Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 15-24).

Duc, maréchal de France et capucin

Les époques troublées révèlent, à eux-mêmes et au monde, des hommes hors de la commune mesure. Ainsi en a-t-il été, en France, pendant l’ère des guerres religieuses. Et, dans ce temps calamiteux (comme écrivait le féroce poète d’Aubigné), peu de personnages ont connu un destin aussi étrange que cet Henri de Joyeuse, duc, maréchal de France, capucin, grand-père de Mlle de Montpensier (la Grande Mademoiselle), dont l’autre grand-père fut Henri IV.

Les aventures de ce grand seigneur guerrier devenu moine n’ont rien de banal, on l’imagine sans peine. Cherchons-en les péripéties dans le livre que lui a consacré Jean Cruppi.

Avant de trouver dans le cloître, écrit notre auteur, un abri définitif contre le siècle et contre lui-même, Du Bouchage (il était comte du Bouchage) a pu s’égarer dans l’erreur et céder à l’orgueil, jamais aux passions viles. Sa vie est belle, malgré tous ses détours, par l’unité de ses efforts vers Dieu. Il fut un de ces coureurs d’idéal, huguenots ou ligueurs, cœurs profonds, fidèles à leur foi, qui ont préservé la flamme et transmis le flambeau. Parmi eux, il méritait une humble place que l’histoire ne lui a pas accordée.

Il avait de qui tenir. Son père, Guillaume de Joyeuse, dès avant la prêtrise, avait été nanti de l’évêché d’Alet et il vivait, pieux et austère, à l’ombre de sa cathédrale, quand la mort de son frère aîné le laissa seul rejeton mâle de sa maison. Avec l’assentiment de Rome, il quitta la crosse pour l’épée et devint lieutenant-général en Languedoc, charge qu’avait exercée son frère. Guillaume épousa Marie de Batarney, nièce du connétable de Montmorency et, par conséquent, alliée à la famille royale.

L’enfance d’Henri de Joyeuse se passa parmi le tumulte de la guerre civile, où son père était engagé à fond, côté catholique et monarchiste. Le spectacle de tant d’horreurs ne donnait au jeune homme que dégoût des querelles humaines. Brillant élève, il gardait précieusement un secret que sa mère seule partageait. Quand il en fit part au père de la Hocque, gardien du couvent des Cordeliers où il désirait entrer à titre de novice, le religieux lui répondit :


« Prenez garde ; ceux qui se viennent cacher sous nos habits à l’âge où vous êtes, sont des fuyards qui craignent le péril. Pour quitter le monde avec mérite, il faut l’avoir connu ; et, pour le vaincre, il est nécessaire d’en venir aux mains avec lui. »


Henri, peu convaincu, méditait de s’enfuir en un couvent de l’Ombrie, quand son père, mis au courant, l’expédia avec ses frères Anne, Scipion et François au collège de Navarre, à Paris. Les jeunes du Bouchage y connurent un cadet de Gascogne, Novaret de Lavalette, futur duc d’Épernon. Lavalette et l’aîné des Joyeuse ne s’attardèrent pas au collège, ne rêvant que plaies et bosses.

Henri poursuivait de brillantes études. Ses progrès en philosophie étonnaient et des docteurs venaient de divers collèges pour discuter avec lui. Mais son frère Anne l’appelait bientôt à la cour et Henri, fort attaché à son aîné, ne résista pas, tandis que François restait au collège, où il devait prendre le grade de docteur en droit canon (il fut plus tard cardinal).

Sa piété, ses mœurs sévères dans un tel milieu firent l’étonnement et bientôt la conquête d’un roi (Henri III) qui s’entendait à approuver le bien et à suivre le pire.


Faible, débauché, Henri III s’abîmait souvent en orgies de remords et de pénitence. Ayant la surprise de voir Henri de Joyeuse vivre à la cour tout en maintenant la dignité de sa conduite et l’ardeur de sa piété, le roi le prit pour confident de ses aspirations religieuses.

Il le fit, à seize ans, grand maître de la garde-robe. Joyeuse s’acquitta de ses fonctions avec aisance.

Henri de Joyeuse alla guerroyer quelque peu contre les huguenots. Puis il fut entraîné dans l’apothéose de son frère, qui épousait la demi-sœur de la reine. Les dépenses de ses noces extravagantes scandalisèrent Paris, rongé par le fisc. Anne devint duc ; son père, maréchal de France ; son frère Scipion, gamin de seize ans, grand prieur de Toulouse et François, archevêque de Narbonne.

Mais Henri se faisait de plus en plus austère et on le voyait fréquenter assidûment le couvent des Capucins. Anne craignait que son frère ne méditât de reprendre son ancien dessein. Avec le roi, il complota de le marier à la sœur du duc d’Épernon, Catherine de Lavalette. Le roi fit si bien qu’Henri ne put refuser, bien qu’il n’eût jamais vu sa future.

Catherine et Henri furent surpris de s’aimer. L’une avait quinze ans, l’autre dix-huit. À la cour, on les considérait comme de « parfaits amants » et l’on croyait Henri définitivement converti au monde. Ils s’installèrent faubourg Saint-Honoré, dans une maison modeste, joignant le jardin des Capucins. Les religieux avaient permis à Joyeuse d’ouvrir dans leur muraille une porte communiquant avec le couvent. L’apprenant, le roi fit ouvrir une porte dans les Tuileries pour avoir accès aux Capucins.

La vie d’Henri de Joyeuse et celle de sa femme devinrent presque monacales. Quand ils pouvaient s’échapper de la cour, ils se livraient aux exercices de la plus stricte dévotion. Henri disait tous les jours le bréviaire.

Le roi s’attachait à Henri de Joyeuse comme à la planche de son salut spirituel. Il le comblait de faveurs, le faisait chevalier du Saint-Esprit, gouverneur de l’Anjou et du Maine, puis de la Touraine et du Perche. Henri combattait Condé et faisait à Brouage grand massacre de huguenots.

Une fille lui naissait, précisément au retour de cette expédition. Loin de l’attacher au monde, cet événement sembla le plonger de plus en plus dans la vie monastique. La nuit, à l’heure de matines, il allait au chœur chez les Capucins et suivait avec eux l’office. Un jour, Henri se décida à demander à sa femme une séparation qui lui permettrait d’entrer au couvent.

L’épouse, la mère surtout, s’affola. Ne pouvaient-ils vivre ensemble aux pieds du Christ ? Le jeune ménage adopta une vie pour ainsi dire conventuelle. Leur train de maison était celui des grands seigneurs. Mais, dans l’intimité, il était celui d’un couvent et gentilshommes, pages, écuyers devaient se soumettre à cette règle.

Le 10 août 1587, Catherine mourait, à l’âge de 22 ans. Un mois après, au cœur de la nuit, Henri de Joyeuse quittait son hôtel pour se rendre au couvent des Capucins, de l’autre côté du jardin. À la lueur des flambeaux, il revêtit la bure et reçut le nom d Ange. Anne et Henri III eurent beau, le lendemain, tempêter à la porte des Capucins, frère Ange resta à la cuisine où, disait-on, il lavait la vaisselle à la perfection. À quelques jours de là, le roi écrivait à « mon frère Ange », lui demandant une règle assurée pour suivre la vertu.

Les événements se précipitaient. Anne de Joyeuse, ce jeune général de vingt-sept ans qui avait failli battre le futur Henri IV lui-même, se faisait tuer à Coutras. À cette nouvelle, grande joie chez les huguenots, particulièrement en Languedoc. Montmorency sortait de Revel, au pied de la montagne Noire, et allait battre Scipion de Joyeuse, grand prieur de Toulouse.

Vint la journée des Barricades, où le duc de Guise, s’il n’avait tergiversé, aurait pu renverser le roi, mais qui n’eut d’autre résultat que d’affoler celui-ci. Henri III s’enfuit à Chartres. Le provincial des Capucins, le père Bernard, y vit une faute politique qui pouvait nuire irrémédiablement à la Ligue, c’est-à-dire au parti catholique. Il résolut d’aller supplier le roi de rentrer dans sa capitale et, à cette fin, de se faire accompagner de frère Ange.

Frère Ange n’aspirait qu’à la solitude la plus absolue : celle du couvent ne lui suffisait pas. « Désir orgueilleux », rétorquait son supérieur, qui l’amena avec lui.

Bernard et Ange ne réussirent pas dans leur mission. Mais le roi résolut de se les attacher et il les emmena avec lui à Blois où il allait se fixer.

Ils y étaient lors du meurtre du duc de Guise, qui réjouit tous les Ligueurs, et aussi quand fut assassiné le cardinal de Guise (toujours selon les plans du roi), ce qui déplut fort. À Rome, le cardinal de Joyeuse, un « moins de trente ans », s’employait à amortir le coup de ce dernier meurtre. Il y réussit d’ailleurs.

Henri de Joyeuse, mêlé à tous ces événements, obtint enfin de passer en un coin de l’Italie. Il s’en alla à Florence, puis à Venise étudier la théologie.

La France ne s’apaisait pas. Le jacobin Jacques Clément assassina Henri III dans Paris. Bientôt, Henri IV s’emparait de la couronne, mais une bonne partie du royaume continuait à le combattre, particulièrement le Languedoc, où les Joyeuse (le vieux maréchal, le duc Scipion et le cardinal François rentré de Rome) régnaient en maîtres absolus. Montmorency les combattit et, un beau jour, à Villemur, il défit Scipion qui perdit la vie au cours de la bataille. Toulouse était en danger, d’autant plus que le vieux maréchal de Joyeuse venait aussi de trépasser.

Le père Ange (il avait prononcé ses vœux) y était arrivé depuis quelque temps, appelé par son frère l’archevêque.

À la nouvelle du désastre de Villemur, les magistrats, les parlementaires et les nobles fidèles à la Ligue se précipitèrent chez le cardinal lui demandant de prendre le commandement des troupes. On ne concevait pas la lutte sans un Joyeuse. François « s’excusa sur sa profession et déclara en outre qu’il n’avait jamais conduit une armée ». Quelqu’un s’écria : « Donnez-nous le père Ange ! » Le bruit s’en répandit dans la ville et, bientôt, le peuple assiégeait le couvent des Capucins.

Les théologiens déclarèrent que, vu le danger où la ville était de tomber dans l’hérésie, le père Ange devait sortir de religion. Tourmenté entre sa passion pour la solitude et le désir de maintenir les traditions de sa famille, Ange y consentit, se réservant le droit de reprendre la bure.

Le père Ange, redevenu Henri de Joyeuse, prit le titre de duc, vacant depuis la mort de Scipion. Montmorency et Henri IV lui-même éprouvaient des inquiétudes, ayant été sûrs du triomphe en Languedoc. Un autre Joyeuse allait rallier toute la province et l’on savait que le cardinal et Henri, ces deux prêtres, n’accepteraient pas Henri IV tant que le pape n’aurait pas ratifié la réconciliation. Le roi abjura et la plupart des évêques se rallièrent, mais les Joyeuse ne se contentaient pas de si peu. Cependant, Henri avait conclu une trêve avec l’adversaire et il vivait en famille, sa mère et sa fille l’ayant rejoint.

Le cardinal partit pour Rome où, avec d’Assot et du Perron, il obtint l’absolution d’Henri IV. Cela prit de longs mois.

Assez pour que les choses se gâtent à Toulouse. Henri IV envoya une véritable ambassade en cette ville, chargée d’y négocier avec Joyeuse de puissance à puissance. L’abbé de Villeloin, chef de l’ambassade, se rendit au Parlement qui décida de déléguer des « personnes de qualité » pour traiter avec le roi de Navarre et, en même temps, de mettre le cardinal de Joyeuse, toujours à Rome, au courant des négociations. Villeloin retourna à Paris peu satisfait et Henri IV le renvoya à Toulouse avec une lettre fort sèche. Le Parlement accueillit mal cette lettre et Joyeuse aussi. Il allait se rapprocher du parti extrême auquel sa famille s’était toujours opposée. Il fit adopter, par les États, des articles où l’on exigeait des assurances du roi « nouveau converti ». D’abord, on ne voulait pas de Montmorency comme gouverneur.

On semblait avoir trouvé un compromis, quand Montmorency commit la maladresse de faire décider à Béziers par les États favorables à Henri IV que le gouvernement du Languedoc lui resterait en entier. D’autre part, un nouveau négociateur du roi manqua de sang-froid. On apprit bientôt à Toulouse qu’Henri IV acceptait les articles des États, sauf ceux qui intéressaient Joyeuse, auquel le roi offrait, en guise d’aumône, le chapeau de cardinal.

Le duc, écrit le biographe, repoussa d’un geste méprisant le cadeau et se jeta dès lors avec emportement dans les actes les plus discutables de sa vie. L’homme avait 30 ans ; il était en pleine sève. Dans les actes qu’il accomplit pour obliger Henri IV à céder, à le satisfaire, il y avait tout ce qui compose la passion des hommes et leur faiblesse, l’ardeur du sang, l’orgueil, les vieilles haines, tous les frémissements d’un ambitieux déçu qui voit triompher ses rivaux.

Joyeuse répondit au roi par une déclaration de guerre. À Toulouse, comme le Parlement était passé au parti du roi, Joyeuse le chassa.

Le duc de Ventadour et le maréchal de Martignon se disposèrent à marcher contre la ville. Joyeuse s’y mit en bon état de défense et les généraux du roi n’osèrent l’attaquer.

Peu de temps après, Rome accordait l’absolution au roi, qui signa enfin un traité avec Joyeuse. Celui-ci devenait maréchal de France, lieutenant général de Toulouse, gouverneur de Narbonne, etc.

On le vit ensuite mener un train d’un faste inouï. En 1597, sa fille épousait un Bourbon, le duc de Montpensier. Devenue veuve, elle devait épouser Charles de Lorraine, duc de Guise.

Le mariage célébré, on vit Henri de Joyeuse redevenir tout grave. Décidé à redevenir le Père Ange, il en informa le roi qui, incorrigible, s’écria : « Notre paix est assurée, puisque nos capitaines se font moines ».

Entré au couvent des Capucins de Paris, le père Ange était ensuite envoyé à Toulouse et, bientôt, obtenait de passer encore une fois dans sa chère Italie. Il entra à Rome les pieds nus, un cierge à la main. Il en ressortit pour aller à Venise, où il avait jadis étudié, afin d’apaiser un conflit entre le pape et le doge. Comme il rentrait en France, il mourut subitement, à Rivoli. Porté par deux mulets « bardés de blanc », accompagné d’une escorte de cavalerie et du duc de Savoie à pied sur une longue distance, Ange-Henri de Joyeuse rentra définitivement à Paris.

Plus tard, le père Joseph, « éminence grise » de Richelieu, demanda à être enterré aux pieds du père Ange.

27 décembre 1942.