L’étrange destin de Jacques de Liniers,
comte de Buenos-Aires


Histoire étonnante que celle de ce comte de Buenos-Aires, Français amené par les circonstances à se constituer le dernier défenseur de l’Espagne dans l’Argentine insurgée contre la métropole. Destin hors série, s’il en fut.

Personnage au-dessus de la commune mesure, Jacques de Liniers, comte de Buenos-Aires, a été un de ces êtres prédestinés que paraissent susciter ou plutôt projeter devant eux les grands drames de l’histoire pour être à leur hauteur et pour cristalliser autour de certains noms tout le romantisme d’époques fiévreuses.

Liniers apparaît encore dans l’histoire comme le symbole ou la personnification d’une vertu vénérée, mais peu pratiquée : la fidélité sans défaillance au devoir, même quand ce devoir apparaît d’une noblesse ou d’une utilité douteuses.

Cet homme n’est pas connu comme le mérite sa mémoire. Un livre de MM. Max Dorian et F. de Vaux de Foletier vient de paraître qui met en lumière cette belle figure.

Cadet d’une famille de neuf fils, ayant choisi le métier des armes, il avait fait son apprentissage dans l’ordre de Malte, puis était passé dans le régiment de Royal-Piémont, commandé par le baron de Talleyrand.

À vingt ans, Jacques de Liniers s’ennuyait à Carcassonne, où le régiment tenait garnison. Des armements se faisaient en Espagne contre la Régence d’Alger. C’était la promesse de belles aventures. Un mot de démission à M. de Talleyrand, embarquement sur une frégate de Carthagène : voilà notre Liniers lancé dans l’armée espagnole. D’autres Français s’y trouvent : un duc de Crillon, un prince de Rohan, dont Liniers devient aide de camp.

La campagne contre les Barbaresques finie, le jeune homme ne consent pas à abandonner l’aventure. Il bâcle des études maritimes. Puis, enseigne de frégate, il cingle du côté des Indes occidentales où Portugais et Espagnols se battent.

Par la suite, il prend part à la tentative esquissée par la flotte espagnole pour aider contre l’Angleterre, et de concert avec la France, les colonies de l’Amérique du Nord en révolte. Le vaisseau manque de sombrer. Notre enseigne mate un début de mutinerie, sabre au poing, puis écrit à son frère : « Si nous arrivons, tu recevras cette lettre par le courrier ordinaire. Mais si notre destinée est d’être la pâture des monstres marins, je prie celui dont je ferai le repas de prendre la route de la Seine, pour te l’envoyer par la petite poste ».

Les voyages reprennent, l’apprentissage se complète. Liniers parvient enfin à Buenos-Ayres, où l’attend son destin. Il a 35 ans, il est capitaine de vaisseau, il s’appelle maintenant don Santiago Liniers. On le nomme gouverneur par intérim de la province des Missions.

La guerre règne entre l’Espagne et l’Angleterre. Du reste, on se bat partout dans le monde, parce que le dieu de la guerre règne en France. Le 24 juin 1806, une colonne anglaise s’empare de Buenos-Aires par surprise. Si paradoxale que paraisse cette affirmation au premier abord, ce fut le début de la fortune pour notre homme.

Le vice-roi espagnol l’avait tenu à l’écart. Liniers n’avait pas participé à la défense de la ville. Non compris dans la capitulation, il n’a pas juré de garder la paix à l’égard de l’Angleterre. D’autre part, le vice-roi, qui a fui honteusement, est mal vu. Liniers se rend à Montevideo où il expose un plan. On lui donne le commandement des troupes. Pauvres troupes en vérité. En hâte, mais avec méthode, il rassemble les éléments que peuvent fournir les provinces voisines. Il se constitue une armée de 1,300 hommes, bien composée, bien encadrée. Le 2 juillet, il sort de Montevideo à la tête de ses soldats. Il jure qu’il vaincra.

Le 12 août, la petite armée, grossie en route de volontaires nombreux, donne l’assaut à Buenos-Aires. La bataille est rude. Le soir, Liniers reçoit la capitulation de Beresford, le général anglais.

Le bruit de cette victoire se répand dans les colonies. Liniers devient héros du soir au matin. Si bien qu’on le force à accepter la dictature militaire.

Il en profite pour renforcer l’armée, car il prévoit le retour des Anglais. En effet, ceux-ci reparaissent en février 1807 et s’emparent de Montevideo. Ils n’osent, toutefois, s’attaquer à Buenos-Aires.

Au début de juillet, ils s’y décident, forts de 10,000 hommes. Liniers se porte à leur rencontre, mais ils refusent la bataille en rase campagne. Don Santiago Liniers se replie sur sa capitale, ayant conçu un plan hardi.

Quand les Anglais se présentent devant Buenos-Aires, aucune résistance ne les arrête. Sur plusieurs points à la fois, ils pénètrent et s’avancent dans la ville où règne un silence de mort. Arrivés au centre, sur la Plaza Major, ils entendent un coup de feu. Aussitôt, une énorme clameur s’élève de partout. De chaque fenêtre, de chaque ruelle, des rafales de mitraille déferlent sur l’envahisseur. La ville se met à cracher la mort. Les Anglais veulent résister, ils s’acharnent ; mais leurs cadavres s’amoncellent dans les rues. Ce qui en reste se replie et, le lendemain, Liniers impose ses conditions : les Anglais évacueront complètement avant deux mois le Rio de la Plata ; ils laisseront des otages comme marque de leurs bonnes intentions.

Débarquant en Angleterre, le commandant anglais des troupes d’assaut, Whitelock, passe en conseil de guerre, où il perd son emploi et est déclaré « totalement incapable de servir Sa Majesté en aucun poste militaire ».

Bien différent, le sort qui attend Liniers. Un long cri s’est élevé à Buenos-Aires et dans toutes les provinces : « El Reconquistador ! El Reconquistador ! » Le titre reste à Liniers jusqu’à sa mort. La légende s’est emparée de lui. Superstitieusement, on croit qu’il possède des attributs hors du naturel. Liniers est l’égal des Cortez, des Pizarre, des Almagro. La cour de Madrid le comble d’honneurs : il devient chef d’escadre, vice-roi, gouverneur et capitaine général de toutes les provinces du Rio de la Plata.

Mais Napoléon poursuit la conquête de l’Europe. Le voici en Espagne. À Buenos-Aires, on voit les Français d’un mauvais œil et l’on est tenté d’oublier les services du reconquistador, bien qu’aucun geste n’autorise à douter de sa fidélité. Le vice-roi va jusqu’à recevoir avec une froideur glaciale, et en espagnol, l’envoyé de Napoléon, Sassenay, ami d’enfance de Liniers. (Napoléon l’avait choisi à cause de cette qualité.) Liniers entend toutefois rester neutre.

Un intrigant de Montevideo en profite pour pêcher en eau trouble. Il déclare la guerre à Napoléon ! Puis dresse sa ville contre Buenos-Aires. Il y réussit d’autant mieux qu’il vient d’arriver chez lui un envoyé de la junte de Séville, fidèle aux Bourbons d’Espagne. Mais, après s’être appuyé sur le loyalisme, Elio de Montevideo fait volte-face et transforme son mouvement qui tend désormais vers l’indépendance.

Suivent de sombres micmacs, où Liniers s’accroche fidèlement à sa loyauté envers ses maîtres espagnols, dont la cause est perdue dans l’Amérique latine. Il en est mal récompensé. De Montevideo, on le fait passer pour tiède (il n’a pas voulu déclarer la guerre à Napoléon !). Si bien que la junte suprême lui enlève la vice-royauté et lui fait une retraite dorée, en lui conférant le titre de comte de Buenos-Aires, avec pension de 100,000 réaux. Le peuple de Buenos-Aires lui offre de se révolter, sous ses ordres. Il refuse ; malgré l’ingratitude de l’Espagne, il lui sera fidèle, il ne trempera pas dans la révolution. Liniers s’en va en exil. Il s’enfonce dans les Pampas, — où les gauchos reçoivent magnifiquement le héros de la Reconquista, pour se réfugier à Cordoba.

La révolution gronde à Buenos-Aires. Cisneros, successeur de Liniers, est débordé. Faisant taire son amour-propre, il envoie un courrier au comte de Buenos-Aires, porter un appel éperdu.

La cause est désespérée, l’Espagne a agi brutalement avec le Français qui avait pourtant sauvé sa colonie. Malgré tout, Liniers ne songe pas à résister, il ira vers son destin.

Cordoba n’adhère pas à la cause révolutionnaire. Liniers y recrute un semblant d’armée, puis se met en marche. Son plan consiste à réunir en route toutes les forces des provinces, depuis Montevideo et le Paraguay, jusqu’au Haut-Pérou. Des messagers partent pour toutes les vice-royautés encore fidèles. Le génie militaire et organisateur de notre homme peut encore sauver le régime espagnol.

Mais il est mal secondé, trahi de toutes parts. Il s’obstine et l’aventure se termine dans un guet-apens. Liniers est fait prisonnier par les révolutionnaires, qui le fusillent, ainsi que toute son escorte.

Ferdinand VII, remonté sur le trône d’Espagne, reconnut la grandeur du héros, en ajoutant à son nom celui de comte de Lealtad, c’est-à-dire de la Loyauté. (On a la coutume en Espagne de ces titres de noblesse : duc de la Victoire, prince de la Paix…) Mais les descendants de Liniers ne portent maintenant que le titre de comte de Buenos-Aires.

En 1862, la reine Isabelle recevait solennellement, sur les quais de Cadix, les restes de Liniers qui furent portés au Panthéon.

19 février 1938.