Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 213-219).

Les singularités des écrivains au temps de Louis XVIII


Chateaubriand, questionné sur les dessous de sa candidature à l’Académie française, répondit : « J’avais reçu l’ordre du duc de Rovigo de me présenter comme candidat à l’Institut, sous peine d’être enfermé pour le reste de mes jours à Vincennes ».

Le grand imaginatif exagérait. L’empereur, qui avait eu des démêlés avec l’auteur d’Atala, mettait sa coquetterie à favoriser sa candidature. Il avait laissé entendre que l’accession de Chateaubriand au fauteuil devenu vacant par la mort de Marie-Joseph Chénier ne lui déplairait pas. En outre, Napoléon le fit recommander à certaines personnalités de l’Académie.

Chateaubriand, se sachant combattu par les philosophes, hésitait à risquer l’aventure. Ses partisans, qui formaient une majorité, lui envoyèrent son ami Fontanes pour le décider. De là à déclarer que c’était un ordre, il n’y avait qu’un pas, vite franchi par celui qui avait décrit les Florides et l’embouchure du Mississipi sans les avoir vues.

L’élection assurée, Napoléon dit en souriant : « Vous prenez l’homme à défaut du livre », faisant allusion à l’affaire du Génie du Christianisme repoussé au concours des prix décennaux. C’est ce que nous apprend René Peter dans le quatrième volume de son ouvrage intitulé la Vie secrète de l’Académie française.

Chateaubriand se composait un personnage. Acharné à se dire l’ennemi de Napoléon, il inventait des persécutions.

À la suite de l’exécution du duc d’Enghien, il avait donné sa démission de ministre plénipotentiaire dans le Valais. Plus tard, dans les Mémoires d’Outre-tombe, il raconta que l’incident avait causé une tragédie et qu’il avait dû s’enfuir.

À vrai dire, apprenant la démission (causée par l’état de santé de Mme de Chateaubriand), l’empereur avait dit simplement : « C’est bon ! » Puis il avait prié Talleyrand d’exprimer au ministre démissionnaire toute la bienveillance qu’il lui conservait. Chateaubriand partit pour la montagne, écrivant à un ami : « Je vais dans un trou horrible. J’espère n’y faire qu’un court séjour et solliciter quelque place obscure dans une bibliothèque qui me fixe à Paris ». Dans les Mémoires, cela devint : « J’étais bien aise de m’enfuir aux montagnes ! »

Élu à l’Académie, le grand écrivain prépara son discours de réception, qu’il lut ensuite, selon l’usage, devant une commission d’académiciens. Ce fut un scandale : le morceau renfermait une charge à fond de train contre les régicides, dont le prédécesseur Chénier fournissait le prétexte. Or, l’Académie comptait plusieurs personnages qui avaient voté la mort de Louis XVI : Sieyès, Merlin de Douai, Cambacérès. Or, ce dernier était le second personnage de l’État. Mais au fait, Napoléon se fit apporter le discours, qu’il corrigea, ratura, modifia. Son auteur eut ordre de le prononcer dans cet état. Chateaubriand, qui n’était pas breton pour rien, s’entêta ; Napoléon, qui était corse, refusa de céder. Quelques courageux s’entremirent, mais s’attirèrent cette réplique de l’empereur : « Depuis quand l’Institut se permet-il de devenir une assemblée politique ? Qu’il fasse des vers, qu’il censure la faute de langue ; mais qu’il ne sorte pas du domaine des Muses, ou je saurai l’y faire rentrer ! » Tant et si bien que Chateaubriand n’acquit le droit de siéger à l’Académie que lorsque Napoléon partit pour l’exil.

L’abbé de Voisenon n’avait pas de titres bien sûrs à la gloire académique. Aussi, dès son élection, fit-on ce distique sur son compte :

Voici donc élu Voisenon.
Faut-il que l’on pavoise ? Non.

Quand le poète Campenon, bien vu de l’empereur, fit acte de candidat, on écrivit :

Au fauteuil de Lelisle aspire Campenon.

Son talent suffit-il pour qu’on l’y campe ? Non.

Sait-on d’où vient la locution : « Il y aura du bruit dans Landerneau » ? C’est un valet comique qui répétait cette phrase, dans la pièce les Héritiers, créée en 1796, et dont l’auteur était Alexandre-Vinent Pineux Duval, écrivain breton élu à l’Académie vers ce temps-là.

Duval, directeur de l’Odéon, était membre du déjeuner « à la Fourchette », noble société gastronomique qui fournit plusieurs autres académiciens. Andrieux, Arnault, Daru, Picard, Parseval-Grandmaison, Lacretelle jeune, Étienne et Chateaubriand faisaient partie de ce groupe, dont les associés avaient juré, fourchette à la main, de s’entr’aider.

Il y eut tout de même du bruit quand un autre fervent de la Fourchette, nommé Aignan, se fit élire à l’Académie. M. de Jouy, compagnon lui aussi de la fameuse société, prétendit que, pour remplacer Bernardin de Saint-Pierre, il ferait beaucoup mieux que M. Aignan. Celui-ci, vague dramaturge, était surtout un excellent courtisan. Comme il avait la manie d’emprunter des textes à d’autres auteurs, on disait qu’il pillait « à tort et de travers ».

Aignan fut élu, grâce à la faveur impériale. M. de Jouy voulut vider la querelle sur le terrain. Les amis de la « Fourchette » l’en dissuadèrent, mais il se vengea par de cruelles épigrammes.

M. de Jouy eut bientôt sa revanche.

Napoléon partit pour l’île d’Elbe, le roi rentra dans Paris. Aignan avait été élu grâce à l’intervention impériale et M. de Jouy n’avait pas joui des faveurs de Napoléon qui avait même interdit la représentation de sa tragédie Bélissaire y voyant des allusions favorables à Moreau. (Sous la Restauration, du reste, on crut y percevoir des allusions favorables à Napoléon, de sorte que la pièce ne fut jamais représentée.)

M. de Jouy avait plu au comte de Provence exilé, par sa série des Ermites (l’Ermite de la Chaussée d’Antin, l’Ermite à la Guyane, l’Ermite en province, d’autres encore). Devenu Louis XVIII, le prince s’avisa que ces publications amusantes pourraient servir contre ses détracteurs. Il fit donc entrer M. de Jouy à l’Académie, où il eut la réputation d’être l’une des plus complètes nullités académiques.

L’Académie ne se transformant pas assez vite, au gré du nouveau monarque, il destitua les régicides et autres académiciens suspects, afin de nommer plusieurs de ses amis. L’Académie devint un cercle très élégant. Parmi les nommés, on comptait le cardinal Bourget, l’abbé duc de Montesquieu, les ducs de Lévis et de Richelieu, le marquis de Laplace ; quatre comtes : Laîné, Ferrand, Lally-Tollendal et Choiseul — Gouffier, le vicomte — philosophe Bonald, tous ceux-là pairs de France ; enfin, un membre du fameux déjeuner à la Fourchette (il en fallait bien un !), Louis-Simon Anger.

Anger écrivait beaucoup, mais mal. Comme on avait songé à nommer à sa place un certain Bouvet, quelqu’un fit ce quatrain :

De l’Institut Bouvet gratte à la porte.
L’admettrons-nous ? Plus tard on y pourra songer.
La bêtise aujourd’hui serait encore trop forte.
Pour aller pas à pas, nommons d’abord Anger.

Parmi les autres, Bonald était assurément un intellectuel de grande valeur. Lui mis à part, il ne restait qu’un homme de lettres, le sinistre Ferrand ; encore n’avait-il droit à ce titre, disait-on, que parce qu’il avait eu celui de directeur de la Poste aux lettres.

Montesquieu et Lally-Tollendal étaient de grands seigneurs (comme il en faut toujours à l’Académie, selon la conception de son fondateur) qui avaient montré un courage peu ordinaire au temps de la grande tourmente. N’est-ce pas l’abbé-duc qui avait porté à Bonaparte, premier consul, une lettre du futur Louis XVIII, dans laquelle celui-ci avait l’audace de reprocher au futur empereur « de bien tarder à lui rendre son trône » ? Lally-Tollendal, lui, avait offert à la Convention de quitter l’Angleterre pour défendre Louis XVI. Il se consacrait à la réhabilitation de la mémoire de son père, ce général irlandais au service de la France, odieusement condamné à mort sous Louis XV pour avoir succombé devant les Anglais à Pondichéry et après un procès manifestement truqué. Le général-comte Lally était pourtant renommé pour sa bravoure, mais il avait payé de sa vie les fautes de la politique coloniale de la France, fautes qui, au cours de la même guerre, avaient entraîné la perte de la Nouvelle-France et des Indes.

L’académicien Lally-Tollendal n’était, aux yeux du monde, son enfant que devant Dieu, car un mystère avait entouré sa naissance.

La veille de son supplice, le condamné « avait disputé, en l’honneur de son fils, quelques instants au glaive meurtrier ». Le jeune homme étudiait au collège d’Harcourt, sous le nom de Trophime. Un étranger se présente à lui « revêtu des insignes de la grandeur et frappé d’une sombre tristesse ». Cet étranger le contemple tendrement, l’interroge et, satisfait de ses réponses, lui ouvre les bras. « Je suis ton père ! »

Louis XVIII n’avait pas nommé lui-même les titulaires de tous les sièges vacants. Il en avait abandonné certains à l’élection des académiciens, bien sûr qu’ils ne voudraient faire aucune peine à leur Protecteur. On vota « en toute liberté », ce qui permit à un plaisant de déposer des bulletins aux noms de Molière et Jean-Jacques Rousseau, les grands oubliés de l’Académie.

Durant les Cent jours, Napoléon nomma au moins deux académiciens, Aignan et le poète Baour-Lormian. L’empereur repartit avant la réception de ce dernier. Baour-Lormian n’entra pas alors à l’Académie. Pourtant, il serait devenu avec facilité adulateur de la royauté. N’a-t-on pas écrit, de son temps : « M. Baour peut revendiquer le premier rang parmi les poètes louangeurs… Sa muse change et flétrit tour à tour au gré du destin ; elle n’attend point de lauriers, elle sollicite des pensions ».

Cependant, il ne dédaignait pas la satire. Et c’est ainsi qu’il fit ce quatrain sur Écouchard Lehrun :

Fidèle au mauvais goût comme à sa chambrière.
Il vécut et mourut de lui seul vénéré ;
Et durant soixante ans l’honneur lui fut sacré
À peu près comme la grammaire.

À quoi Écouchard, maître dans le genre, riposta par ce distique :

Ci-gît le Tasse de Toulouse.
Qui mourut in-quarto, puis remourut in-douze.

Baour-Lormian était si dormeur qu’on l’avait surnommé Balourd Dormant.

10 novembre 1938.