Histoire véritable de certains voiages périlleux et hazardeux sur la mer/6

AUTRE VOYAGE

fait au Perou, ou il ſe void la
violence d’un coup de vent appelle[1]
Houraquan, avec les périls
que paſſent ceux qui le
rencontrent.



DVrant que les preparatifs d’une armee navale ſe dreſſoient en Brouage, faiſant bruit d’aller faire un voiage en Flãdres, qui neantmoins ne tendoit que ſur la ville de la Rochelle, ainſi que depuis l’experience nous le f‍it voir : il s'arma & accommoda beaucoup de vaiſſeaux en intention dudit voyage, incogneu à la pluſpart de ceux qui s’y employoient, leſquels trompez en leurs deſſeins, apres pluſieurs deſpenſes exceſſives taſcherent de les recouvrer ſur quelque voyage lointain, pendant que les autres nous viědroiět attaquer en cette ville. Ie di nous, pource que je me jettay ( voyãt les feux allumez en ce Royaume par pluſieurs meurtres execrables qui s’y commettoyent) dans ladite ville de La Rochelle, ou je demeuray tout durant ledit ſiege commandãt à une compagnie de gens de pied eſtrangers, ou je fu dix mois renfermé premier qu'en partir : durant leſquels il ſe fit d’auſſi beaux exploits de guerre de part & d’autre, que peut eſtre en ville qui aye jamais eſtè attaquee en France : Cependant nom la laiſſerons-là pour continuer le diſcours entreprins. Advint donc que durant ledit temps, qui fut au mois de Septembre de l’an mil cinq cens ſoixãte & douze, M. d'Ouartis Gentil-homme de Picardie, n’ayant qu’une jambe et l’autre de bois, avoit une galliote du port de quarante tonneaux ou environ laquelle il ſe reſolut envoier aux Canibales, voyage de quatorze ou quinze mois ; & pour ce faire en ayant communiqué avec mõſieur de Stroſſi, lors Colonnel de l’infanterie Françoiſe, voulut en eſtre l'avitailleur: & de fait apres avoir eſté munie de toutes ſortes vivres neceſſaires audit voiage fut armee de quarante hommes tant ſoldats que mariniers, commandez par un Capitaine de Feſcamp nõmé le Capitaine Maillard, ayant pour ſon Lieutenant le ſieur de la Fontaine Gentilhomme de Picardie : & ayãt prins outre leurs vituailles pout la valeur de quatorze cens eſcuz de marchandiſe, comme draps, toiles, couteaux, poignars & autres quincaillerie dont ils penſoient traf‍iquer avec les habitans deſdicts Canibales, & fournis de toutes choſes, ſe trouve preſte à faire voile le vnzieſme jour dudit mois de Septembre 1572 qu’ayant prins leur route, & portant le cap de leur navire autrement la prouë à Oueſt, eurent cognoiſſance de la coſte de Barbarie pour la premiere terre, au droit le Royaume de Fez : devãt laquelle trouverenr un navire Portugais du port de ſoixante à quatre vingts tonneaux ; l’equipage duquel ayant deſcouvert ladite galliote ſe met en deliberarion de l'enlever, & de fait s’en vindrent a pleine voile aborder ladite galliotte où il fut receu d’une autre façon qu’il n’efperoir, & que trompé au marché qu’il avoit fait, il s’en falut deſdire par la perte du navire, qui fut prins par le Capitaine Maillart & emmené à bien cent cinq cinquante lieuës de la en une iſle nommee Lancelote apartenant au Roy d'Eſpaigne, ou il vẽdit ledit navire, & en receut en payement des cuirs, du vin, de la viande,& des f‍igues, avec quelque argẽt. Et apres cela, cõtraints du mauvais temps, f‍irent voile tenant la roure du Perou, apres avoir laiſſé un cable & une ancre, & continuerẽt tellemẽt leur chemin qu’ils f‍irent cinq cẽs lieues premier que parvenir a aucune terre ; dont la premiere fut une terre au Perou, dans laquelle entre la riviere de Lore, laquelle ils coſtoyerent quelque tẽps, & juſques à ce qu'ils arriverent à une iſle nõmee des Laiſards, qui contient environ quatre lieuës de long, dont le Capitaine & ſoldats furẽt tous reſiouis ſous l’eſperance qu’ils avoient de trouver de l’eau douce, dont ils avoient beſoin : mais pied à terre qu’ils eurent, furent quelque eſpace de temps ſans rien trouver, fors une grande quantité de laiſards, gros comme ſeroit un enfant d’un an, gris de couleur, deſquels ils tuerent et mangèrent, & les trouverent fort bons. Et apres avoir obſservé la façon deſdits animaux, remarquerent que leſdits laiſards gravoientdans des arbre y mãger d’une eſpece de fruict ſemblable à nos meures, le bout deſquels arbres coupé eſtoit rouge comme bois de Bref‍il : & apres que leſdicts animaux avoient mangé, ſe retiroient ſous nombre de pierres qui eſtoient là pres : dont ils recueillirẽt que il y pourroit avoir de l'eau ou ils aloient boire : & sur ceſte opinion commencerent a remuer ces pierres ſous leſquelles ils ne faillirent de trouver une fontaine, dont ils prindrent quelque barique d’eau, ſans trouver que manger en ladicte iſe, fors une eſpece d’oiſeaux, gros comme cormorans ou poules, gris de couleur, qui ſur la nuct vennoyent en ſi grande quantité ſur ceux qui eſtoiẽt a terre, que ils avoient de la peine a s’en defendre avec eſpees & baſtons, en en faiſant quelquefois tomber ſur la place trois ou quatre cens, ou plus, dont ils mangerent & emporterent dans leur navire. Et apres laiſſans ladite iſe des laiſards, ſnglerent environ trois cens lieuës de traverſe, juſques a ce qu’ils rencontrent une terre apellee la Dominique, qui eſt une terre des Indes a vau le vẽt, de la Gardeloupe, qui eſtoit une rade qu’ils cerchoiẽt, où tous les navires qui viennent du Perou & des Indes ſe viennẽt rafraiſchir d’eaux pour plus aiſement paſſer le reſte d’un ſi grand voyage : de maniere que s'ils euſſent peu gaigner ledit lieu de la Gardeloupe, ils eſperoient des là parachever leur voyage a leur deſir, en y rencontrant quelque navire venant du Perou. Cependant le malheur les aiant mis hors de leur route, ſur laquelle il eſtoit impoſſible de plus ſe remettre, il falut prẽdre autre reſolution : qui fut que de l’iſle de la Dominique, & la coſtoyant, ils trouverẽt un vaiſſeau a bien un quart de lieuë de terre, de merveilleuſe longueur, comme il leur ſembloit, chargé de nombre d'hommes, habillez de diverſes couleurs : ſurquoi f‍irent jugement que c’eſtoit une gallere garde-coſte : toutesfois l'ayant approchee en intention de l’attaquer ou de s’en deffendre recogneurent que c’eſtoit une efpece de fregate, faite deſcorce d’arbres, dans laquelle y avoit vingt hommes tous nuds & peins neãtmoins de couleur rouge, jaune & autres, leſquels, avec aſſeurance qu’ils prindrẽt de la galiotte, s'en approcherẽt, non toutesfois juſques à bord, mais quelque peu eſlongnez : l'un deſquels vingt hommes eſtãt ſur ladite fregate, eſtoit ſur le devant du vaiſſeau nud comme les autres, aiant ſeulemẽt ſur la teſte un petit chapelet fait de plumes de perroquets, semblable a ceux que lon baille aux mariees en ce Royaume, & dãs ſon bras une rondelle de cuir : qui fait croire que c’eſtoit le chef cette bande, lequel hõme approché qu’il fut, commẽça à crier fort haut, Caſſave patades, qui ſont deux mots ſignifians qu’ils avoienr du pain, & de certaines racines, groſſes come raves ou naveaux : le pain apellé eſtoit de mauvais gouſt, mais les raves eſtoient aucunemẽt bonnes cuites ſous la braiſe ou bouillies dans un pot. Ladite fregate eſtant attachee d'aſſez loin à une corde de la galliotte, les hommes d’icelle jettoient quantité de cette caſſive & patades aux noſtres qui en recompenſe leur donnoient du pain, du vin, & quelque couteaux ; eſſaiant quelquefois de tirer la corde pour les approcher plus pres d'eux : mais s’en appercevans ces tritons quittoiẽt la corde, aimãs mieux faire jetter un homme à la mer pour prendre ce que l'on leur donnoit, que non pas demeurer attachez. Et en cet eſtat ayans continué ce traf‍iq, enf‍in ſe retira ladite fregate à terre, promettans les hommes d’icelle de retourner le lendemain avec de l'or & de l’argent, pour changer avec ceux de la galliotte pour autre marchandiſe : mais quelques uns d'entr’eux recognoiſſant le pays & le peuple le plus deſloyal qui ſoit au monde, fut d’avis que l’on ne f‍it q̃ le moins de ſejour que l’on pourroit. Ie m’oublie de dire que ces hõmes nuds avoient dans leur batteau grand quãtité de poiſſon, qu’ils avoiẽt peſche avec la ligne & le hameçû, gros cõme carpes, plat, fort rouge, & mol au manger; & eſt à preſumer que c’eſtoient peſcheurs de ladite iſle de la Dominique. Apres cela ceux de la galliotte entrerent en une mer fort pacif‍ique, & dlans laquelle il n’y avoit aucunes vagues, ſur laquelle ils naviguerẽt bien quatre vingts lieuës avec bien petit vent d’amont, autrement Nort ou Bize qui les cõduiſit juſques à deux iſles, l’une nommee la Monne l’autre le Momuſque ; eſquelles ils ne voulurent point mettre pied à terre, d'autant que par le raport de ceux qui les cognoiſſoient, elles eſtoienr infructueuſes & deſertes. Partant paſſans outre, s’en allerent reprendre la terre de ſainct Dominique, environ à trente cinq ou quarante lieuës de là, qu’ils arriverenr un matin à l’emboucheure de la riviere dudit lieu, cuidans y faire quelque bonne rencontre : dont ſe voyans privez, s’en allerenr en une iſle appellee la Couue & fainct Iean de Porterique environ a dix-huict ou vingt lieues de ladite riviere, en laquelle ils mirent pied a terre, pour y prẽdre de l’eau dans un eſtang qui y est : mais ils furent eſtonnez que aprochans ledit eſtang, ils virent ſortir d'icelui un Crocodille fort monſtrueux, lequel a la deſpourveuë faillit d'en attaquer aucun d’eux : qui f‍it que l’ayant recogneu coururent a leurs armes, & f‍irent en telle forte qu’ils le tuerẽt à coups de piques & d’arquebus, & laiſſerent ladite iſle, pource qu’ils n'y trouverẽt aucunes cõmoditez & ſi n’y virent aucuns animaux fors de gros maſtins de chiens qui avoient fait des petits dãs le creux d’un arbre, dõt ils prindrẽt deux, & puis ſe rembarquerent. De la Couue & fainct Iean de Porterique s’en allerent au cap de Croix, a bien ſèze lieues de là, devaut laquelle cuidans rader trouſerent qu’il eſtoit impoſſible, a caufe des roches & dangers qui eſtoient autour d'icelle : de maniere que cela fut cauſe qu’ils y f‍irent fort peu de ſejour : & ſans y arreſter paſſerent outre, & vindrent à une iſle eſloignee de vingt-huit lieues de la ſuſdite, appelle la Iomarique, en laquelle ils mirent pied a terre, & y demeurerenr dix-ſept jours, a cauſe qu'ils y trouvverent bois a faire cercles pour renouveller leur futaille, de l'eau, & pour rafaiſchir les leurs des chairs de ſanglers & chevaux, dont il y avoit quantité, ſans toutesfois y avoir onques recogneu aucune creature humaine quoi que l’un de l'equipage de la galliotte, qui m'a raporté celle hiſtoire, nommé le Capitaine Faneuil du bourg de Marennes pres Brouage, m’aye aſſeuré avoir eſté avec quelques uns de ſes compagnons plus de deux lieues en terre, ſans jamais avoir veu en leur chemin, que grand quantité de chevaux & ſangliers eſtans a groſſes troupes : qui voyans ces hommes couroient droit a eux comme s'ils euſſent voulu les devorer : de quoi ayant peur ledit Faneuil & ſa troupe, ſe cãpoient dedans des arbres ou derriere iceux, & les attendoiont avec leurs arquebus. Ils en rẽversoient touſjours quelqu'un qui faiſoit que incontinent le reſte s'enfuyoit. meſme ledit Fanueil m'a dit avoir tué deſdicts chevaux en ſa part juſques a neuf des plus beaux qu'il euſt jamias veu : dõt l'un d'iceux, de poil cendré avoit eu autresfois le pied paré, & le crin coupé : qui fait croire qu'autrefois ladite iſle avoit eſté habitee d'Eſpagnols, ou autres nations. Dans ladite iſle y avoit aussi grande quantité de perroquets, dont ils tuoient ordinairement, & et en mangeoient qu'ils trouvoient aſſez bons. Il ſe trouva auſſi en ladite iſle lors qu'il eurent mis pied a terre pour y cercher du bois à faire quelques cercles a relier leur futaille, une choſe eſrange, aſſavoir un ſerpẽt d’une merveilleuſe groſſeur & comme ſeroit la cuiſſe d’un homme, long à merveille, lequel eſtoit monté dans un arbre aſſez bas pour manger du fruit qui y eſtoit. Le charpentier qui avec ſa coignee eſtoit a terre pour recognoitre les bois dont ils avoient beſoin avec ladicte coignee en donna trois coups ſur ledit ſerpẽt, qu'il le coupa au travers & le fit tomber ; dont les aſſiſtans efpouvantez de l’ouverture de la gueule d’iceluy qui abayoit pour en manger quelqu’un s’il euſt peu le quitterent, & vindrent en un rocher illec pres, ou ils baſtirẽt un four, dans lequel ayant mis le feu ; tumba un ſerpent gros comme le bras & long d'une braſſe & demye, qui y bruſla. Ils virẽnt auſſien ladite iſle des tortues & non d'autres oiſeaux. Ils peſcherent auſſi contre le pied de quelques arbres qui eſtoiẽnt dans la mer, des huiſtres fort groſſes, & bonnes. & pour la fin, apres avoir accomply leurs dix-sept jurs, ſe rẽmbarquèrent tous : & mettans à la voile allerent trouver le Cap ſainct Anthoine qui eſt à cinquante ou ſoixante lieues de la Iomarique : à quoy faire mirent quatre jours. Ledit Cap eſt un lieu & endroit ou touts les navires venãs des Canibales ou de la terre ferme du Perou ſe viennent rader pour ſe rafraifchir d'eaux, & de tortues qui y font d'extreme grandeur, & en grand quantité pour de là aller cacher là Avane qui eſt u ne iſle ou tous navires võt païer la douane ou tribut du Roi d'Eſpagne, qui eſt a quelque douze lieues du cap, pour dudit lieu de la Avane aller ſortir par le Canal de baſme cercher les vents d'aval, pour les retourner en Eſpagne. Car en tous voyages allant juſques là, il ne ſe trouve que vẽts d'amont ; ſavoir Nord, Nordeſt & Eſt, qui font vents de Biſe : & ne ſe treuvẽt les vẽts d'aval (qu'en France l'on apelle Galerne ) que dans ledit canal. Ainſi donc nos nautonniers de la galliote la galliote garderent quelque temps le cap, courant tãtoſt ſur une bande, tantoſt ſur l'autre, en attendant que quelque navire venant de ladite terre du Perou ſe viendroiẽt bruſler à la chandelle : mais ils y perdirent tẽps, qui ſcandaliza grandement l'equipage murmurãs contre leur Capitaine, lequel ils accuſoient de trahiſon pour ne les avoir conduits comme il eſtoit entreprins â la Gardeloupe ; ains faiſant fauſſe route, les avoit emmenez au cap de ſainct Antoine, d'où ils n'eſperoient aucune choſe. Cependant le Capitaine Maillard ſcrueut tellemẽt les meſnager qu'il les appaiſa ſur l'aſſeurance qu'il leur donnoit que en peu de jours il ſe preſenteroit quelque bonne occaſion. En ces termes il les retint donc quelques jours, faiſant comme le Medecin, qui traittant un febricitant quelquefois luy arreſte partie de l’exces par ſon medicament ; mais ſa berte perdue, la fievre d’ordinare que elle eſtoit, quelquesfois ſe convertit en frenaiſie, ſi l’on ne donne au patient partie de ce qu’il demande quelque dõmageable qu’il ſoit : Ainſi nos mariniers la remonſtrance de Maillard perdue, recommencerent leurs murmures contre luy, jutques à vouloir lui impoſer les mains s’il ne les retiroir de ceſſe mer, & qu’il ne les retournaſt en France. La deſſus toutes les harangues de Maillard ne ſervoiẽt de rien ; quoy qu'il leur miſt devant les yeux que s'ils hazardoient en ceſte ſaiſon-là de ſe mettre à la mer, ſans doute ils trouveroient le coup du vent appelle Houraquan qui les feroit tous perir. Or cet Houraquan eſt un tourbillon de vent qui ſe rencontr és contrees de delà, quelquefois de deux en deux ans, lequel eſt ſi violent, qu'il s'eſt veu un navire eſtant preſt de terre avoir eſté emporté plus de deux lieues ſur icelle : tellemẽt que ceux qui font tels voyages ſavent fort bien obſerver les temps & la ſaiſon de ſa venue, de peur d'en eſtre rencontrez. Nonobſtant toutefois toutes ces remonſtrances indignez cõtre leur Capitaine, force luy fut de s'accommoder à leur folie, s'il n'euſt voulu ſe mettre en danger de ſa perſonne : & à ceſte occaſion leur accorder de retourner en France. Pour ce faiſe aiant mis à la voile, & ſinglé environ trente cinq lieues pour ſe parer de toutes les terres fermes du Perou & des ifles, entrerent audit canal de Baſmne : dont ſortis qu'ils furent, rencontrerent a main gauche la terre de la Floride, & avec le vents d'aval qu'ils trouverent, fe virent incontinant le travers de l'iſle de la Vermude, à bien quatre cens lieues dudit canal : ou eſtans, & environ le mois de Mars au commencement d'icelui, ne faillirent de rencontrer le coup de vent dõt eſt parlé cy deſſus, appelé Houraquan, tel & ſi impetueux, que l'eſpace de trente ſix heures qu'il dura, il n'y avoit lors piece d'eux qui euſt oſé ſe vanter d'échaper le naufrage : recognoiſſant lors combien leur temerité leur avoit apporté de peril & de dommagé. Ainſi pendant la fureur dudit tourbillon ou coup de vent, il leur fut de neceſſité coupper tous les maſts de la galliotte, jetter à la mer toute leur artillerie , leurs vituailles, quequeſoit la plus grand part d'icelles, tous leurs cofres & autre choſes qui eſtoient de faix pour alleger leur navire, lequel fut tout briſé devant & derriere des coups de mer, qui a tous coups paſſoient dedans, juſques à les accabler : Ayant remarqué & obſervé qu'en douze heures que dura la grande violence de cet orage, ſans que la galliotte euſt aucune voile ne maſt, ils fillerent ſoixante quinze lieues. Voila donques nos opiniaſtres punis ſelon le demerite de leurs fautes ; le plus vaillant deſquels en euſt voulu eſtre quitte pour un bras, encor en euſt-il penſé avoir bon marché, n'ayant recours qu'aux pleurs & lamentations, & s'accuſans d'avoir creu leurs foles fantaſies, & force celii qui les conſeilloit fidelement. Il en avient volontiers touſiours ainſi par juſte punitiõ a ceux qui s'eſgarans de l'obeiſſance deue & promiſe a leur ſuperieur, les forcent à leurs deſraiſonnables volontez. Ainſi nos furieux devenus(comme on dit en commun proverbe) plus ſouples que gands de chevrotin, ne ſe diſpoſoient qu'a la mort, & a faire ordonnance de derniere volonté, juſqu'a ce que Dieu les aians exercez trente ſix heures durant, icelles accõplies fit revenir la mer calme & coye, & laiſſa la vie a nos avanturiers ; leſquels revenus à eux quoy qu'ils ſe viſſent denuez de tous moyens preſque dans leur galliotte pour pouvoir parachever leur voyage ſi malheureuſement commencé : Neantmoins louans & admirans la bonté de Dieu, commencerent a ramaſſer tout ce qu'ils peurent des fragmens de leur bris de navire & les miettes de biſcuit qui avoit reſté dãs icelui tout mouillé, tout trainé, & la pluſpart moiſi & pourri avec une piece de vin demy d'eau ſalee : pour de cela en faire tel meſnagement qu'il fuſt ſuſſiſant de les cõduire en France, reprindrent un maſt qu'ils avoiẽt attaché le long de leur navire, & en firent un d'avirons & de quelques bois reſtez, employans leurs chermiſes & habillemẽs à racouſtrer leurs voiles toutes caſſees & briſees : & en cette façon ſe remetẽt ſur la route de France, ou ils furent pres de deux mois : pendant leſ-quels leur vivre fut ſi frugal que chacun homme n'avoit au matin qu'aſſi gros comme une noix de pain, & deux travers doigt de vin en un verre, & autãt au ſoir : de maniere que cinq de leurs hommes moururent de faim premier qu'arriver en Frãce : autres perdirent les dents faute de manger. Et qui fut le pis ſur la fin il y eut telle diminution de l'ordinaire accouſtmé, qu'ils peſoient avec des balances de bois le pain que chacun devoit avoir : en telle ſorte que vaincus de la faim, la pluſpart de l'equipage comploterent la mort d'un homme d'iceluy, que j'ay fort bien cogneu, nommé Martin Pagen, du bourg de ſainct Iuſt pour le manger, à cauſe que c'eſtoit un gros garçon, & le plus frais encore de la compagnie. Tellement que ſans que Dieu voulut en ordonner d'autre façon, & leur faire voir la terre le jour qu'ils la deſcouvrirent l'execution en devoir eſtre faire le lendemain. Mais ſur la fin du mois de May ils arriverent à Feſcamp en Normandie, auſſi mal menez que furent jamais povres miſerables : la pluſpart deſquels peu de temps apres leur arriveec moururent de mal qu'ils
avoyent enduré, beliſtres, &

ſans avoir faict aucune choſe.
C'eſt le plus ſouvent ce qu'en
rapportent tels voyageurs :
& pour un qui y profite,
cinquante s'y

ruinent.
  1. Ce vent nommé Uracan ſoufle ordinairement au mois d’Aouſt, Septembre & Octobre, és envirõs des Iſles de Navace & Iamayque, à quelque ſix vingts lieues de l’Iſle S. Dominique. Ce mot Uracan eſt un vocable des insulaires lequel ſignifie en leur langue les quatre vents ioints ensemble & ſouflans l’un contre l’autre.