-moi à ma rive natale et aux blanches falaises d’Albion, et puis on verra.
Et il se remit à danser pire que jamais.
— Il vaut mieux le ramener chez lui, dit le Poisson-plein-d’astuce à la Baleine. J’aurais dû vous avertir que c’est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.
Donc, la Baleine s’en fut, nageant nageras-tu, si vite qu’elle put, des nageoires et de la queue, malgré son hoquet ; et enfin elle aperçut la rive natale du Nautonier et les blanches falaises d’Albion, et elle s’échoua, la moitié du corps sur la grève, ouvrit la bouche grande, grande, grande et dit :
— Tout le monde descend pour Winchester, Ashuelot, Nashua, Keene et toutes les stations de la ligne de Fitchburg !
Et juste comme elle disait « Fitch », le Nautonier sortit.
Or, tandis que la Baleine nageait, le Nautonier, car c’était, en vérité, une personne d’infinie-ressource-et-sagacité, avait pris son couteau de matelot et taillé le radeau en forme de petit grillage carré en bouts de bois croisés, et il l’avait attaché avec ses bretelles. (Maintenant tu sais pourquoi il fallait se rappeler les bretelles !) Et il avait traîné ce grillage en travers du gosier de la Baleine, où il resta fiché.
Ça n’était pas une chose à faire, mais ce Nautonier était aussi un Hi-ber-ni-en d’Hibernie.
Il sortit ensuite, les mains dans les poches, sur les galets, et s’en retourna chez sa Mère, qui lui avait donné la permission de tortiller ses doigts de pied dans l’eau salée ; et il se maria et eut beaucoup d’enfants.
La Baleine aussi.
Mais, depuis ce jour-là, le grillage qu’elle avait dans le gosier, et qu’elle n’a jamais pu faire sortir en toussant, ni descendre en avalant, l’empêche de rien manger que des petits, tout petits poissons, et c’est la raison pourquoi les baleines d’aujourd’hui ne mangent jamais d’hommes, de garçons, ni de petites filles.
Le petit Poisson-plein-d’astuce alla se cacher dans la vase, sous le pas des Portes de l’Équateur. Il avait peur que la Baleine fût fâchée contre lui.
Le Marin rapporta son couteau à la maison. Il avait la culotte de droguet bleu en mettant le pied sur les galets de la grève, les mains dans ses poches. Les bretelles, il les avait laissées, vois-tu, pour attacher le grillage avec.
Et c’est la fin de cette histoire-là.